La parution en 1967 d’Un Plat de porc aux bananes vertes de Simone et André Schwarz-Bart se voulait la première étape de la construction d’un cycle romanesque commun aux deux auteurs. Poursuivi avec La Mulâtresse Solitude en 1972, le projet avait été interrompu par la décision d’André Schwarz‑Bart (Prix Goncourt 1959 pour Le Dernier des Justes) «d’entrer en silence»1. Après sa mort en 2006, Simone Schwarz-Bart entreprend la publication à titre posthume des volumes demeurés inédits2: L’Ancêtre en Solitude paraît en 2015, Adieu Bogota au printemps 2017.

Ce dernier roman nous livre une clé pour comprendre l’unité profonde de tout le cycle : André et Simone Schwarz‑Bart proposent au lecteur de descendre dans «ces endroits où le tarif de la vie humaine est proche de zéro»3, pour y détailler les marques qu’impriment la négation de l’Homme dans la chair et l’esprit de ceux qui en sont les victimes. Explorant les existences des individus pris dans ces processus destructeurs, la possibilité qu’ils ont ou non d’y répondre, d’y résister ou de s’y soumettre, l’œuvre plonge au cœur de la déshumanisation :

«Je l’entendis sortir une de ces chansons du bagne où toute la pourriture de la vie, et la lassitude de l’homme, et le goût lâche de l’homme pour la déchéance remontent ; un de ces chants sinistres et somptueux que l’on inventait aussi dans les camps de concentration, chez les esclaves de l’Antiquité, les galériens, tous lieux où l’homme est nié […].»4

Un Plat de porc aux bananes vertes introduisait le personnage principal du cycle, Mariotte, une vieille martiniquaise recluse dans un hospice parisien de l’immédiate après-guerre. Tous les romans sont construits autour d’un va-et-vient entre le récit de son quotidien en ce lieu où règne la plus dégradante promiscuité, et les souvenirs de son existence passée. Dans Un Plat de porc aux bananes vertes, les deux modèles contraires que sont pour elle sa grand-mère, Man Louise, et la mère de celle-ci, la mulâtresse Solitude, refont surface.

Figure historique tombée dans l’oubli avant qu’André Schwarz-Bart n’entreprenne d’en raconter la vie dans le second volume du cycle, Solitude participe, enceinte, à la révolte guadeloupéenne de 1802 contre le rétablissement par Napoléon de l’esclavage que la Révolution française avait aboli. Après l’échec de la révolte, Solitude est capturée, puis exécutée au lendemain de son accouchement.

Man Louise, sa fille, naît ainsi esclave. Personnage terrible, ayant tellement intégré les schèmes mentaux de l’esclavage qu’elle va, sa vie durant, en perpétuer la violence envers ses proches, elle tyrannise en particulier l’enfant Mariotte, coupable à ses yeux d’avoir la couleur de peau la plus sombre de la famille.

«L’abolition de l’esclavage eut lieu l’année suivante. […] Plus tard, à force d’entendre parler de l’Abolition, Man Louise prit l’habitude de s’y référer comme à l’année 1848, ou bien tout simplement à 48. Mais les dates ne signifiaient rien pour elle, et en son cœur l’année 48 resta celle où monsieur Legrandin planta le prunier de Chine derrière la case, et celle où la peau de l’enfant Cléonie, qui promettait pourtant de belles nuances, vira subitement au bleu de nuit.»5

Les dates ne signifient rien pour Man Louise, et ce qu’explore l’œuvre à travers elle, dans L’Ancêtre en Solitude, c’est la persistance pour les individus des structures de l’esclavage, bien au-delà de son abolition formelle. Les deux figures opposées que sont Solitude et Man Louise apparaissent comme deux réponses possibles à cette situation existentielle qu’est la négation de l’humain dans le cadre du système esclavagiste : la soumission et la perpétuation de ce système, d’une part ; la révolte de l’autre, fut-elle vaine.

