C’est un torrent de boue et d’amour. Côté Boue : l’Occident, la bourgeoisie progressiste, le Woke, la collective dépression, bref, l’Occident, pour Orengo, c’est le déclin, c’est la poubelle, c’est la pourriture ; côté amour : l’Asie du Sud-Est, la Thaïlande, les prostitués du pays, les ladybars, les ladyboys, les Belles de Bars, les punters, les hookers, les Américains, etc. des paysages à la culture ancestrale, un éden, un fantasme, l’art en beaucoup plus fort.

Le torrent ? C’est son style, qui jamais ne languit, qui toujours va de l’avant, à une vitesse et un muscle stupéfiant. Son baroquisme est un ouragan, il vous emporte loin de chez nous. Chez nous ? le pays de Descartes, du classicisme, de la ligne claire, de la tenue, de la retenue, de la rétention. C’est une plongée à forte prolifération à laquelle nous invite Jean-Noël Orengo avec Femmes sur fond blanc. Une plongée thaïlandaise où les lois n’en sont pas, où les blancs sont immoraux, où les prostituées apparaissent comme des déesses venimeuses et alléchantes. C’est une littérature de l’excès, du grand débordement. Une radicalité de perception comme cette pensée sur la vie, sans clair-obscur : « Dessiner ou peindre un cerveau, c’est montrer d’un côté le camp de concentration, de l’autre le film pornographique. Ce sont les deux vrais lobes continentaux de cet organe, et nous oscillons sans cesse de l’un à l’autre. C’est ce qui nous unifie en un seul peuple, c’est ce qui fait de nous des frères et des sœurs quels que soient nos peaux, nos histoires, nos croyances, nos lieux : d’un côté le camp de concentration où l’on torture les êtres qui nous déplaisent ; de l’autre le film pornographique où l’on couche avec ceux qui nous subjuguent. Les gens dans la rue, les inconnus ou les familiers, soit on les désire, soit on les détruit ; soit on les aime, soit on les hait ; soit on les baise, soit on les tue. »

Vous aimez ce passage ? Vous aimerez ce livre. Vous trouvez ça too much ? Passez-votre chemin, ce livre vous brûlera les mains.

L’histoire est une chronique ; celle de Paul Gauguin, peintre contemporain qui vit pour l’art, pour l’Asie, pour les jeunes filles. Il peint, il baise, il contemple. Il peint des jeunes filles, des muses, des inspirations divines, a de sublimes élans créateurs. Le retour à Paris en 2019 fait mal. Il organise une dernière exposition en galerie, mais tout a changé ici : l’art est devenu moral ; l’art est sous étroite surveillance. Le déclin est là, avant tout là.

À lire ce roman, il n’y a pas à dire « c’est bien ou ce n’est pas bien », un lecteur doit suspendre son jugement moral. On est bien heureux qu’un écrivain nous décrive de l’existant, des hommes et des femmes vivants d’aujourd’hui ; on est bien heureux de les voir de près, ces putes, ces mecs qui s’enfuient de France parce qu’ils n’en peuvent plus de leur vie ratée ; on est bien heureux de suivre donc, de près, de très près ce Paul Gauguin à Bangkok, cet esthète de la fange, du crade, de la souillure, du sacré, du beau et de l’extase. Les sentiments nobles abondent dans la littérature française contemporaine. Il est nécessaire d’aller voir du côté de l’honteux, de l’avilissant, de l’inavouable. Nos vies ne sont-elles pas toutes, traversées par de l’ignoble ? Ce miroir fracturé que nous tend Orengo est salvateur ; l’humaine condition se rééquilibre l’instant de la lecture du livre. Nous sommes des humanistes, des gens bien, mais des salops aussi. C’est ce que nous rappelle avec brio un des grands écrivains français d’aujourd’hui.

Entretien avec Jean-Noël Orengo

Vincent Jaury : Pourquoi avoir appelé votre personnage principal Paul Gauguin, comme le célèbre peintre de la fin du XIXe siècle ?

