Krzysztof Pomian, auteur d’une trilogie, Le musée, une histoire mondiale[1], publie cet automne son dernier volume À la conquête du monde, 1850-2020. Il vient d’obtenir le prix Femina de l’essai, pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de cette parution. Ne nous y trompons pas, parler de musée aujourd’hui comme hier n’est pas seulement parler de musée mais des pays, des cultures, des systèmes politiques, dans lesquels vivent et se développent ces institutions nées au XVe siècle en Italie, et qui attirent chaque jour, d’un bout à l’autre du monde mais sans doute avec une prévalence touristique toujours marquée en Europe et aux Etats-Unis, des millions de visiteurs parmi lesquels de véritables amateurs d’art. Ce préambule posé, on comprend l’importance de cette somme unique en son genre écrite par Krzysztof Pomian, qui veut rappeler que le musée est un champ privilégié, « une conque où l’océan mugit », comme le disait le poète Pierre Emmanuel au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en parlant de Hölderlin. Et Malraux d’écrire, il y a cinquante ans, pour son discours d’inauguration de l’exposition qui lui était consacrée à la Fondation Maeght : « Le musée est le lieu du seul monde qui échappe à la mort[2]. »

Entre le début du XIXe siècle et celui du XXe s., « l’idée que l’on se faisait de l’histoire de l’art depuis la fin de l’Antiquité change donc profondément en intégrant le Moyen Âge, le baroque, le rococo. La géographie de l’art se transforme, elle aussi, avec l’entrée de l’Espagne sur la carte des grands puissances artistiques européennes et celle de l’Angleterre avec laquelle il faut compter désormais, comme en atteste le succès de Constable, de Bennington, de Turner […] » (p.178). L’Espagne a vu l’émergence de fondations majeures comme le musée Reina Sofia de Madrid, où Guernica de Picasso a trouvé sa place définitive, ou encore la Fondation Guggenheim à Bilbao, auxquelles nous devons ajouter pour le monde portugais, la Fondation Gulbenkian à Lisbonne.

Au tournant du XXe siècle, deux événements majeurs font date, la grande exposition des Russes à Paris en 1906, avec l’installation de Diaghilev, puis l’apparition du japonisme. L’Asie puis l’Afrique entrent en jeu simultanément. Apollinaire sera en France le révélateur de la statuette africaine qui va jouer un rôle considérable, avec la collection du musée de l’Homme, qui fascina Picasso.

Pomian consacre à la naissance des grands musées américains des pages importantes mais son chapitre sur la constitution du musée de Taipé reste capital dans une lecture renforcée par la volonté d’annexion de Taïwan par la force à la République populaire de Chine. On apprend dans ce chapitre magistral de clarté et d’enjeux stratégiques que le musée national de Taipé ouvrit ses portes au public le 12 novembre 1966, jour du centenaire de la naissance de Sun Yat-sen, fondateur et premier président de la République de Chine. Or, c’est aussi au mois de novembre 1966 que Mao lança sa « révolution culturelle » qui fit reculer la Chine communiste de plusieurs décennies  

Avec le tournant de la Première Guerre mondiale, puis le climat nationaliste et la politique de russification menée en Russie ainsi que dans plusieurs pays de tradition orthodoxe, avec la montée de l’antisémitisme, on assiste un peu partout en Europe à la naissance du « musée juif », note attentivement Pomian (p.242 sq.). Pour l’historien, le présupposé de « l’existence d’un art juif et de monuments historiques juifs dignes d’être collectés et protégés à l’instar de tous les autres » (p.244) devient une vérité irréfragable en occident. À Londres, le musée juif n’ouvre ses portes qu’en 1932, à Berlin en 1933. Mais pas à Paris. « Tout porte à croire que plus les Juifs se considéraient français, anglais ou allemands de confession israélites, moins ils ressentaient le besoin de manifester collectivement leur différence par rapport au reste de la population », écrit fort justement Pomian (247), qui ajoute « uni par la foi, l’espace orthodoxe ne l’a jamais été par la culture avec la force qu’elle a eue dans l’espace catholique » (249). Pourtant, l’espace protestant, luthérien, en particulier en Allemagne, aura joué un rôle tout aussi fort. 

