L’idée communément répandue est que la sorcière relève de l’univers médiéval. En réalité, les grandes chasses aux sorcières ont eu lieu à la Renaissance, après l’invention de l’imprimerie. Armés de leur exemplaire du Malleus Maleficarum, les inquisiteurs interrogeaient et torturaient des femmes – et quelques hommes –, s’ingéniaient à leur faire avouer des pratiques impensables comme la participation au sabbat. Le sabbat, cette grande orgie où les sorcières se rendaient à califourchon sur un balai, où elles forniquaient avec le diable. La femme, cet être sexuellement débridé, maléfique magicienne, connaissant les vertus des plantes, capable de concocter les pires poisons, ayant accès à une dimension autre, inaccessible au commun. Elle, là, et ses remèdes de « bonne femme ». Même si l’étymologie de l’expression renvoie à la fama, c’est-à-dire à la bonne réputation, des remèdes qui ont fait leurs preuves, donc, « bonne femme » reste une insulte, à tout le moins tient du sarcasme ou de l’apostrophe misogyne. Les bonnes femmes, tout de même…

Isabelle Sorente voit apparaître une sorcière. C’est le mode de déclanchement de la fiction, chez l’autrice : elle voit une image. Pour Le Complexe de la sorcière, elle visualise une femme tondue, rencognée dans l’ombre. Voilà le départ d’un nouveau livre. Commence une période de documentation durant laquelle Isabelle Sorente se rend compte que les grandes chasses aux sorcières ont eu lieu après ce que notre inconscient collectif nous avait laissé croire. Et, parallèlement à ces lectures documentaires, se dessine l’idée d’une généalogie psychologique (psychogénéalogie) qui ferait de la sorcière le motif d’un complexe inédit – non nommé jusqu’à présent. Quel est donc cet inquisiteur en nous qui nous persuade que nous enfourchons des balais pour aller forniquer avec le diable ?  De guerre lasse, nous le croyons, nous y croyons, et nous avouons des forfaits que nous n’avons pas commis. Chaque fois que l’on nous dit ce que nous sommes, nous approuvons. Le discours sur nous devient le seul discours. 

La remontée du sort de la sorcière dans notre psyché, c’est ce qu’explore Isabelle Sorente, avec un courage que l’on doit saluer, et dont on doit la remercier. Elle nous livre, nous offre, sa réflexion sur son propre inquisiteur. Non, pas sa réflexion, mais son apparition, son dévoilement. Nous sommes, soudain, sur les bancs du collège. Nous sommes elle, Isabelle, celle dont les camarades ne prononcent jamais le prénom. Isabelle, c’est « ça », ou « la conne ». Harcèlement scolaire. Des gifles en plus des réflexions. On la moque, elle est une pestiférée. Elle a une amie, Sandrine, qui n’ose pas dire qu’elle est son amie. Qui fait celle qui la moque aussi, en classe et dans la cour. Qui lui demande, parfois, pourquoi elle ne réagit pas aux attaques, aux baffes. La narratrice ne sait que répondre qu’elle est paralysée, qu’elle ne peut pas faire un geste, ou s’exprimer. C’est que l’inquisiteur en elle a toujours pris le dessus : on lui dit ce qu’elle est – un rien, un ça, une conne – et elle avale le discours, s’y conforme. Comme la femme déclarée sorcière à qui l’on a fait avaler qu’elle allait forniquer avec le diable les jours de sabbat, et qui répond oui, c’est vrai, j’ai fait ça. Elle est dans le désir de l’autre, toujours. Elle lui donne ce qu’il veut voir, elle lui renvoie l’image qu’il veut recevoir. 

Le livre avance au pas de la découverte, et c’est là une sorte de tour de force dans la narration. Le lecteur navigue entre plusieurs époques qui se chevauchent et s’entremêlent : la conceptualisation du complexe en lui-même, la psychanalyse entreprise par Sorente à l’âge de vingt-huit ans, les terrifiantes années au collège, le retour sur les relations familiales entre père, mère, frère et narratrice… Une situation nous est donnée, parlante : le père apprend au fils à se défendre physiquement, il lui donne un cours de self-défense ; tandis que la fille, qui se confie à la mère et évoque son calvaire au collège, s’entend répondre « oui, à moi aussi ça m’est arrivé ». Et c’est tout. Le complexe de la sorcière a encore frappé : au-delà de l’attention maternelle que l’on pourrait être en droit d’attendre, c’est l’inquisiteur en soi qui reprend le dessus. Celui de la mère, celui de la fille.

Isabelle Sorente est de ces écrivains qui fouillent les failles. Les siennes, sans doute, mais l’écho qui se répercute sur les parois de ses failles personnelles, nous l’entendons. Ici, dans Le Complexe de la sorcière, Sorente analyse au plus près sa propre réflexion, son propre cheminement, et nous entraîne avec elle. Elle nous donne aussi quelques clés de son parcours familial et conjugal. Voilà un livre qui ouvre une nouvelle veine d’exploration de la psyché, qui ne lance pas d’anathème, qui, au contraire, glisse avec grâce et sincérité vers la réconciliation. 

Le Complexe de la sorcière est un livre hybride – essai, autofiction, fiction tout court – qui, par sa forme même, épouse toutes les voies possibles d’une nouvelle façon de nommer les choses. Isabelle Sorente met un nom, un mot, sur ce qui l’a construite – oui, même dans le désastre on se construit – et, en livrant son expérience personnelle, éclaire de façon inattendue et convaincante une part de notre ombre. Un livre remarquable d’authenticité et ensorcelant de vérité dévoilée. 

Isabelle Sorente, Le Complexe de la sorcière, éd. Julliard, janvier 2020, 300 pages.