Jean-Noël Orengo : Mais c’est réellement Paul Gauguin ! Je crois que si l’on pense activement à une figure, elle renaît. On peut lire ce roman comme une uchronie en histoire de l’art. Mais c’est autant une réincarnation. Un retour à la carne, la chair. Paul Gauguin ne naît plus en 1848 mais en 1968. Sa vie se déroule entre ce qu’on appelle la révolution sexuelle et la cancel culture, car le roman s’arrête en 2020, au moment du confinement mondial. Il vit en Thaïlande depuis 1995, comme Gauguin s’est installé en Polynésie. Son univers est moins spatial que temporel : c’est la Nuit Thaïlandaise. Je cape, car c’est un nom propre et royal, une sorte de règne ou de dynastie, comme on dirait le Haut Empire, ou bien les Valois. Et dans cette Nuit Thaïlandaise, il y a une aristocratie de rue, une armée de prostituées, de putes, comme on les nomme. Personnellement, je ne les appelle plus ainsi. J’euphémise, j’hyperbolise sans complexe, je blase à l’humeur et aux sentiments. C’est mon côté politiquement ou sexuellement correct. Je les appelle filles ou femmes de la nuit, danseuses, belles de bar, princesses de sang contaminé, mais surtout et d’abord par leur prénom : Tippawan, Chanya, Porn… Leur métier, leur art, leurs peines, leur martyre, leurs joies, leurs fêtes sont indicibles, sauf quand je commence par prononcer Chanya, Tippawan, Porn, et alors se déroulent en rouleaux, en paravents, leurs histoires réelles que je connais bien pour les avoir vécues et entendues. Tippawan, Chanya, Porn… Des milliers de noms brillant de significations labyrinthiques, car ainsi sont les noms thaïs qu’ils conservent affleurante, leur étymologie, tandis que les nôtres, c’est plus abstrait, il faut creuser pour savoir que Lucien vient de lumière par exemple. Et donc mon Gauguin a subi le silence et la haine comme le Paul Gauguin des manuels né en 1848. Car voilà l’une des origines de ce livre : depuis 2017, Paul Gauguin est devenu le symbole de « l’homme blanc fétichisant la femme non-blanche », le symbole de l’artiste criminel se « réappropriant » une région du monde, la Polynésie et par extension les Tropiques, pour en faire son obsession. Et comme il a épousé Tehura, treize ans, il est devenu pour une certaine presse et certains courants dominants, le meanstream universitaire et médiatique, l’archétype du « touriste sexuel pédophile blanc » – manque de bol aujourd’hui, l’écrasante majorité des « touristes sexuels » en Asie du Sud-Est sont indiens, chinois, coréens et japonais –, dont l’art est un alibi pour sa délinquance. Par exemple, le New York Times a titré Is time Got Canceled à propos d’une série d’expositions en Amérique du Nord et en Angleterre durant l’année 2019. En 2017, c’est le magazine Jeune Afrique qui a lancé les hostilités à propos du film Gauguin – Voyage de Tahiti, avec Vincent Cassel et Tuheï Adams, en titrant La pédophilie est moins grave sous les tropiques. Le meanstream, la bourgeoisie universitaire et médiatique le considère ainsi. Ce fut pour moi un sujet de choix mais insuffisant. C’est certes un sujet de choix que la bourgeoisie actuelle, qui a troqué le Christianisme frelaté du XIXe pour le Progressisme et ses prétendues valeurs « inclusives », se focalise sur un artiste mort en 1903, et réduise son œuvre aux circonstances de sa vie. Tehura, personne ne se souviendrait d’elle si Gauguin ne l’avait pas peinte et dite dansNoa Noa, peinte et dite avec amour et respect dans ses toiles et ses pages. Mais c’est insuffisant. La polémique Gauguin s’est vite révélée superficielle, un simple effet de surface par rapport aux histoires à raconter. Si Gauguin est un archétype de quelque chose, c’est celui de l’individu fuyant son continent de naissance, disons l’Europe moderne, l’Europe industrielle et positiviste de la fin du XIXe siècle pour un « ailleurs », qui n’avait de sens que pour lui, certes, l’Européen moderne. Mais ça pourrait concerner n’importe quel être de n’importe quel continent se rendant dans un autre. C’est une illusion constructive, et non une déconstruction illusoire. C’est une quête, un rapport sentimental extrême à la géographie, et à un point précis de celle-ci à l’exclusion des autres. C’est une oscillation sentimentale extrême entre son lieu de naissance, que l’on subit, et celui de sa renaissance, que l’on désire et prémédite. Je ne dis pas que tout le monde l’éprouve, je dis que certains d’entre nous l’éprouvent et que c’est inexplicable, ça se vit, ça se sent. Ce sont d’extrêmes sensations. Gauguin haïssait – car c’est bien de haine qu’il s’agit – son lieu de naissance, pour aimer – car c’est bien d’amour qu’il s’agit – un lieu lointain. Cela n’a rien de positiviste, de rationnel, de réductible à une explication sociologique, ou économique, ou sociale, et encore moins « racialiste », pour parler le contemporain. Gauguin pour moi, c’est devenu comme Stendhal et Œdipe, c’est le nom d’un syndrome, d’un complexe. Quelle chance de donner son nom à une maladie parlant d’amour et de géographie ! Syndrome de Gauguin, et j’espère un jour, après ma mort, car je suis très ambitieux, et j’ai l’impression que je serai un auteur post-mortem, vu les ventes et la mise en place en librairie, syndrome d’Orengo ! J’espère rejoindre cette famille des grands malades de l’amour et de la géographie. C’est pas faute d’essayer !

VJ : De quel milieu vient votre Paul Gauguin ?

JNO : Aux Etats-Unis, on appelle ça les White Trash, les Rednecks. Mon Gauguin vient de là parce que j’en viens moi-même. Les sociologues parlent de « milieux populaires », Karl Marx de lumpen-prolétariat… En fait, peu importe le nom, le concept, la notion. Je n’y ai jamais totalement crû. Cette conceptualisation participe d’une manière de penser qui m’est étrangère. Et puis ces « classes populaires », ce lumpen-prolétariat, ce sont des zones floues. Et elles sont plus exaltantes que les cellules Excel où l’on trimbale les gens actuellement, par exemple à travers ces oppositions stupides dominant/dominé. C’est très petit-bourgeois de réfléchir de cette manière. Et la France est devenue un grand pays petit-bourgeois, avec une littérature pour centre-ville petite-bourgeoise. Et il faut admettre qu’elle devient universelle, cette petite-bourgeoisie. Dominant/Dominé, Blanc/Non-Blanc… On dirait Bouvard et Pécuchet faisant de la sociologie. La lutte des classes mérite mieux que cet embourgeoisement conceptuel de la lecture sociale. Donc oui, mon Gauguin vient de là, d’une famille très forte parce que dehors, il n’y a rien qui vaille, et qu’au-delà des arrières-grands-parents, la mémoire familiale se perd, les racines n’existent pas, c’est un univers de légende, et Dieu vaut mieux que les sciences, encore plus lorsqu’elles se prétendent « humaines ». Il vient de là et donc du néant social. Socialement il n’est rien, mais par l’adoption et la diaspora, il deviendra tout. Il se sent élu par la peinture, il se veut ou se sait peintre, il adopte la peinture et la figure de peintre, car il est peintre avant d’être qui que ce soit d’autre. Il vient de là au fond. Il vient de l’Art, c’est un anonyme au service d’un flux gigantesque, d’un mouvement sans mesure possible qui se nomme l’Art. On est au début des années 1990, et durant plusieurs années, il se forme auprès de gens pour qui l’art, la musique électronique et l’homosexualité fusionnent dans un quotidien très nocturne, à base d’errance d’un atelier à un bar, d’un bar à un club, d’un club à des pissotières de gare, des jardins publics, des sexshops avec leurs sous-sols remplis de cabines aux parois percées de glory hole. Il évolue là-dedans parce que j’ai moi-même évolué là-dedans. L’art, la musique électronique et le monde gay m’ont éduqué, ce sont les trois chapitres de mon bildungsroman. Ce sont des cadences, des rythmes, une sorte de versification de l’existence à base de rencontres, d’instants vécus sous l’angle de L’Épiphanie joycienne où la création et le sexe – l’amour – procurent des sensations similaires et se nourrissent l’une l’autre. Je suis hétéro, le corps masculin ne m’attire pas, le corps féminin totalement, le corps masculin m’attire donc quand il cesse d’être tel, quand il se fait opérer pour devenir une femme, mais le mode de vie homo de ces époques, totalement asocial, irréductible au mariage et au quotidien des hétéros, m’est apparu comme l’image même d’une existence au service de l’art, qui a besoin de cette rudesse, de cette solitude pour s’épanouir. L’Asie du Sud-Est offre à tout le monde, hétéro ou homo, ce qu’un sauna n’offre que de manière partielle, fermée, minuscule, à une certaine catégorie d’hommes. C’est une vie morale, une éthique monacale, car très solitaire. Le corps d’autrui est une matière première. Il y a une matière fille, une matière féminine faite de toutes les femmes possibles, femmes natives ou transsexuelles, quelle que soit leur physiologie, et de cette matière première peut surgir une œuvre, des œuvres. Vivre son hétérosexualité comme un homo. Et l’Asie du Sud-Est, avec tous ces êtres disponibles, pour qui la vie n’est qu’une parmi d’autres prises dans le Samsara, le cycle des renaissances innombrables dont on se libère peu à peu, est le territoire bien réel de ce mode de vie, de cet art existentiel de l’instant et de la rencontre à haute dose, dans l’anonymat et la réinvention de soi, de Bangkok à Manille, Pattaya, Phnom Penh, etc. Et bien sûr, très vite, un conflit surgit entre cette solitude et la volonté de faire durer l’instant avec quelqu’un comme soi, quelqu’un d’instable. Une femme boussole et une seule, qui devient le repère de cette errance. Voilà d’où vient Gauguin, ce qu’il est et où il va. C’est un flux et non un point d’origine et un point d’arrivée.

