Le hasard des parutions éditoriales fait qu’ayant chroniqué ici-même un livre assez trash d’un jeune Français sur sa vie déjantée à Kiev avant l’agression russe, livre qui m’avait quelque peu choqué, je réédite aujourd’hui avec un livre encore plus loin de moi, Soumise, de Christine Orban, qui nous conte la vie de la sœur de Pascal, très tôt tournée vers Dieu, jusqu’à se convertir au jansénisme au mitan du siècle de Louis XIV.

Rien ne m’est plus étranger que la religion, et plus encore celle de Jacqueline, alias sœur Sainte-Euphémie, cloîtrée de 1652 à sa mort neuf ans plus tard, à l’abbaye de Port Royal.

Un jour, j’ai ouvert la Bible ; elle m’est tombée des mains. Comment, de surcroît, de nos jours, ajouter foi à ce tissu d’inventions tissées au fil des millénaires, aussi sublimement énoncées soient-elles ? Les hommes ont créé les Dieux ; l’idée-même de Dieu est un produit aussi génial que faux de leur imaginaire pour affronter, sous la garde d’un grand Autre, les mystères de la vie et de la nature, donner un sens au fonctionnement chaotique de l’univers, subsumer le scandale de la mort par le fantasme d’une vie dans l’au-delà, et, last but not least, fournir une loi morale et politique aux hommes en société.

Bref l’idée de Dieu, cette explication à tout qui n’explique rien, est un cataplasme sur les angoisses et les interrogations humaines, survivance d’un monde archaïque où les hommes ne maîtrisaient rien.

Chez des millions d’incroyants, les lumières de la science, la rationalité, la psychanalyse ont balayé, siècle après siècle, les mythologies religieuses, ces étoiles mortes, quant à la marche du monde et tous ses mécanismes. Les sociétés, à tout le moins occidentales, se sont libérées du poids des dogmes et de l’obscurantisme. Même si, ailleurs, le cadavre de Dieu bouge encore.

C’est dire si Jacqueline n’était pas ma tasse de thé. Le personnage est gravement psychotique, tout comme son illustre frère, « cet effrayant génie » dixit Chateaubriand, tous deux n’étant pas exempts de tentations incestueuses, sublimées dans d’austères châtiments corporels. Cilices à pointes à même le corps sous les pourpoints ; cellules ou chambre sans cheminée au plein de l’hiver ; bannissement des plus infimes plaisirs ; dépouillement extrême en tout, paroles, mots, dialogues.

Non plus croire en Dieu mais s’unir à lui, s’abolir en lui, et égaler ainsi les anges. Le dieu des jansénistes est un dieu jaloux qui a raté sa Création, il est plein de courroux contre les hommes (et plus encore contre les femmes). Il convient pour l’exaucer de se prémunir contre les délectations du monde, de se punir à longueur de vie d’avoir un corps, des désirs, des corruptions, en bref il faut expier le péché d’exister.

Pour les jansénistes, qui, au grand dam des Jésuites, croyaient à la prédestination et le paieront bientôt de leur éradication totale par Louis XIV, la grâce divine est accordée aux hommes indépendamment de leurs mérites et de leurs œuvres. À quoi bon, alors, mourir au monde, s’infliger tous ces supplices, si tout est joué, écrit d’avance ?

Le même dieu, qui, pour d’autres fidèles non moins épris de lui, est celui des Béatitudes, n’a-t-il pas créé l’homme afin qu’il jouisse des bontés et des beautés du monde ? ne l’a-t-il pas doté d’organes de plaisirs jusque dans son corps ? Pourquoi l’hommage qui lui est dû devrait-il passer par les macérations, le dolorisme, la mort vivante, et non par la danse, les chants, les louanges à la vie, l’extase, comme chez le Zarathoustra de Nietzsche ?

Voyez, contemporaine de la retraite de Jacqueline à Port-Royal, la statue du Bernin, Sainte Thérèse transpercée par l’amour de Dieu, en l’église Santa Maria della Victoria, à Rome. Mysticisme pour mysticisme, celui de l’amour divin paraît un plus haut fait de l’esprit et du corps que le masochisme agonistique de Jacqueline et de son frère en martyrs de la foi.

Reste que Christine Orban, mémorialiste émérite du cœur féminin et de ses intermittences, s’est glissée avec un savoir et un art consommés, doublés d’une empathie jamais démentie, dans la peau et les mots de cette Sainte par défaut. Elle a fait renaître au présent, à force d’érudition et de psychologie des profondeurs, une vie de femme aujourd’hui presqu’incompréhensible et inimaginable, redevenue grâce à elle bien réelle dans sa quête fanatique de l’absolu.

Mais cette vie était-elle, pour autant, une vie admirable ? Au lecteur d’en juger.

Portrait de Jacqueline de Sainte-Euphémie Pascal.
Anonyme français. Portrait de Jacqueline de Sainte-Euphémie Pascal. Photo : RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs) / Gérard Blot

Christine Orban, Soumise, éditions Albin Michel, janvier 2023.