Adieu Bogota entreprend d’explorer des attitudes plus ambiguës. Après la destruction de Saint‑Pierre lors de l’éruption de la montagne Pelée où disparaît toute sa famille, Mariotte part pour la Guyane. Là, à l’instar d’autres Antillaises sans ressources, elle est obligée pour survivre de trouver un homme. Elle décide alors de se mettre elle-même aux enchères ; devant l’incompréhension de ses camarades, qui lui reprochent de se vendre comme esclave, elle se justifie : «c’est moi l’esclave, mais c’est moi aussi le maître !»6

Ce retournement révèle le projet implicite de Mariotte : subvertir cette institution typique de l’esclavage qu’est la mise aux enchères. L’homme qui va l’acheter contre un kilo d’or est un ancien communard à qui son engagement a valu, outre son surnom de «La Commune», la déportation au bagne guyanais. Les raisons ayant déterminé sa participation aux événements parisiens sont explicitement rapprochées du système esclavagiste :

«Il était né dans les années cinquante, peu après le coup d’Etat de Louis Bonaparte, dans la Somme, parmi ces petits paysans, anciens serfs que la Révolution fit propriétaires et que l’industrialisation expropria pour les envoyer dans les villes, esclaves cette fois non plus de la terre des seigneurs mais des machines de la bourgeoisie.»7

Après sa libération, il trouve un filon d’or et, devenu riche, achète donc Mariotte, avec qui il part pour les Etats-Unis. Comme en écho de celui de Mariotte, le comportement de La Commune est une tentative de subversion du cadre qui l’a envoyé au bagne : riche, il tente de devenir bourgeois ; mais il a partout le sentiment d’être détecté comme n’appartenant pas à ce monde, et ne parvient pas à se débarrasser du sentiment de sa propre imposture. Il décide alors de partir pour Bogota, arguant qu’en ces terres l’argent est roi, et suffit à faire d’un ancien bagnard un homme respecté, un homme respectable. Mais cette tentative de retournement se solde là-encore par un échec :

«Il faisait preuve d’une humilité anormale avec les serveurs des restaurants, toutes les petites gens auxquelles nous avions affaire et qui le trompaient dès qu’elles s’en apercevaient ; tandis qu’il était rageur, agressif avec les nantis, comme s’il se méprisait en eux. Je l’ai pourtant bien gagné, cet argent, disait-il ; mais j’en ai honte.»8 Il finit par partir, en laissant suffisamment d’argent à Mariotte pour lui permettre d’acheter un magasin et de mener une vie bourgeoise.

Mariotte semble alors réussir là où La Commune avait échoué ; elle est à son aise dans sa vie privilégiée. Le retournement mis en branle par sa vente aux enchères semble couronné de succès ; «grisée par la toute-puissance de l’argent»9, Mariotte se sent «ivre de liberté»10: «je n’étais plus une esclave, oh non, sûr que je ne l’étais plus.»11

Mais Bogota s’avère précisément être l’un de ces lieux où «le tarif de la vie humaine tend vers zéro»12, comme le lui explique sa servante Nelida, à propos des femmes de la ville :

«C’est une question de quartier et de faim, madame. Pour celles qui n’ont jamais faim, là-haut, elles donnent le bout de l’ongle, l’homme embrasse l’ongle et régularise. Et plus on descend vers la faim, plus elles donnent, le bras, la bouche, les seins, et le reste, et l’homme régularise. Et quand on arrive dans les rues Chica et Nossoco, là où on a faim, si jolie qu’elle soit la pouliche, la plus sculpturale chute de reins ne suffit pas pour régulariser.»13

La famine entraîne une révolte, dont l’écrasement est l’occasion d’un coup d’Etat militaire. Mariotte, presque malgré elle, est emportée par la foule. La marche est violemment réprimée, et Mariotte est arrêtée. Emprisonnée avec d’autres opposants qui sont petit à petit emmenés pour être questionnés, torturés, exécutés, elle est violée pendant son interrogatoire, d’abord par ses geôliers, puis par leur chien :