VJ : Pourquoi avoir choisi un peintre comme personnage principal, et non un écrivain, un cinéaste ou autre ?

JNO : Jusqu’à mes vingt-cinq ans à peu près, j’ai tenté de devenir peintre. Peintre dans le sens contemporain du mot. Ça ne passait donc pas forcément par de la peinture, même si je peignais. Je dessinais encore plus. J’ai échoué. Je n’avais pas le talent nécessaire et la croyance en soi nécessaire pour y arriver. Je parle ici de peinture au sens très large du terme, cette peinture pouvant inclure la sculpture, l’objet, les trois dimensions, l’installation, le film, le son… Cette peinture-là, peinte sur toile dans la plus pure tradition ou peinte à coups de caméras et d’objets singuliers, incarne l’art majeur pour moi. Certains de mes projets sont passés dans le livre. Celui de l’horloge filmique par exemple, une caméra – ou plusieurs – tournant sur elle-même chaque seconde dans un lieu, avec le résultat projeté sur un mur de ce lieu. Peut-être arriverais-je un jour à réaliser cette installation ? Imaginez ça dans une gare, un aéroport, avec tous ces passages ? C’est un doux rêve, une illusion qui me console parfois. Je dessine encore, je vais parfois faire des nus à la Grande Chaumière… C’est une activité que je ne montre jamais. Donc évidemment, de ce point de vue-là, mon Gauguin est un double vengeur de mon ratage. Il est un avatar possible du jeune homme que j’étais.

VJ : Pourquoi avoir tenu coûte que coûte, malgré les problèmes que ça peut vous poser dans notre époque où la police de la pensée surveille et punit à tour de bras, que la fille peinte par votre personnage principal, soit mineure ?

JNO : Parce que le vrai Paul Gauguin a épousé Teha’amana, aussi appelé Tehura, lorsqu’elle avait treize ans. En 2017, la polémique à propos du film Gauguin – Voyage de Tahiti, a éclaté parce que Tuheï Adams, l’actrice jouant Tehura, n’avait manifestement pas treize ans, qu’elle était une jeune femme dans sa vingtaine, et qu’ainsi on trafiquait la réalité historique. On réécrivait l’histoire, exactement comme lorsqu’on veut supprimer certains mots des romans du passé, parce qu’ils sont injurieux. C’est passionnant, car là, c’est la presse progressiste qui a reproché au film de ne pas montrer une fille de treize ans avec un type de quarante-trois ans. Les contradictions sont toujours passionnantes. Je suis moi aussi contradictoire, en ceci que je sépare l’homme de l’œuvre. L’homme et ses crimes appartiennent à la justice, et l’œuvre, il faut la laisser libre, quelle que soit l’œuvre, et le référent de l’œuvre – adolescente, fille de treize ans, tueurs en série, journées à Sodome, prospérité du vice, etc. L’œuvre est asociale, surtout dans l’Occident moderne, positiviste, dénuée de valeurs transcendantes permettant d’incarner l’œuvre dans un Vatican ou une pyramide. L’œuvre est seule, libre, et elle explore un territoire asocial où les pulsions se répandent et s’épanouissent. L’œuvre est irréductible à la morale sociale, politique ou que sais-je. Sa morale est ailleurs et indéfinissable. Mon Gauguin par exemple, il assassinerait bien l’homme pédophile Tony Duvert si jamais un membre de sa famille devait être touché par ce genre d’individu. Mais il laissera toujours libre son œuvre, car elle est superbe. C’est une œuvre honnête, radicale et donc morale selon l’art, et à rebours de toute société. Mon Gauguin considère la pédophilie comme une déviance criminelle incurable qu’il faut traiter par la justice, quelle qu’elle soit, justice par l’État, et quand l’État est mou, justice par les familles. Son père dans le livre, appelle ça l’autodéfense illimitée. Il adhère à ça, il est plein de pulsions meurtrières défensives. C’est un pur White Trash, sa morale est sanguine, sanguinolente, brutale et belle car sanguine et sanguinolente au service des siens, une chair à vif contre la chair criminelle qui se croit tout permis. Oui, c’est un Charles Bronson, un Harry Callahan en plus développé, plus radical, plus beau car pas du tout cliché. C’est un croisé, un enfant de la colère de Dieu, un djihadiste absolu. Et c’est un personnage, ok ?, un sacré personnage, ce père animal majestueux ! Donc, j’ai respecté cette histoire de Tehura, et mon Gauguin rencontre Tippawan, une danseuse, une belle de bar de treize ans. Elle a treize ans, pas plus, elle se prostitue dans les clubs de Bangkok, elle sait tout de la vie et lui ne sait rien, c’est un ignorant et il l’écoute et il apprend. Il apprend d’abord une langue, une religion, un quotidien. Cette histoire, je l’ai nourrie de mes propres rencontres avec des femmes de la nuit thaïe d’une certaine génération. J’ai rencontré beaucoup de ces femmes, âgées alors d’une cinquantaine, quarantaine, parfois d’une trentaine d’années, qui me racontaient leur début, une époque que je n’ai pas connue, les années 1970-1990, quand leurs familles vendaient leur virginité à des maquerelles, qui elles-mêmes les vendaient à des Chinois, parfois des Japonais. Elles passaient plusieurs jours avec eux. J’ignore pourquoi il ne s’agissait en grande majorité que de chinois. Mais c’était ainsi. Ce sont des récits insurpassables, inimaginables, qui ne se rapprochent que d’autres récits liés aux guerres, aux pogroms. Elles le disaient sur tous les tons. Elles en parlaient parfois comme une expérience liée à un être mort il y a longtemps, avec une distance terrible. Elles avaient tué la jeune fille de douze ou treize ans qu’elles étaient. Écouter ça renforce votre pessimisme, votre misanthropie, votre désir d’autodéfense meurtrière devant le reste des hommes, et en même temps votre amour. Ces femmes étaient devenues mères malgré tout, avaient été ou étaient très amoureuses, et entrepreneuses, elles avaient vaincu. Oui, elles avaient vaincu et le mot victime était une injure à leur endroit. Certaines avaient perdu par contre. Certaines avaient le sida, et elles avaient vaincu leur passé tout en étant sous médocs à jamais, quand elles avaient survécu. Certaines n’avaient rien vaincu du tout. Mais certaines avaient réellement vaincu, et elles resplendissaient dans leur mariage, leur bar dont elles étaient propriétaires. Ces histoires sont stridentes, modulées, pleines de sentiments contradictoires extrêmes. Elles sont non linéaires, non réductibles à des idéologies doloristes et victimaires, pas plus qu’à des saloperies du genre « on peut guérir de tout, on peut être plus fort que les événements, etc. » Ce sont des histoires extrêmes et elles sont les seules histoires qui m’interpellent.

