Cet hiver, alors que les musées et les centres d’art étaient fermés suite aux mesures anti-Covid, les galeries ont compté parmi les derniers îlots de culture encore accessibles pendant la pandémie. Du fait de ces circonstances, elles ont accueilli un nouveau public, souvent plus jeune. Cependant, jugées « commerces non essentiels » lors du troisième confinement, elles ont alors dû elles aussi fermer leurs portes.

Aujourd’hui, une galerie sur trois risquerait de ne jamais rouvrir[1]. Sachant également que 90% des artistes dépendent directement de leur galerie pour vivre, la crise sanitaire menacerait ainsi l’intégralité du monde de la création contemporaine[2].

Qu’on fait les galeries ? Quels moyens ont-elles trouvés, quelles stratégies ont-elles déployées pour continuer à travailler ? Comment les confinements ont-ils influé sur la production des artistes ?

A l’approche de la réouverture des commerces annoncée pour le 19 mai, cinq galeristes parisiens et un artiste reviennent sur cette année de pandémie.


Nous débutons cette série d’entretiens par le galeriste autrichien Thaddaeus Ropac, spécialisé dans l’art contemporain international. Il a fondé sa première galerie en 1981, à l’âge de 21 ans. Aujourd’hui, il représente plus de 70 artistes – dont Anselm Kiefer, Georg Baselitz, et Gilbert et George – répartis entre ses galeries de Salzbourg, Paris, Pantin et Londres. Il nous parle de la vie de ses galeries depuis un an et exprime les espoirs qu’il fonde dans les œuvres créées durant les mois de confinement.


Anne-Claire Onillon : Comment avez-vous organisé la vie de vos galeries en ces temps de Covid ?

Thaddaeus Ropac : C’est une gestion difficile, notamment parce que mes galeries se trouvant dans différents pays, elles ont été soumises à des temps de restrictions divers. La galerie de Londres était fermée de janvier à avril 2021, celle de Paris est fermée « seulement » depuis fin mars. Il y a eu une alternance de mois de fermeture et de mois d’ouverture ; mais même lorsque les galeries étaient ouvertes, elles ne l’étaient pas complètement. Il n’est pas facile non plus, pour une galerie avec une clientèle internationale, d’affronter le fait que personne ne peut voyager. 

Avez-vous trouvé de nouveaux moyens de présenter vos artistes et vos œuvres ?

Oui, bien sûr. Nous sommes très actifs sur les réseaux sociaux. Nous avons créé des formats spécifiques sur Internet : l’exposition en ligne, mais également des expositions au format réalité virtuelle. Dans notre équipe, sept personnes se consacrent maintenant à ce format, et cela marche bien : plus de 200 000 personnes nous suivent sur Instagram et beaucoup d’autres visitent nos sites.

Ne pensez-vous pas que ces nouveaux moyens changent le rapport du public à l’œuvre ?

J’avoue que cela m’attriste un peu que l’art, les procédés artistiques soient de plus en plus actifs online. Je préfère vraiment le contact physique direct avec l’œuvre d’art. Mais lorsqu’on travaille à un niveau international, le virtuel offre la possibilité de donner à voir l’art sur Internet. Je crois que l’avenir alliera l’exposition dans les galeries et les musées à l’exposition sur le Web.

Les deux seraient donc complémentaires ?

Absolument. Le marché de l’art permet aux gens de découvrir l’art, et ils sont de plus en plus nombreux chez nous. Cela va dans le sens d’une internationalité.

Quel artiste ou quelle œuvre, pour vous, représenterait la période que nous traversons ?

Notre artiste Yan Pei-Ming. Il est franco-chinois et vit entre Shanghai et Paris. Nous avons exposé dans la galerie de Salzbourg une série d’autoportraits de Yan Pei-Ming avec des masques. C’est une démarche intéressante, qui communique bien l’ « atmosphère Covid » et qui interpelle. Une exposition de ses autoportraits (lien) devrait ouvrir le 19 mai au public à Paris.

Est-ce que ce n’est pas un peu anxiogène de voir en peinture ce qu’on voit tous les jours dans la rue ?

Si. Mais l’art, c’est la vérité, la réalité et l’imagination. Ming est toujours entre les trois. La réalité, la vie réelle, ce sont les matériaux de l’artiste. Cela dit, nous travaillons avec 70 artistes et il est le seul à avoir représenté cette situation.

C’est surprenant.

