L’un des thèmes majeurs de ce remarquable roman apparaît dans l’épigraphe, qui ne prend son sens que dans le dernier versant du texte, laissant ainsi le lecteur s’imprégner de la totalité des réflexions soulevées. Car Une machine comme moi est un roman dense, fourni, comme on le dirait d’une végétation : tout s’y imbrique et s’entremêle. Si la narration en elle-même est linéaire, à l’exception notable d’un presque récit inséré dans une conversation au mitan exact du livre, les différents événements se rejoignent de façon si vertigineuse que l’on sait, et voit, que l’on est entré dans un texte majeur.
Mais la structure, tout juste évoquée ci-dessus, ne dit rien de l’histoire. L’histoire, donc. Et tout d’abord le lieu et l’époque. Nous sommes à Londres, en 1982. Margaret Thatcher est premier ministre, on assiste à la défaite du Royaume Uni lors de la guerre des Malouines, les Beatles sont toujours ensemble. On laisse au lecteur la surprise de découvrir qui est le président de la République française. Dans cet univers fictionnel qui, on en conviendra, ne correspond pas au déroulement historique, la vraie et belle surprise de taille est la présence d’Alan Turing. On le sait, le casseur du code Enigma s’est suicidé en 1954. Ian McEwan répare dans sa fiction cette mort si injuste. Et, puisque Turing est toujours vivant, le monde est différent. C’est comme si tout s’était accéléré dans la recherche en informatique. Dans le 1982 de McEwan, on peut acquérir un robot de compagnie. Il y des mâles – les Adam – et des femelles – les Eve. Le personnage principal de l’histoire, Charlie, fait l’acquisition d’un Adam. Une machine qui doit être rechargée à l’aide d’un câble fiché dans le nombril, mais qui a tout de l’apparence humaine, qui est corps et esprit, qui est capable de sentiments et de jugements.
Charlie est amoureux de sa voisine Miranda, et nous assistons au déroulé de leur histoire d’amour. Le robot Adam tombe amoureux de Miranda. Voilà un vaudeville sur fond de rivalité homme/robot qui aurait pu tomber dans la farce, mais ce qu’écrit McEwan, avec Une machine comme moi, c’est une tragédie. L’amour et le devoir. La transgression et le respect de la règle en même temps. Et l’épigraphe se rappelle à notre mémoire, voici venu le temps de la citer in-extenso :
«Mais souvenez-vous, s’il vous plaît, de la Loi qui est la nôtre,
Nous ne sommes pas faits pour comprendre un mensonge…»
Il s’agit d’un extrait du poème de Kipling The Secret of the Machines. Le vers suivant, qui n’est pas cité en exergue du roman, est instructif à plus d’un titre : «We can neither love nor pity nor forgive». Il faut ici être plus clair, sans rien dévoiler d’essentiel. Essayons… Miranda, la fiancée d’Archie – le propriétaire du robot – a porté plainte pour viol contre un jeune homme, qui a été condamné et a purgé sa peine. Miranda, en accusant le jeune homme, a agi selon ses propres lois, et a voulu réparer une injustice. Pour Adam le robot, amoureux de Miranda mais «homme» intègre, la loi est la loi. Quelque part dans son logiciel de base, les conflits ne peuvent être dénoués qu’en suivant la règle. Le fait que le robot éprouve des sentiments – «we can neither love» n’est pas de mise ici – donne au roman son aspect tragique et, comme souvent dans la tragédie, son ressort romanesque premier. La loi du robot, chez McEwan, c’est dura lex sed lex.
Présenté ainsi, Une machine comme moi pourrait passer pour une uchronie à la Philip K.Dick, d’ailleurs il est fait référence en sourdine à Blade Runner, Adam se félicitant que l’on n’ait pas implanté dans ses circuits, et dans ceux de ses congénères, de faux souvenirs d’enfance. Mais dans le Royaume Uni de 1982 du roman de McEwan, notre société contemporaine – oui, on est en 1982, mais on est aussi ici et maintenant – est également sondée de façon sociologique, politique et économique. Une machine comme moi échappe à la catégorisation pure et dure. Le robot, à qui l’on décide de donner telle ou telle personnalité selon un questionnaire à remplir avant sa mise en route, est aussi, comme toute machine informatique, un «calculateur», un «computer». Charlie, qui vivotait de timides spéculations boursières en ligne, délègue la tâche spéculative à Adam, et l’argent afflue. En parallèle, un bambin malmené et maltraité est en passe d’être vendu par ses parents à Charlie et Miranda. Et voilà que le robot vacille dans sa compréhension des humains : que signifie «être un enfant», quand on est mis en route déjà adulte ? Et qu’est-ce que c’est que danser, jouer ? Il y a donc d’autres formes d’amour que l’amour charnel et passionnel ? L’amour maternel, paternel ? Et puis, au fond, à quoi sert-il d’amasser autant d’argent pour le compte d’un seul couple, quand la politique suivie par les gouvernements produit des pauvres et des précaires ? Doit-on agir pour LE bien ou pour SON bien ?
Je n’évoque que quelques-uns des thèmes abordés dans Une machine comme moi. Ce roman-là écarte largement les lèvres de nos plaies immédiatement contemporaines – le Brexit, par exemple, que je n’ai pas traité ici – mais aussi celles de notre histoire immédiate avec la référence à la scandaleuse poll tax. On trouve dans le livre de Ian McEwan de quoi prolonger nos réflexions politiques et humaines, immédiates et ontologiques. C’est à cela que l’on reconnaît un grand roman.
Un dernier mot sur le Turing du roman – ce Turing prolongé, parfaitement reconnu dans son couple homosexuel, intègre au point d’offrir ses codes en Open Source : lorsque tout est consommé entre Charlie et son robot Adam, Turing s’insurge. C’est au mathématicien que Ian McEwan confie la réflexion sur le fait d’agir selon sa conscience. La présence inespérée d’un Turing remis à la place qui aurait dû être la sienne – répétons-le, le suicide de Turing est une injustice majeure de l’histoire – donne au roman sa véritable portée.
Une machine comme moi est un roman magnifique, exceptionnel, qui sonde les arcanes de la conscience humaine éternelle et de la condition de l’humain contemporain. On y débusque, aussi, en presque running gag, la systématisation des haïkus, en même temps que leur vérité première. Car dans Une machine comme moi, l’humour est aussi à l’œuvre, cette distance primordiale qui nous donne à voir ce que nous oublions de regarder.
Courez lire Une Machine comme moi. Ce n’est pas le roman de la rentrée d’hiver. C’est, au bas mot, le roman de la décennie qui s’ouvre.
Ian McEwan, Une machine comme moi (machines like me and people like you), traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, éd. Gallimard, 3 janvier 2020, 390 pages.