VJ : Avec un livre pareil, vous êtes sûr de ne pas être invité à la matinale de France inter !

JNO : C’est dommage alors. On aurait un passionnant débat sur l’art, sa dimension asociale, et la prostitution, et les questions de couleurs de peau dans les relations amoureuses, et sur l’hypocrisie. Mais c’est comme ils veulent. Up to youcomme on dit dans les nuits d’Asie du Sud-Est. Et puis, la fois où je suis passé sur France Inter, dans l’émission d’Augustin Trapenard, ça s’est très bien passé.

VJ : Il y a une place importante laissée dans votre roman à ce qu’est l’argent, dans son rapport à l’amour mais aussi à l’art. Vous avez cette phrase, prononcée par Paul Gauguin, p.21 « L’argent est ce qui rend l’art plus intéressant que l’argent »…

JNO : L’amour et l’argent, leurs liens, ça aussi c’est insurpassable. Avoir une grosse somme de cash dans les poches et la dépenser d’un coup, en une nuit. L’argent cash, la beauté du cash. La laideur absolue de l’argent, sa beauté soudaine, quand on le possède entre ses mains. Rien n’égale ce moment où tu donnes une liasse de billets, un bijou, une bague hors de prix à quelqu’un, et que dans cette action passe toute la sexualité, toute la vie possible, toute l’horreur et toute la joie. Idem quand tu reçois. Une femme tirant sa carte bleue, son chéquier pour te payer tes vêtements, tes restaurants, ton appartement, c’est splendide, ça prélude à l’amour physique le plus puissant, c’est une parade qui se suffit à elle-même, tu te sens fort, tu te sens faible, tu as envie de tuer, tu as envie de baiser, c’est une montagne russe, c’est la contraction dans le corps, la grande rhétorique et ses fleurs de style en plein bide. L’argent est une denrée indispensable au corps humain. L’argent comme l’eau, l’argent comme le sang. Les riches le savent et ceux qui sont honnêtes l’assument, ils en jouissent et le dilapident avec les plus belles créatures de cette Terre. Les pauvres le savent et l’assument d’autant plus qu’ils en ont un besoin vital tout de suite et pas demain. Il n’y a que la bourgeoisie – grande, moyenne, petite, toute la bourgeoisie – pour posséder plus ou moins l’argent, et le convertir en argument pseudo-moral, soit en le critiquant, en cachant son importance et en prétendant l’abolir – c’est la nouvelle bourgeoisie progressiste –, soit en le justifiant par l’idée de travail. J’ai aimé les œuvres parlant et montrant ça. Le cinéma est meilleur que la littérature sur ces liens. Erich Von Stroheim, Joseph Von Sternberg, Jean Eustache parfois. Le muet noir et blanc est bourré de scènes de ce genre où l’argent et l’amour s’exaltent mutuellement. Les débuts du parlant aussi. Marlène Dietrich achetant une montre à son officier d’amant. Colette décrit ça sans cesse. L’argent, les jeunes mecs, les lesbiennes friquées. Je suis jaloux du cycle Dietrich/ Sternberg, jaloux de Chériet La Fin de chéri, jaloux de Von Stroheim et de Lulu d’Alan Berg. Depuis mon premier roman, l’amour et l’argent constituent deux valeurs, deux énergies, deux pulsions de mon écriture, et comme pour l’Asie du Sud-Est et les danseuses de la nuit, les prostituées, il en sera toujours ainsi. Donc oui, l’argent est ce qui rend l’art plus intéressant que l’argent. Ce paradoxe est une variation d’un aphorisme de l’artiste américain Robert Filliou, qui prétendait que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Inutile de donner une explication précise à ce paradoxe.

VJ : Le roman est entre autres une réflexion sur l’art, avec cette pensée très forte que la vie est plus forte que l’art, au sens occidental du terme. La vie, c’est l’art. Vous pouvez nous éclairer sur cette question ?

