La fin du Moyen-âge a une date précise : le 12 octobre 1492, jour de la découverte de ce que l’on n’a appelé que plus tard l’Amérique. L’année 1492 est une année charnière – dans l’ordre : prise de Grenade (i.e. fin de la Reconquête) en janvier, expulsion des Juifs en mars, et découverte de l’Amérique, donc, en octobre. Tout cela dans un seul pays, l’Espagne. Les hispanistes, d’ailleurs, ont coutume d’ajouter à cette somme d’événements déterminants la publication à Salamanque de la grammaire de Nebrija, premier ouvrage fixant les canons d’une langue romane. A l’évidence, on change d’époque. Laurent Binet imagine, dans Civilizations, que l’un de ces quatre faits, s’il a eu lieu, n’a pas eu de retentissement, pour la bonne raison que, dans son roman, Christophe Colomb n’est jamais revenu de sa première expédition.

 

Durant la Découverte, puis la Conquête, les virus apportés par les conquistadores, l’apparition des chevaux et des armes à feu, ont contribué à l’effet de sidération des autochtones. C’est ce que dit une histoire que l’on raconte presque comme une légende, tant elle est merveilleuse au sens de fantastique. Les Européens découvrent le Nouveau Monde, et ouvrent une nouvelle page de l’Histoire. Laurent Binet prend l’Histoire à rebrousse-poil : et si c’était l’Europe, le Nouveau Monde ? Et si les Indiens – appelons-les ainsi – avaient été immunisés contre la rougeole et les autres maladies ? Et si les chevaux avaient été importés quelques siècles auparavant, abandonnés par une expédition viking ? Et si Christophe Colomb s’était heurté à plus fort et plus malin que lui ? Et si, par de tortueux hasards tout à fait envisageables, quelques Incas, après des guerres fratricides, avaient fait le chemin à l’envers, pris la mer, traversé l’Atlantique, et débarqué à Lisbonne au lendemain du tremblement de terre de 1531 ? Qu’est-ce que ça changerait ?

 

Ça change tout, bien entendu. Laurent Binet n’envisage pas l’Histoire du point de vue des vaincus, il nous la raconte d’une autre façon, fictionnelle et politique. Le point de vue qu’il adopte est celui des civilisés débarquant sur des terres incompréhensibles. Qui est le sauvage de qui ? La péninsule ibérique du XVIème siècle que les Incas découvrent est décrite comme une terre à décrypter, passablement effrayante : des «tondus» adorent un «dieu cloué», des bûchers sont dressés, sur lesquels on immole, avec ou sans strangulation préalable, des hommes et des femmes vêtus de robes et encapuchonnés, parce qu’ils refusent de «se passer la main sur le visage et la poitrine». L’Espagne vit ses plus terribles heures inquisitoriales sous les yeux de Persans à la Montesquieu avant l’heure. Eux, les nouveaux arrivants, n’ont rien contre les sacrifices humains, mais tout cela leur échappe un peu, tout de même. Laurent Binet s’amuse au contre-pied systématique : il met en scène une sorte de massacre de Cholula à Tolède ; il peint un personnage d’interprète, sous les traits d’une descendante d’espagnols se souvenant de la langue de ses ancêtres, qui sert de truchement entre les découvreurs et les découverts, qui n’est pas sans rappeler la Malinche de Cortès, en plus dévêtue. Les étonnements, parmi les Incas de Binet, sont plus politiques et sociaux que ceux des conquistadores : les nouveaux venus s’étonnent avant tout de la misère des uns et de la richesse des autres – les paysans, les dirigeants – mais, toujours selon le contre-pied systématique, ils sont aussi intrigués par les boissons, et le vin en particulier, les aliments et les animaux, comme ont pu l’être, dans la vraie Histoire, les conquistadores dans leur découverte du Nouveau Monde, par les tomates, le maïs, la papa, le chocolat ou les dindons.

 

Pour qui n’est pas ferré à glace sur le XVIème siècle européen, cette uchronie se lit comme un roman d’aventure un peu foutraque où prédomine le comique de situation. Mais si nous convoquons tout ce que nous savons de l’époque, pour l’avoir vu à l’école ou étudié plus précisément à l’université, le XVIème siècle que Binet met en scène nous apparaît d’autant plus cruel. La Réforme, la Contre-Réforme, Henri VIII et Anne Boleyn, Luther et les Indulgences, les guerres et les alliances de circonstance, Charles Quint et son empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais… Sauf que dans le roman, Charles Quint le voit, le crépuscule. La Conquête européenne des Incas s’accompagne de mesures radicalement inversées par rapport à l’Histoire : la liberté de cultes est instaurée – on y adjoint le culte du soleil –, les Juifs sont autorisés à revenir en Espagne, la terre est redistribuée dans une réforme agraire qui rappelle celles qui ont eu lieu au XXème siècle en Amérique latine. Les cartes sont rebattues, ce qui n’exclut ni les conflits ni les révoltes. L’exercice romanesque est intéressant, dans la mesure où il nous oblige à prendre conscience de notre propre Histoire. C’est tout l’intérêt des uchronies.

