Il existe plusieurs manières de défendre ses idées, et l’une des plus élégantes, et sans doute des plus efficaces, est d’en passer par la mise en fiction. Camille Brunel est antispéciste et militant végane, l’animalisme est un de ses combats. Dans Les Métamorphoses, il imagine que sur la planète se répand un virus qui transforme les humains en animaux. Et parmi les humains, surtout les hommes, d’ailleurs. L’héroïne est une jeune femme militante que l’on découvre en début d’ouvrage au sein de sa famille, pour un repas de baptême. La jeune femme se prénomme Isis, elle est venue à la cérémonie et au banquet en couple, ou tout comme. Celle qui l’accompagne est Dinah, sa chatte, qu’elle nourrit depuis toujours de croquettes véganes et à qui elle a enseigné à ne pas chasser. Pour Isis, Dinah, c’est quelqu’un. 

Le roman de Camille Brunel relève à l’évidence du fantastique, ou du merveilleux, mais creuse aussi une autre veine, voire deux. Isis est une accro des réseaux sociaux, elle scrolle à tout va tout en caressant la tête de Dinah. Comme tous les addicts à Facebook, Twitter et Instagram, elle est abonnée à des comptes et « amie » avec des personnes qui partagent ses préoccupations. Tout le reste est accessoire, et n’apparaît pas sur son écran de téléphone. Dinah est lesbienne, ce qui pourrait n’avoir aucune importance ailleurs, mais dans ce roman, les femmes occupent une place centrale, et revendicatrice. Puisque le virus s’attaque prioritairement aux hommes, les femmes vont se regrouper dans des refuges appelés « gynécées », mis en place et organisés par des dirigeantes d’entreprises qui ont choisi de redistribuer leur fortune, et de focaliser la recherche scientifique sur la « sexuation des cellules primordiales afin de produire la vie avec deux donneuses du même sexe. » La défense de la cause animaliste rejoint un féminisme visant à l’exclusion des mâles. 

Les Métamorphoses est un roman rudement malin, bâti sur le suspense et l’humour. Un homme se conduisant plus ou moins comme un porc pendant un repas ne sera pas transformé en cochon mais en taureau. Une femme enceinte voit son terme reculer de semaine en semaine, sans savoir à quoi/qui elle donnera le jour. Les conjoints des métamorphosés veulent parfois – pas toujours – soustraire la personne qu’elles aiment aux autorités sanitaires, et cachent dans leur chambre des terrariums, des bocaux à poissons… Tous les animaux sont évoqués dans Les Métamorphoses : insectes, arachnides, mammifères terrestres et marins, poissons… Camille Brunel s’amuse, à l’évidence, en utilisant des noms d’animaux que nous ne connaissons pas, ou peu. 

Mais Les Métamorphoses est avant tout un livre politique, qui résonne singulièrement ces temps-ci. Oh, pas à cause d’une pandémie imaginaire qui nous renverrait à la situation sanitaire actuelle. Remontons quelques mois encore en arrière, et souvenons-nous que le parti animaliste a obtenu 2,2% des voix aux dernières élections européennes, quand le parti communiste, par exemple, en obtenait 2,5%. « Je considère que l’animal doit obtenir le statut de personne physique » déclarait Hélène Thouy, tête de liste du parti animaliste. La défense de la cause animale est un combat contemporain, prégnant et nécessaire. L’animalisme se situe un cran au-dessus du bien-être de celles que nous appelons encore « nos amies les bêtes ». Isis, l’héroïne du roman, affirme : « J’ai toujours considéré les animaux comme des personnes, contrairement aux masses qui ne s’y sont mises que récemment, quand c’est devenu littéral ». C’est devenu littéral lorsque les humains se sont métamorphosés en animaux, et la pandémie imaginée par Camille Brunel change passablement la vision des choses et des événements. Par exemple, il faudra « enseigner aux générations futures que les animaux ne sont plus de lointains cousins, comme à l’époque de Darwin, mais des parents proches », ou encore « Pas question d’aller chasser la famille […]. On ne touche plus aux animaux parce qu’ils descendent de l’humain. Darwinisme inversé ». En métamorphosant les oncles, cousins, grand-mère et amis de son héroïne Isis, Camille Brunel rend la question de l’animalisme parfaitement personnelle. Le roman est bien la manière la plus efficace, ici, de défendre une cause.

Le roman a une fin romanesque, saisissante, et une fin prolongée, dans une réflexion intitulée « Lignes de suite ». L’addiction d’Isis aux réseaux sociaux y trouve soudain tout son sens. Nous laissons le lecteur découvrir ce prolongement réflexif, qui réunit les fils tressés tout au long du livre. Juste une phrase, tout de même, de cet épilogue : « Déléguant aux machines ce qui nous distingue d’eux, nous nous comporterons enfin comme des animaux, présents et absents, pensifs et sauvages, le langage percé de blancs ; certainement pas stupides. » 

Si le bien-être animal est sans conteste une cause à défendre – l’incurie de la tenue de nos abattoirs est une tache qu’il nous faut laver urgemment, par exemple – le mouvement animaliste se place délibérément sur le terrain philosophique et politique. L’animalisme est-il un humanisme ou un anti-humanisme ? Si l’animal est une personne, quels sont ses droits ? Et sur quels animaux doit-on bâtir un nouveau code ? Les prédateurs ? Les moustiques ? Les mammifères, par anthropomorphisme ? Tout le règne animal, auquel les humains appartiennent ? Les enjeux sont vertigineux. En inversant, dans son roman, la flèche de l’évolution – darwinisme à l’envers – Camille Brunel s’inscrit, avec force, dans le débat. 


Camille Brunel, Les Métamorphoses, éd. Alma, août 2020, 208 pages.