JNO : Ça rejoint l’aphorisme précédent de Robert Filliou. C’est une vision des romantiques et des modernes et j’y adhère encore totalement. Je sais que Flaubert parlait d’être réglé dans sa vie et déréglé dans son œuvre – je n’ai plus la citation exacte en tête –, mais il avait du pognon et sa vie n’a pas été aussi réglée que ça. Je sais aussi qu’il n’y a pas de formule et que la littérature est d’une merveilleuse injustice : vous pouvez être un aventurier ou victime d’histoires atroces et écrire de mauvais livres, et vous pouvez être un individu sans histoires et sans relief, sans look ni personnalité, tout en couchant sur votre écran un texte somptueux. C’est injuste et c’est merveilleux que ce soit injuste, il n’y a pas de formule. En ce qui me concerne, l’art me permet de vivre librement le temps. Je me lève tôt et j’écris tous les jours, mais je pourrais me lever tard, et je me lève tard en Asie du Sud-Est. Je n’ai pas de patron. Je suis disponible à ce qui arrive. Partir, rester. C’est « up to me ». L’écriture, c’est la liberté absolue.

VJ : Il y a une colère contre l’Occident dans ce livre, pouvez-vous nous la décrire ?

JNO : Contre l’Occident moderne, l’Occident contemporain, oui. C’est sûr. Gauguin détestait l’Occident moderne, donc il fallait explorer cette dimension-là pleinement, qui est devenue très actuelle. Cette haine de l’Occident signe sa modernité. C’est ce qui définit l’Occidental moderne. Soit il se hait, soit il hait. Soit il extermine, soit il s’extermine lui-même et disparaît dans la culture de l’autre. C’est une pulsion qui dépasse le fait d’être réactionnaire ou révolutionnaire. Cette modernité occidentale est une maladie, une psychose. Nous en sommes tous atteints et elle est devenue planétaire. Peut-être un peu moins en Asie, trop ancienne, dont l’antiquité affleure toujours en Inde par exemple, pour être complètement infectée par cette psychose. Mais quand même, la haine de soi, la haine de l’autre, de plus en plus partout. Pour ma part, je m’appuie, j’essaie de m’appuyer à des temps plus anciens. Je me suis démodernisé intérieurement si vous voulez. Dans mon échelle de valeurs, le prétendu Moyen-Âge, c’est le Haut Christianisme. La prétendue Renaissance, le Moyen Christianisme. Et les âges modernes, le Bas Christianisme. En Occident, nous vivons dans le Bas Christianisme. C’est du bricolage intellectuel, mais qui vaut bien l’Histoire écrite par les profs. L’Occident moderne est pour moi la victoire de l’antiphrase sur la parole de Dieu, la parole spirituelle. La victoire du mensonge législatif sur la prière et le poème. C’est celle où l’on écrit la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen tandis que l’on guillotine en masse les gens. C’est celle qui parle de civilisation tandis qu’on colonise. C’est celle où l’on écrit « le travail rend libre » au fronton des camps de concentration, encore que là, c’est une métaphore pour signifier : le travail te rendra libre car il te tuera dans les pires souffrances. Et bien sûr, c’est la Shoah. Il se trouve que la Shoah, j’en ai entendu parler pour la première fois dans mes cours de catéchisme à Noisy-le-Grand, par des sœurs qui m’enseignaient la Bible, invitaient des survivants à témoigner, de même qu’elles accueillaient les enfants vietnamiens et cambodgiens. Je dois beaucoup à cette éducation par le texte et la rencontre.

VJ : Est-ce que Le déclin de l’Occident de Spengler est un de vos livres de chevet ?

JNO : Non, du tout, mais les œuvres complètes de Joseph de Maistre, oui. De même que celles de Leo Strauss. De même que la musique d’Arnold Schoenberg, qui est pour moi une figure tutélaire centrale. Il se voulait conservateur en politique et révolutionnaire en art. Si Spengler avait écrit Le déclin du Christianisme, là oui, je l’aurais lu plus volontiers. Ou Le déclin du judéo-christianisme, plus situé, plus digne de la Mitteleuropa, dont la disparition entre 1933 et 1945 signe la fin de l’Occident. Il n’y a plus d’Occident après la Shoah. Son esprit est moitié mort, moitié vivant. Quoi de plus zombi que la déconstruction, qui se nourrit de livres vivants pour les mortifier, au lieu d’écrire des livres neufs à partir de l’expérience vécue, en se souvenant que ce que nous expérimentons, d’autres l’ont expérimenté avant nous ? La déconstruction, c’est l’anti-commentaire talmudique, où l’interprétation grandit le texte. On ajoute de la vie à la vie. C’était ça, la Mitteleuropa, le Christianisme et le Judaïsme d’Europe. Et cet Occident moderne, cet Occident zombi, est devenu planétaire. Je me répète, mais en Asie, ça me semble moins présent qu’ailleurs. L’Asie sera peut-être l’héritière de la Mitteleuropa. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas plus occidental moderne que le « décolonialisme », l’antiracisme, le néo-féminisme, la déconstruction. L’écologie ultra-libérale promue par l’Occident moderne, ce qu’on nomme la transition écologique, est en train de devenir planétaire. La galaxie Thunberg, c’est-à-dire, via Greta Thunberg, ses sponsors et les grands groupes agroalimentaires, formate une nouvelle génération de consommateurs, prête à dépenser plus pour des produits polluants et destructeurs à base d’éoliennes et de bagnoles électriques. Personnellement, mon écologie commence par la terre, l’agriculture biodynamique, où l’acte de cultiver est un acte spirituel utilisant des essences locales. Je préfère la biodynamie de Rudolf Steiner à n’importe quelle autre façon de cultiver. Autre lecture favorite : les passeports. Je n’oublie pas la chance que j’ai d’avoir un passeport français. Donc l’Occident moderne me gonfle, sauf quand il devient à son tour un territoire fantasmatique pour les Non-Occidentaux. L’attraction et la répulsion que suscite l’Occident me plaisent énormément. L’attraction et la répulsion sont elles aussi des matières premières pour l’Art. L’exotisme fonctionne dans les deux sens, la fétichisation, les passions dangereuses, obsessionnelles pour des couleurs différentes de la sienne. La répulsion entraîne une politisation et une moralisation stupides et passionnantes. Voir le mâle blanc hétérosexuel devenir l’ennemi historique n°1 est peut-être inquiétant d’un point de vue social et politique, mais franchement exaltant d’un point de vue esthétique, même si le mot écorche les délicats de l’art. Dans ma jeunesse, il n’y avait rien de plus plouc que le mâle hétéro et blanc, ils se cachaient, se travestissaient pour exister dans l’art. Maintenant, le mâle blanc hétéro est la figure transgressive par excellence. Je trouve ça super.