 

Laurent Binet bâtit son livre en quatre parties qui, toutes, font référence, stylistiquement et structurellement, à l’époque qu’elles englobent. Une saga nordique, une parodie de journal de bord de Christophe Colomb, une chronique de type «Les Incades», où l’on entend comme en écho une chronique des Indes à l’envers, et un épilogue lorgnant vers la littérature du Siècle d’or, dans lequel Cervantès himself est le héros d’aventures barbaresques. Son compagnon est un Grec, on y reconnaît El Greco. Le texte de Binet est constamment allusif, ou plutôt référentiel. Pour goûter pleinement l’aventure, il faut pouvoir être à même de faire sans cesse la navette, durant la lecture, entre la convocation des souvenirs scolaires et-ou universitaires et la torsion imaginaire proposée par l’auteur. Cette lecture-là devient alors formidable.

 

La conquête à l’envers est un thème qui a été abordé dans la littérature latino-américaine, particulièrement par Carlos Fuentes dans le recueil L’Oranger, et notamment dans la nouvelle «Les deux rives». Les auteurs mexicains – Fuentes, donc, qui lui aussi a mis en scène, entre autres dans le magistral Terra Nostra, un personnage convoquant la figure de Christophe Colomb, et surtout Octavio Paz, dont l’essai Le Labyrinthe de la solitude (1950) fouille au plus profond de l’inconscient mexicain le traumatisme de la dualité de la Malinche, cette princesse autochtone qui a donné un fils à Cortès et lui a servi de truchement lors de la conquête – s’expriment à partir de leur propre Histoire, et réfléchissent au sort américain du point de vue du «découvert». Laurent Binet, dans Civilizations, brode le motif depuis l’Europe, même s’il donne voix aux Incas. La perspective est entièrement déviée par rapport aux auteurs latino-américains. Civilizations est un texte qui parle de l’Europe sociale et politique du XVIème siècle, et, au fond, très peu des Incas. Ce livre est un miroir grossissant qui met la focale sur ce que nous sommes et avons été. La preuve est peut-être à débusquer dans la langue elle-même : chez Binet, les Incas apprennent le castillan, qui est la langue de la Conquête espagnole. Si les Européens conquis par les Incas avaient dû s’exprimer en quechua, la logique uchronique eût été poussée à son paroxysme. Et là, alors, sans doute, la face du monde eût été vraiment changée.

 

L’air ambiant est à l’uchronie et à la dystopie, notamment dans l’imaginaire des séries. La torsion de l’Histoire, passée ou contemporaine, est, en général, motif à réflexion sur nos agissements immédiats. Dans Civilizations, on reste quelque peu sur sa faim. L’exercice est bien mené, solidement documenté, plaisamment décliné, mais… mais il manque quelque chose, qui peut-être sera déployé ultérieurement. Laurent Binet donne aux Incas un rôle civilisateur, envisagé à la fois selon l’Histoire et un sens revisité – si tant est que l’Histoire ait un sens – plus ou moins à l’aune de préoccupations contemporaines ou supposées telles. Cela dit, rêvons un peu… Et si l’on poursuivait l’exercice ? Et si l’on envisageait de le poursuivre en restant dans la sphère uchronique et que l’on passait la barrière des XVIème et XVIIème siècles… Et si l’on prolongeait la courbe jusqu’au XVIIIème des Lumières, qui n’aurait pas forcément lieu d’être… Tout cela donne le vertige. Et de ce vertige-là, Binet ne nous donne pas les prémices. Civilizations est circonscrit, entendons par là que le texte se cantonne strictement à la période historique envisagée, convoque les figures du temps historique et littéraire – Charles Quint, Luther, Erasme, Cervantès, Montaigne… – mais ouvre peu de perspectives. Laurent Binet pose les bases d’un grand chamboulement qui appelle, réclame, un prolongement.


Laurent Binet, Civilizations, éd. Grasset, 14 août 2019, 384 pages.