«Je n’étais pas responsable de ce qui est arrivé à l’interrogatoire. […] Mais voilà, il y a certains accidents dont on a honte, même si on n’en est pas responsable. […] C’est pourquoi il faut m’excuser si je ne peux raconter cette histoire normalement à la première personne […] et si je m’en tire de temps en temps en la racontant à la troisième personne, comme si c’était d’une étrangère qu’il s’agissait – étonnant d’ailleurs que si souvent, en parlant de mon passé, j’ai l’impression de parler d’une étrangère alors que là, dans cet événement où pour ainsi dire je n’entrais pour rien, j’ai un sentiment d’identité absolue.»14

Qu’est-ce que cette honte pour Mariotte, alors même qu’elle ne se reconnaît pas la moindre responsabilité dans ce qui lui arrive ?

«Ce qui apparaît dans la honte, écrit Levinas, c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est la patence de notre être, de son intimité dernière. Et celle de notre corps n’est pas la nudité d’une chose matérielle antithèse de l’esprit, mais la nudité de notre être total dans toute sa plénitude et solidité, de son expression la plus brutale dont on ne saurait ne pas prendre acte.»15

Par ce viol, Mariotte est ramenée à ce qu’elle est, irrémissiblement, et dont elle avait cru pouvoir s’affranchir ; et elle y est renvoyée d’autant plus que ses tortionnaires s’acharnent particulièrement sur elle en tant que négresse. Si, parlant de la vente aux enchères, elle pouvait affirmer y être également maître et esclave, son projet de subversion échoue radicalement à cet instant précis. Une fois libérée, elle se refuse à reprendre avec son protecteur la comédie mondaine qu’elle jouait auparavant, et se débarrassant de la coquetterie qu’elle affectait, accepte de lui apparaître dans la nudité de son être :

«[…] C’est ainsi qu’au lieu de faire la dame elle se laissa couler du lit, dans sa chemise de nuit, et toute décoiffée, souriante, alla au-devant du vieil homme comme une gentille petite négresse qu’elle acceptait par là d’être à ses yeux. Elle renonçait.»16

Pour quitter Bogota, elle s’adresse à un homme blanc rencontré en Martinique avant son départ pour la Guyane, avec qui elle avait eu une fille. Dans la réponse qu’il lui envoie, il dit accepter de passer la chercher sur le chemin de sa nouvelle affectation en Afrique, mais lui signifie qu’au fait de ses «turpitudes»17, il n’hésitera pas à l’abandonner définitivement si son comportement offre un mauvais exemple à leur enfant, et si elle compromet par là sa propre carrière. Acceptant ces termes sans condition, la lettre qu’elle lui adresse en retour se conclut par ces mots : «Je serai ton esclave.»18

Adieu Bogota est ainsi le récit en miroir des échecs de La Commune et Mariotte à subvertir les systèmes de déshumanisation qui les conditionnent. Pour La Commune, cet échec se traduit par un sentiment d’imposture : la vérité de son être est par trop différente de l’image qu’il tente d’en projeter, et la honte qu’il en éprouve mesure cette distance. Si Mariotte semble s’accommoder dans un premier temps de sa position relativement privilégiée, un événement extérieur, son viol, va la renvoyer brutalement à elle-même. L’impossibilité de se fuir que manifeste la honte révèle le caractère illusoire des retournements qu’espéraient réaliser La Commune et Mariotte.