VJ : Il y a une cible que vous privilégiez, et qui revient à plusieurs reprises dans votre roman, c’est la bourgeoisie progressiste. Pourquoi êtes-vous si fumasse ?

JNO : Fumasse comme Pasolini après les affrontements du 1er mars 1968 à Rome, entre les flics et les étudiants, et qui rédige le poème Il PCI ai giovani, Le PCI aux jeunes. Ce texte est aujourd’hui encore très critiqué par les bourgeois gauchistes, car il ferait le jeu de l’adversaire. Ces gens-là ne comprendront jamais ce qu’ils appellent les « classes populaires », du haut de leurs universités, leurs séminaires, leurs diplômes, leurs associations. Ils ne comprennent jamais avec leur corps, ils en sont incapables. Ils ont besoin de la distance d’une théorie, d’un confort intellectuel à l’image du confort matériel de leur environnement d’origine, et cette théorisation est froide, violente, vide de la souffrance et de la joie d’un corps à travers la société qui le domestique, le tourmente, l’élève, le rabaisse, le laisse libre ou l’enferme, et cela depuis des générations. Et de fait, ils s’en foutent, ils ricanent de tout ou bien ils sont sévères, ils jugent en permanence. Ce sont des petits juges. Cette faculté de se croire des gens bien en jugeant X ou Y au restaurant et dans les dîners en ville, ou les réunions associatives est assez abjecte franchement. Ils se comportent en dilettantes, ils pourrissent les manifestations car c’est un divertissement pour eux. C’est une manière de faire chier papa, comme dit Pasolini. Ils rentrent après tranquillement chez leurs parents, et si l’on visite leurs squats, et qu’on apprend leur véritable origine sociale, on découvre que ce sont pour la plupart des héritiers qui auront un jour un patrimoine, donc pas besoin de bosser pour le construire. Le nombre de faux pauvres chez ces riches, c’est très drôle. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes n’est pas Auroville, hélas. Et pourtant, il y a là-bas quelques belles volontés, mais réduites au silence par les gosses de bourges qui ont troqué leurs caprices pour des revendications « politiques », et avec la violence de gamins gâtés. Ce texte de Pasolini est essentiel, il est très contemporain, il pourrait être la première pierre d’une nouvelle vision économique et sociale. Ce sont eux, les progressistes, qui sont les vrais bourgeois, plus que ceux de droite. Ils pensent à gauche et vivent à la droite de l’économie, voire à l’extrême droite de celle-ci. Ce sont eux qui favorisent le totalitarisme. Ils en sont l’antichambre. Encore une fois, l’individu n’est pas réductible à une classe pour moi, sauf quand il réduit les autres à ces classes et se réduit lui-même à une identité contre les autres. Là, c’est de la petite bourgeoisie. Et oui, comme vous dîtes, ça me rend instinctivement fumasse.

VJ : Vous êtes très fumasse…

JNO : Non, ce sont des réflexions. Franchement, quand ce discours décolonial, néo-féministe ou que sais-je est produit par des blancs et des blanches souvent issus de classes privilégiées, produit par des blancs et des blanches ayant des postes à l’université, ou des postes dans des médias ou des entreprises, ou un héritage en capital quelconque, même symbolique, un nom célèbre, là, ça devient problématique. Surtout quand ils accusent plus ou moins ouvertement les blancs moins riches qu’eux d’être racistes, homophobes, etc. Prétendre que tous les blancs sont racistes quelle que soit leur origine sociale est une manière insidieuse pour les blancs mieux assis dans la société, avec carrière, salaire, accès faciles à la prise de parole, de perpétuer un racisme social séculaire. C’est valable pour les non-blancs universitaires, les non-blancs des classes aisées. C’est facile d’effacer sa richesse derrière sa sexualité, sa couleur de peau, etc. Blancs, noirs, hommes, femmes, hétéros, homos, mais d’abord des bourgeois dans leur façon de penser, d’agir, et ces gens-là ne doutent jamais de leur légitimité, de leur autorité. Ils ne sont jamais en colère de manière pulsionnelle, ils sont ironiques, arrogants, plein de condescendance, plein de sévérité aussi. Donc oui, ça me rend fumasse, mais pas longtemps. J’aime plus que je hais. Ma haine s’estompe devant l’amour et j’aime les bourgeois qui se comportent en aristos décadents, ou en populeux déconnants avec bière et saucisses, j’aime les riches et leurs turpitudes, et j’aime qu’ils redistribuent leur richesse dans des fêtes et du mécénat pratiqué à grande échelle. J’aime les sociétés qui laissent la nuit tranquille et libre, avec ses turpitudes et ses fêtes, et qui laissent les œuvres tranquilles, Marquis de Sade, etc. J’aime la ceinture tropicale de la Terre, l’Asie du Sud-Est et ses femmes natives ou transsexuelles. J’aime les prostituées, les danseuses, les universitaires le jour, danseuses la nuit, parce qu’elles ont besoin de fric, et que la modernité, ça coûte cher, il faut du fric pour être une contemporaine. Moi, je suis prêt à écrire des papiers mal payés pour financer mon voyeurisme de ces nuits. Mais on devrait me payer plus, j’écris sans filet. Le reste m’ennuie totalement, mais comme l’esprit du temps est à la « politisation », et à « l’embourgeoisie », à l’acte d’embourgeoiser les textes par des phrases courtes qui s’indignent de tout dans des réquisitoires où l’auteur est pur, et les autres des coupables impurs, et comme je n’habite pas une tour d’ivoire mais de béton, je me positionne un peu quand même.