Peut-être que dans l’avenir nous en aurons d’autres. Nous avons en ce moment dans notre galerie de Salzbourg une exposition de Georg Baselitz. Les toiles qu’il a produites pendant cette pandémie n’y renvoient pas directement. Et le thème de la pandémie n’est pas non plus présent dans les nouvelles œuvres d’Anselm Kiefer.

Avez-vous dans votre fonds un artiste dont l’œuvre serait porteuse d’espoir et pourrait « illuminer » le quotidien que nous traversons ? Parmi les créations de vos artistes, quelle œuvre symboliserait l’espoir ?

L’espoir ?… Je n’en vois aucune qui incarne littéralement l’espoir. Les œuvres offrent énormément de choses, mais je ne crois pas qu’elles ont vocation à donner de l’espoir. Je pense plutôt que les artistes ont profité de ce moment pour créer des œuvres très spéciales, même si celles-ci ne traitaient pas du thème de la pandémie. Il me semble que leurs œuvres seront davantage impactées par le fait que les artistes étaient seuls dans leurs ateliers, sans les visiteurs habituels, dans une concentration qui, je crois, va être porteuse d’une bonne surprise pour le monde de l’art. Les artistes mettent cette période à profit pour réaliser de grands travaux ; c’est pour eux une période stimulante et un moment extrêmement actif, un moment dont, je l’espère, il sortira des œuvres fortes et quelques chefs-d’œuvre.

Quel message auriez-vous à transmettre aux jeunes artistes d’aujourd’hui ? Qu’auriez-vous envie de leur dire ?

Je ne crois pas aux messages généralisateurs. Il est beaucoup plus intéressant de considérer chacun dans son individualité. Il faut prendre en compte les trends, les mouvements, les tendances. L’un des mouvements, c’est l’art digital, et maintenant nous avons aussi le NFT [Non-Fungible Token : jeton non fongible]. C’est une voie très actuelle, qui génère une certaine irritation parce que la qualité est très modeste ; mais c’est une question de progrès, de perfectionnement, de pratique de l’art digital. Ça, c’est vraiment le futur.

Vous pensez que c’est l’art du futur ?

Je ne le souhaite pas. Mais le digital est indéniablement l’une des possibilités pour créer dans l’avenir. Pour moi, la réaction du marché est excessive. Peut-être avez-vous vu la vente chez Christie’s, à New York, de cet artiste : Beeple. Il a vendu une œuvre d’art digitale pour presque 70 millions de dollars, et c’était absolument indigent !

Avez-vous peur qu’avec les nouvelles technologies, l’œuvre perde son aura ?

Oui, je le crains. Je suis très curieux de ce mouvement, mais je suis plus « classique ». J’aime voir les peintures, les sculptures, la photographie, les installations aussi. Je suis très ouvert au monde nouveau, mais en effet, j’ai peur que l’art digital détruise l’aura de l’art. Peut-être est-ce là l’un des aspects de notre temps ? Peut-être que l’avenir impose la perte de cette aura, et que c’est ce que veulent les jeunes artistes, voire les jeunes tout court.


Yan Pei-Ming Autoportrait, le calme, 2020 Oil on canvas
Yan Pei-Ming Autoportrait, le calme, 2020 Oil on canvas 50 x 40 x 2,5 cm © Yan Pei-Ming / Adagp, Paris, 2021 Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London • Paris • Salzburg

Yan Pei-Ming
“Autoportraits”

24 April – 3 July 2021 
Thaddaeus Ropac
7, rue Debelleyme
75003 Paris
https://ropac.net/exhibitions/585-yan-pei-ming-autoportraits/

Painting of Sean Scully Wall Pink, 2020
Sean Scully Wall Pink, 2020 Oil on aluminium 101,6 x 114,3 cm © Sean Scully Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London • Paris • Salzburg

Sean Scully
“Entre ciel et terre”
24 April – 3 July 2021
Thaddaeus Ropac
7, rue Debelleyme
75003 Paris

Sean Scully « Entre ciel et terre » exposition en ligne ici 

sculpture de Joseph Beuys, Badewanne, 1961-1985
Joseph Beuys Badewanne, 1961-1985 Bronze, Blei, Kupfer, doppelwandiger Guss, 1400 kg 90 x 165 x 340 cm © Estate of Joseph Beuys Adagp, Paris, 2021

“30 Years in Paris”
Exposition de groupe
until 26 June 2021

Thaddaeus Ropac | Paris Pantin
69 avenue du Général Leclerc
93500 Pantin 


www.ropac.net 

[1] Museum tv  18/05/2020

[2] Connaissance des arts du 14 janvier 2021