L’histoire moderne du musée, analysée dans ces trois volumes et tout particulièrement dans ce troisième tome, avec une exhaustivité stupéfiante par Pomian, d’un bout à l’autre du monde, atteste aussi que « notre civilisation a vu dans l’art une mystérieuse transcendance et l’un des moyens encore obscur de son unité, au moment où elle rassemble les œuvres devenues fraternelles de tant de civilisations qui se haïrent ou s’ignorèrent », comme le rappelait encore Malraux le 8 mars 1960 de la tribune de l’UNESCO, lors de son discours pour sauver les monuments de Haute-Égypte. Et cela, quand bien même de nombreux musées aujourd’hui, ne sont plus consacrés à l’art mais à la science, au sport, à tant d’autres activités humaines et surtout depuis les années 1950, aux grandes tragédies de l’histoire dans ces lieux de mémoire élevés à la dignité de Museum, et il en est des musées, comme de certaines pierres mémorielles, devant lesquels nul ne peut passer avec indifférence. Je me rappelle de que le pape Jean-Paul II proclamait depuis Auschwitz-Birkenau à l’été 1979, à propos de l’inscription hébraïque des victimes de la Shoah : « Devant cette pierre, il n’est permis à personne de passer avec indifférence[3]. » Et Krzysztof Pomian est d’origine polonaise et cette question des musées de mémoire est si fortement présente dans ce dernier tome. Il en montre l’importance exponentielle. 

Par ailleurs, une part importante de son analyse concerne les musées d’ethnologie et d’histoire et ceux des sciences et techniques, et l’on prend conscience du travail encyclopédique que révèle cette somme époustouflante. Pomian consacre également une partie de ses recherches à l’éclosion des musées d’immigration, depuis le mémorial d’Ellis Island, auquel, en France, Perec consacra d’abord seul un petit livre sous le même titre, avant de réaliser avec Robert Bober, un film pour l’Institut national de l’audiovisuel, en 1979.

Pomian rend un bel hommage à Malraux lorsqu’il affirme « que le Musée imaginaire est l’une des publications les plus importantes consacrées au musée dans la seconde moitié du XXe siècle et même dans toute la longue lignée inaugurée par les Lettres à Miranda de Quatremère de Quincy » (630 sq.).

La double question capitale posée par ce livre, dans sa dernière partie, concerne la controverse autour des « arts premiers » et du musée que le président Jacques Chirac leur a consacré au quai Branly, au point que le musée a dû prendre comme nom musée du quai Branly et non « musée des arts premiers » et la seconde question, également née en France pour devenir mondiale, est celle de la restitution de certaines œuvres qui furent purement et simplement volées à certains pays, alors qu’il s’agit d’œuvres à haute valeur mémorielle. 

Pomian analyse dans le premier cas du musée du quai Branly, « la victoire des connaisseurs d’art sur les ethnologues » comme « le grand triomphe de Malraux » (696). En ce qui concerne la grave question de la restitution, il cite en premier lieu le discours devenu historique d’Amadou-Mahtar M’Bow, directeur général de l’Unesco, le 7 juin 1978, constatant que « le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel » et que « de cet héritage, où s’inscrit leur identité immémorable, bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de l’histoire, une part inestimable » (719). Puis, il cite le discours de Macron à Ouagadougou dans lequel le président français appelait de ses vœux que : « Le patrimoine culturel africain soit accessible aux Africains en Afrique. » « Aucune autre personnalité occidentale de rang comparable n’a prononcé de telles paroles », écrit Krzysztof Pomian. 

Dans le même temps, il a conscience que « la controverse déclenchée par le rapport Sarr-Savoy […] n’est pas prête de se terminer » (724).

Krzysztof Pomian, à travers sa trilogie au dernier tome particulièrement saisissant, montre combien la question de l’art et du musée est devenue une question politique mondiale, de revendication des pays qui furent colonisés ou en tout état de cause objet de pillages de la part des pays alors dominateurs. Il montre que la question muséale est devenue planétaire et un enjeu mémoriel et politique toujours plus important. Malraux n’a certainement pas prévu cela mais cet enjeu universel qu’ont pris le musée et la question de l’art depuis quarante ans surtout, donne raison à l’importance qu’il leur conférait dans le monde contemporain et, les analyses et fulgurances de Krzysztof Pomian nous éclairent de façon magistrale sur ces questions, plus que jamais d’une acuité et d’une complexité capitales dans le concert des nations aujourd’hui. 


[1] Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires

[2] Inauguration de l’exposition « André Malraux et le Musée imaginaire », 12 juillet 1974,  Œuvres Complètes III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996. 

[3] Jean-Paul II, Une fraternité renouvelée – L’Église et le judaïsme, Paris, Bayard, Cerf, Mame, 2022.