Ce roman est terrible. Lionel Shriver scrute avec une ironie acide les moindres travers de la société américaine, et à nouveau elle fait mouche. Pourtant, sous l’acidité point la sympathie : les deux personnages principaux ne sont pas détestables, ils sont même attachants. C’est que Shriver n’est pas méchante. La méchanceté, en littérature, ne donne jamais rien de bon. La férocité, en revanche…

Un couple : Serenata et Remington. Au début du roman, ils ont soixante et soixante-quatre ans, elle travaille encore – elle prête sa voix à des jeux vidéos, des audio-books… – et lui a été mis à la retraite anticipée, pour une raison qui est un des motifs du roman, et que l’on ne dévoilera pas ici. Serenata et Remington forment un couple complice. Leurs deux enfants trentenaires se sont éloignés puis rapprochés d’eux, la fille a versé dans le prosélytisme évangélique et le fils est plus ou moins dealer. Mais Serenata et Remington, à bien y regarder, se suffisent à eux-mêmes : leur mariage est basé sur la conversation ironique, les réparties cinglantes, le rire franc. Jusqu’à ce que Remington, à soixante-quatre ans, donc, se mette en tête de faire un marathon. Il n’a jamais couru de sa vie, il n’est pas sportif, c’est Serenata la sportive. Elle, elle ne s’est jamais déplacée autrement qu’à vélo, à New-York ou ailleurs, elle s’est toujours réservée, dans la journée, une large plage de temps rien que pour elle, pour faire des séries d’abdominaux, aller courir ou nager. Mais, à l’instant où ses genoux lâchent, où elle doit envisager la pose de prothèses et donc renoncer à ses activités sportives, son mari se met au running.

Sur cette base de départ, Lionel Shriver englobe à peu près tout ce qui fait les Etats-Unis d’aujourd’hui : le culte du corps, le comptage journalier de ses pas, l’explication racialiste et « chose-phobe » des conflits dans le travail, les nouveaux convertis aux sourires béats et au ton outrageusement enthousiaste… Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes est un ouragan de dégommage complet. Avec un humour dévastateur, Lionel Shriver emporte tout sur son passage, les nouvelles certitudes, les nouvelles tendances, les nouvelles injonctions sociales. C’est absolument irrésistible. C’est par le regard et les jugements ironiques de Serenata que le texte montre son absolue vertu de dégommage. Serenata s’est toujours considérée comme indépendante d’esprit, et reste persuadée que tout ce qui fait la mode du temps, et particulièrement l’entraînement sportif, c’est elle qui l’a inventé, pour son usage strictement personnel. Elle, la compétition, ça ne l’intéresse pas. Pour Remington, en revanche, aller au-delà de ses limites physiques devient plus qu’un défi, une revendication. Après le marathon, le triathlon. Il faut dire que la jeune et sculpturale Bambi, coach sportif  de son état, l’a pris en main et ne le lâche plus. La maison de Serenata est envahie plusieurs fois par semaine par les membres de la team de « tri », comme ils disent, après l’entraînement.

Lionel Shriver observe à la loupe la vie de ce couple de sexagénaires, heureux en ménage mais bousculé par la tocade sportive de l’époux. Ces personnages-là sont préservés du pim-pam-poum impitoyable de l’autrice, qui ne laisse rien passer, absolument rien, des travers des membres du groupe avec lequel Remington s’entraîne. Ce jeu de massacre désopilant est principalement basé sur le dialogue, voire sur la retranscription d’enregistrements de conversations. Remington apparaît souvent comme naïf et mû par quelque chose qui le dépasse, alors que Serenata semble plus lucide. Ce couple-là est formidable. Vraiment formidable. Comment vieillir à deux à la retraite ? Voilà sans doute la question première que pose ce terrible et irrésistible roman, qui se termine tout doucement, tout calmement, tout paisiblement. L’épilogue, inattendu, est magnifique.

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes est un roman qui traite de façon désopilante de sujets hautement sensibles. Il n’y est pas seulement question de sport. Le chapitre 6, entièrement consacré au pourquoi et comment de la mise à la retraite anticipée de Remington, aborde de plein fouet des débats sociétaux tout à fait contemporains. Dans une parodie de procès dont Remington est l’accusé, on peut lire :

« CURTIS : Avant de commencer, j’aimerais reconnaître devant cette commission que je suis un peu gêné d’avoir été désigné président – pardon, pour présider –, parce que je suis douloureusement conscient de représenter le patriarcat blanc. Néanmoins, je m’identifie comme bi, par conséquent j’ai une certaine sensibilité aux problèmes que rencontrent les populations marginalisées, grâce à ma fréquentation de l’espace LGBTQIA. Mais, pour ma part, je considère qu’ici nous sommes tous trois au même niveau. En tant qu’homme blanc privilégié, j’aurais plutôt moins le droit de m’exprimer et je me sens petit au regard des déséquilibres de pouvoir social auxquels vous êtes comparativement plus exposés. »

Le talent de Lionel Shriver, on le savait déjà, repose en grande partie sur son regard d’une extraordinaire acuité. Ses romans sont des fables cruelles et salutaires. Qu’elle sauve du désastre annoncé le couple Remington/Serenata est un pied de nez revigorant, et l’on se rend compte que son talent réside aussi dans sa faculté d’empathie. Shriver est féroce, oui, mais pas méchante. Et furieusement talentueuse. Courez lire cette histoire de triathlon, de fuite en avant et d’apaisement. Vous en sortirez rincé et revigoré.


Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes (The motion of the body through space), traduit de l’anglais (USA) par Catherine Gibert, éd. Belfond, 19 août 2021, 384 p.