L’Allemagne est rattrapée par ses mauvais démons. Depuis 2015, le pays vit, un à un, la levée de ses tabous les plus ultimes. Un parti ouvertement d’extrême droite a envoyé des élus au Parlement national ; pour la première fois depuis 1945, il a été en situation, en Thuringe, de faire pression sur les partis de gouvernement, et de provoquer l’élection de son candidat. Par ailleurs, un mouvement islamophobe et raciste, Pegida, a colonisé les rues de Dresde et de bien des rues d’ancienne RDA, avant de fomenter des émeutes, où, à Chemnitz, en 2018, entre skinheads, hooligans et fachos, les slogans étaient nauséabonds, xénophobes, et les gestes, d’une violence terrifiante. C’est dans ce contexte que l’attentat de Hanau, qui a fait neuf morts, prend place. Il est l’acte d’un raciste, qui s’en est pris à la communauté kurde et à des bars à chicha. Dans des vidéos retrouvées chez lui, il évoque des « peuples à éliminer ». Mais, pour comprendre où en est l’Allemagne, cet attentat mérite d’élargir un peu la focale.

A court-terme, l’attentat s’inscrit dans un contexte extrêmement tendu. Un préfet, celui de Cassel, qui était connu pour son soutien à la politique d’accueil des migrants, a été assassiné en juillet. Une synagogue a été attaquée par un suprémaciste blanc en novembre. Bref, l’extrême droite tue, comme à Auckland en Nouvelle-Zélande. Le discours « décomplexé », zemmourien, grand-remplaciste, a des conséquences. Elles sont terribles. Comparaison n’est pas raison, mais si l’analogie avec le terrorisme islamiste a un sens (et pas sûr que ce rapprochement ait en général beaucoup de validité, mais au moins sur ce point), rien ne serait pire que de psychiatriser l’idéologie. Les terroristes ne sont pas des fous, mais des militants, ou alors, l’un et l’autre simultanément. Le « rien-à-voirisme » que l’on moque, à l’encontre de ceux qui veulent à toute force disjoindre l’islam de l’islamisme, alors qu’il y a un lien évident, mais non nécessaire, est tout autant insupportable avec le terrorisme d’extrême droite. C’est pourtant ce discours qu’a osé reprendre le chef de l’Afd après l’attentat de Hanau : « Ce n’est ni du terrorisme de droite ni du terrorisme de gauche. C’est l’acte délirant d’un fou. Toute forme d’instrumentalisation politique de cet acte horrible est une ineptie cynique« . Les salafistes nourrissent Daech. L’Afd alimente l’idéologie des suprémacistes blancs. Les terroristes n’ont pas seulement des armes : ils ont des idées.

Et puis, à long-terme, l’attentat est sensible en Allemagne parce qu’il renvoie, bien sûr au nazisme et au passé irrémédiable du pays, mais aussi, plus récemment, à l’impensé raciste du pays. Au début des années 2000, les services de renseignement n’ont pas pris au sérieux la menace d’un terrorisme fasciste, fermant les yeux. Pire, certains des membres des services de sécurité ont même activement et tacitement aidé ce groupuscule néo-nazi, le NSU, à commettre une série d’attentats qui fit au total dix morts, de 2002 à 2007. Il y a un an, le chef des services de renseignement, M. Maassen, celui-là même qui prit la tête des organes d’investigation après le scandale du NSU, a tenu des propos scandaleux. Dans le parfait langage complotiste d’extrême droite, il douta en public de la réalité des vidéos montrant les ratonnades des skinheads à Chemlitz : « Il y a de bonnes raisons de croire que tout cela relève d’une désinformation intentionnelle, peut-être pour détourner l’attention du public du meurtre de Chemnitz », avait-il assuré. Bien sûr, les vidéos étaient vraies, Maassen n’avait pas de preuves, et il fut, heureusement, limogé mais il fut entre-temps soutenu par l’actuel ministre de l’Intérieur, M. Seehofer, un homme qui jugeait récemment que « l’islam n’appartenait pas à l’Allemagne ».

Qu’on ne se trompe pas. Toute la classe politique a eu des mots admirables en mémoire des victimes de Hanau. Angela Merkel a tenu un impeccable discours. Mais l’attentat touche plusieurs points sensibles d’une Allemagne à bien des égards déboussolée. L’extrême droite, l’ultime tabou, progresse dans les urnes, pour la première fois depuis Hitler. L’efficacité de ses services secrets est mise en doute – ils seraient gangrenés par le racisme et ayant en tout cas un train de retard, concentrés par inertie sur le risque de terrorisme, pour l’instant amorphe, d’extrême gauche. L’Allemagne, sous Angela Merkel, se voulait, prospère et orgueilleuse, libérale et tolérante, le pays de l’ennui heureux, où l’Histoire n’avait plus cours. Les Allemands, avec les attentats islamistes et d’extrême droite, finissent de sortir de ce temps des illusions. Ce n’est pas encore Le monde d’hier de Zweig. Mais c’est déjà, pour les Allemands, entre peur, remord, et examen de conscience, La Confusion des sentiments.