VJ : Votre personnage principal se présente d’ailleurs ouvertement monarchiste, nostalgique de l’Ancien régime. C’est aussi votre cas ?

JNO : Disons que comme mon Gauguin, j’apprécie les sociétés en fonction des arts qu’elles produisent. Rien n’égale pour l’instant les arts des régimes royaux et sacerdotaux. On sait aujourd’hui que temples et palais, pyramides et autres Louvre n’étaient pas bâtis par des esclaves mais des ouvriers spécialisés bien payés. Mieux que les sous-prolétaires actuels sur les chantiers modernes. Aristocratie et prêtrise fonctionnaient ensemble, avec les castes agraires et marchandes. Les anciens régimes pratiquaient aussi la séparation des pouvoirs, les démocraties n’ont rien inventé de ce point de vue. Pouvoir royal, sacerdotal, agraire et marchand devaient fonctionner ensemble, et les problèmes surgissaient lorsqu’un déséquilibre apparaissait – monarchie absolue, théocratie. On regarde les gens du passé comme des barbares, des sauvages. Pas mieux que les colonisateurs. On veut civiliser le passé, réformer leur vocabulaire, leurs mœurs… Mais la monarchie est impossible aujourd’hui. Donc, je ne suis pas nostalgique, je ne suis pas monarchiste dans ce sens-là. C’est prétendre faire renaître les morts. Ce qui est mort est pour l’instant mort, et si ça doit renaître, ça renaîtra de circonstances encore inimaginables. Et je ne suis pas du tout malheureux d’être né dans la pourpre de la Ve République du Général de Gaulle. J’adore de Gaulle. J’adore mon passeport et les possibilités qu’il me procure. Je comprends qu’on souhaite venir en Europe pour bénéficier d’un tel passeport.

VJ : Vous seriez né au XIXe siècle, vous seriez qualifié de contre-révolutionnaire. Vous seriez amis avec Joseph de Maistre, Barbey, Bonald ?

JNO : Joseph de Maistre avait l’air d’un honnête homme et le fréquenter aurait certainement été un plaisir. Je crois qu’il aurait accepté de me fréquenter aussi. Dériver avec lui sur une chaloupe le long de la Neva, quel honneur pour moi. Le lire est dans tous les cas un absolu plaisir. J’aime bien Barbey aussi, mais moins que de Maistre. Bonald m’indiffère, sa langue est lourdingue et triste. De Maistre, c’est tragique et somptueux, monarchiste et catholique de façon grandiose. Ça ne pleurniche jamais. C’est mort ou vif. Arnold Schoenberg, encore une fois, est un modèle pour moi.

VJ : Sur le Paris d’aujourd’hui, vous n’avez pas de mots assez durs contre la ville, et vous écrivez p.388 : « On ne vivait presque plus rien, mais on réfléchissait sans fin à tout ». C’est bien vu…

JNO : Oui, Paris et le néant. Du moins le Paris intellectuel, universitaire, médiatique… Ce que je trouve stupéfiant, c’est que beaucoup de gens y parlent comme s’ils avaient tout connu, tout vécu, alors que non, rien du tout, ils ont une vie théorique, ils sont blasés avant d’avoir vécu quoi que ce soit. Leurs blessures, ils les politisent, c’est-à-dire qu’ils tuent la vie en eux. Ils en font aussi des arguments d’autorité pour tuer tout débat, ce qui fait que je doute parfois qu’ils aient souffert, car la souffrance ne se résout que dans la vengeance, l’oubli, la sublimation, certainement pas dans les longs discours mélis-mélos. L’ignorance et la certitude les animent plus que la curiosité, la bienveillance, la soif d’apprendre et d’expérimenter. C’est paradoxal. Nous sommes plus libres qu’ailleurs, mais le savoir y devient clôture, mur, tour de contrôle. Vivre en couple mixte, comme on dit, m’offre une morale immédiate, celle du décentrement, celle du doute et du questionnement, et je sais que nous vivons plus librement qu’ailleurs, et que nous sommes fatigués de cette liberté, nous cherchons des chaînes et nous allons les trouver à force… À l’opposé de ce néant de Paris et de l’Occident moderne blasé, je défends et cultive une certaine naïveté, une certaine innocence, un enthousiasme, et le droit d’être lyrique et subjugué. J’écris en levant la tête, pas en la baissant pour plaindre mon sujet ou l’expliquer ou faire le snob, ni accuser qui que ce soit, sauf quand celui ou celle accusant et s’indignant à tout va, désigne des coupables dans des tribunes par exemple, sans même connaître ce dont il ou elle s’indigne. « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés à votre tour ». On devrait placarder cette parole du Christ aux entrées des universités, des grandes écoles, des institutions X ou Y, au lieu de « Polanski pédophile », comme j’ai vu un jour aux murs d’une fac de Lille. Le Christ, rien que le Christ et les Saintes femmes, les mères, les filles, les sœurs, les cousines, les mendiantes, les femmes publiques.

VJ : Vous écrivez : « en amour, il n’y a presque que des faux ». En Thaïlande, avec les putes, il semblerait que l’amour soit vrai…Vous pouvez nous expliquer cela ?

JNO : Vous l’expliquer non. C’est inexplicable et le roman commence là, dans cette part irréductible, inexplicable de l’expérience. Quand on se maquille tout le temps, la peau nue, la nudité d’un visage, n’est qu’un maquillage de plus. On est nu comme on se vêt. On s’ennude comme je l’écris dans le roman. On vend l’authenticité de sa peau sans blush alors qu’on ment d’autant plus. Donc, la vérité, celle de l’amour par exemple, est celle du moment dans les nuits tarifées d’Asie. Parfois, ça dure, on intègre la famille de la fille, elle prend soin de nous comme elle prend soin des siens quand soi-même, on ne peut plus prendre soin d’elle et des siens financièrement. Ça peut arriver. La fiction est plus vivante que la vérité à mon sens, et les filles de la nuit vous transmettent ce vieux savoir. Vivre, c’est mentir et se mentir, il faut construire des récits palliatifs au sablier qui débute avec la naissance. La fiction et le réel ne s’opposent plus. Le réel est fictif dans le monde des nuits d’Asie du Sud-Est. C’est pour ça que j’écris des phrases fardées. La phrase fardée, c’est l’un des credo de mon art poétique, si j’en ai un. Mes phrases sont fardées d’adjectifs, de tournures étranges et colorées, comme les filles de la nuit thaïlandaise se maquillent et se déguisent de leurs talons et de leurs soins.

VJ : Vous revalorisez, obsessionnellement, dans ce livre, la figure de la prostituée, de la prostituée thaïe. En quoi selon vous, est-elle revalorisable, alors qu’aujourd’hui, en Occident, on crie au scandale ?

JNO : Disons que j’aime leurs valeurs d’aristocrates de rue, ça c’est certain. Elles ruinent des hommes et parfois des femmes qui les aiment, elles se ruinent elles-mêmes, elles vivent. Elles sont souvent mères et filles, et j’aime qu’elles soient cheffes de leur famille restée au loin. Le matriarcat est très fort en Asie du Sud-Est, et je n’entrerai pas dans les subtilités sur ce qu’est ou non le matriarcat. Tout ce que je vois, tout ce que je sens, ce sont des femmes, le plus souvent seules, qui travaillent très dur, éduquent et nourrissent leur progénitures et leurs parents, dirigent à distance la survie des leurs, financent études et soins de santé, font construire une maison, achètent des terres, font la fête, flambent, tombent amoureuses, préfèrent souffrir d’amour que de ne plus rien ressentir du tout, embellissent les villes, embellissent les nuits des villes, vivent selon les règles qu’elles se donnent, ont soif du monde, soif de réussite, soif de paysages, soif d’annexer la nuit à leurs pas, dépassent leurs peurs, font peur, se tatouent, prient aux temples, font des offrandes aux moines le matin, sont particulièrement amènes et respectueuses avec les amputés, les aveugles, toute une clientèle qu’on appelle handicapée, s’alcoolisent, se droguent, chopent des maladies, et certaines gagnent et d’autres perdent. Entre autres actions. Il est vrai qu’elles m’inspirent plus que n’importe quelle autre femme. Autour de moi, il n’y a que des femmes sans pères, ou des femmes sans pères qui ont éduqué seules leurs enfants, car les géniteurs se sont tirés, et elles m’inspirent infiniment. Alors les palabres interminables sur le patriarcat, je m’en fiche complètement. Ces femmes-là s’en fichent complètement. Et si la prostitution, la condition de prostituée scandalise les gens, j’ai une méthode très simple pour ces hypocrites : vous demandez à une prostituée combien elle gagne par mois, vous lui donnez cette somme et vous l’augmentez de 20 %, à condition qu’elle signe un papier officiel où elle s’engage à ne plus se prostituer. Certaines iront quand même pour faire plus de fric. L’argent est l’horizon indépassable de toute discussion sur un tel sujet, et j’ai envie de dire, sur la société en général. Qui gagne quoi, qui paie qui, qui manque de quoi, qui a besoin tout de suite de quoi et de combien ? Quand j’entends dire que l’argent n’est pas l’essentiel et qu’on peut décroître… Oui, en Occident, c’est sûr qu’on va décroître et qu’il va falloir se battre à nouveau pour survivre, comme nos grands-parents. Mais allez dire à des gens sortant de la misère qu’il faut décroître pour sauver la planète, c’est comme expliquer à un mendiant qu’il faut faire des économies. Le cynisme des gens favorisés qui réfléchissent sur la misère au lieu de donner leur pognon m’exaspère, et puis je me calme en compagnie des filles de la nuit thaïe et leurs riches sponsors qui font offrande de leur argent.

VJ : Bangkok, écrivez-vous p.156, est un « espace de désirs indéfiniment renouvelés ». Le désir, voilà la question…

JNO : Bangkok est l’héroïne de ce livre, avec ses habitantes. Les ruelles, les soïs de Bangkok. Ses cinquante districts comme il y a cinquante États aux États-Unis. Se laisser mener par ses désirs, c’est vieux comme l’écriture sans doute, vieux comme les glyphes d’amoureux à Rome, ou Canope, une cité bordel de l’Égypte antique. Mes romans sont d’immenses graffitis se faisant l’écho, le miroir, la copie des désirs nés de Bangkok et de ses habitantes. J’aimerais qu’après la lecture de Femmes sur fond blanc, on se fende d’un billet en solitaire pour Bangkok.

VJ : Plus généralement, le livre est un hymne, une déclaration d’amour à la Thaïlande. À quoi ressemble cet amour ?

JNO : Eh bien précisément à mes textes ! Mes textes sont des déclarations d’amour à cette région du monde et ces déclarations prennent la forme de livres. Ce sont des livres obsessionnels et fétichistes, car cet amour est obsessionnel et fétichiste, et il y en aura d’autres, toujours, jusqu’à ma mort, pour mettre en scène les femmes de la nuit en Asie du Sud-Est, avec les bars, les clubs, les cabarets, les plages, les tarifs, la seule poésie tolérable car elle est précise.

VJ : Avez-vous déjà des réactions à votre roman, qui vient de paraître ?

JNO : Des articles formidables d’Olivier Mony, qui se révèle un frère. C’est déjà merveilleux. Et puis la vôtre, ça aussi c’est merveilleux. Les libraires, je n’en sais rien pour l’instant, les autres critiques non plus. Il y a la peur d’une polémique. Je ne vois pas pourquoi. La bourgeoisie progressiste qui déclenche des polémiques le fait non pour les victimes, dont elle se fout, mais pour prendre le pouvoir. Ai-je un quelconque pouvoir social ? Il faut acheter ce livre, le lire, le commenter. J’ai – aveu sans chichis, difficile mais sans chiffon célinien, sans pelisse lourde aux épaules glacées par un Danemark, un damné d’âne du Deutsche mark, mais aveu quand même et sincère, chauffé aux Tropiques du cœur et du sexe – besoin d’argent, là, tout de suite, pour les miens, et pour des séjours lointains, et pour vous effrayer, vous amuser un peu encore, et puis plaire aux morts que je lis. Voilà.


Jean-Noël Orengo, Femmes sur fond blanc, Grasset, 416p., 24 €