Adieu Bogota n’est cependant pas seulement le récit de ce double échec ; un personnage va révéler à Mariotte une voie lui permettant de dépasser sa propre aliénation. Il s’agit de Jeanne, l’une de ses compagnes d’hospice, dont la vie nous est décrite dans la première partie du livre. L’événement marquant de son existence est la relation qu’elle entretient avec son fils, désigné comme «Le Fils»19; c’est par lui qu’elle trouve une forme d’épanouissement dans sa terne vie d’ouvrière modeste dans le Paris du début du XXe siècle ; c’est aussi le délitement de cette relation qui va provoquer sa chute. Vieillissante, elle s’efface petit à petit de la vie du Fils, pour lui permettre de mener une vie de famille avec sa compagne et leurs nombreux enfants ; quittant son domicile, elle en est réduite à survivre de la charité des commerçants du quartier, jusqu’à ce que le vol d’une orange à laquelle elle n’avait pu résister ne la précipite à l’hospice. Les visites du Fils se faisant de plus en plus rares, elle bascule alors dans une quasi-démence, jusqu’à ce que lui soit révélée sa «philosophie». Cette philosophie, qui l’amène à secourir une Mariotte rendue presque folle par la solitude, tient en quelques mots : «Si on réfléchit bien, si on regarde tout au fond, au fond… on est tous des enfants, pas vrai ? […] le cœur, est-ce qu’il vieillit ? […] Alors je me dis… faut qu’on ait pitié…»20

La philosophie de Jeanne tend à fondre les êtres et les choses dans un même vague : «[elle] lui rendait les êtres flous, indistincts, comme au travers d’un voile ; à cause de cet amour trop grand, qu’elle nous portait à toutes indistinctement, et que je me figurais vaste et gris comme la mer…»21

Elle est également idyllique : se refusant à juger, entourant l’univers entier d’un même amour inconditionnel, indiscriminé, elle est dans l’incapacité de poser la question du mal, de reconnaître la possibilité même de son existence. Jeanne arrive à convaincre ses compagnes, et jusqu’aux religieuses qui les gardent, que si le Paradis et le Purgatoire sont concevables, l’Enfer, lui, ne peut exister ; et alors qu’elle avait un temps placé quelque espoir dans l’idée de révolution, lorsqu’arrivent à ses oreilles des rumeurs concernant l’existence de camps en URSS, Mariotte, se sentant dans l’obligation de «laisser sa part au rêve de l’Humanité»22, refuse de les confirmer.

Jeanne et le réconfort de sa philosophie, même incomplète, vont cependant lui permettre de découvrir la voie qui lui permettra d’affronter et de dépasser la négation de son humanité : l’écriture. Jeanne lui demande d’écrire sur sa vie à elle, puis de raconter la sienne, directement. Ces deux «notes»23, telles qu’elles sont désignées, sa philosophie pour Jeanne, l’écriture pour Mariotte, vont être les moyens pour elles d’échapper à la folie. Mais si elles remplissent une même fonction salvatrice, ces notes ne sont pas d’une même richesse, leurs harmonies n’ont pas la même profondeur : l’amour de Jeanne ne peut réellement distinguer le visage de ceux à qui elle le dispense, par son universalité même, au contraire des écritures de Mariotte, qui restituent à chacun de ceux qui s’en sont vu privés leur irréductible singularité. En rendant aux autres leurs humanité niée, dans toutes leur complexité, avec leurs douleurs et leurs contradictions, Mariotte retrouve la sienne ; en la racontant, en l’explorant, elle parvient à échapper à sa propre déshumanisation.

Le projet au cœur de l’œuvre romanesque de Simone et André Schwarz-Bart apparaît ainsi comme la tentative de trouver le juste rapport de piété à l’égard d’univers engloutis, shtetls, plantations, bagnes, ghettos, hauts-fonds de quelque morne englouti par quelque éruption ; ressusciter ces mondes pour mieux leur rendre hommage, conformément à la tradition juive qui veut que l’on ne meurt réellement que lorsqu’il n’y a plus personne pour se souvenir de nous. L’œuvre est à ce titre un lieu privilégié de rencontre et de dialogue des mémoires ; en dégageant ce qu’elles ont de commun sans jamais nier leurs absolues singularités, elle permet d’éclairer les unes par les autres. Le caillou de mots posé sur une tombe l’est également pour les morts sans tombes ; et quand Mariotte, parlant de l’anéantissement des siens, évoque «l’odeur de chair brûlée»24 planant sur les ruines de Saint-Pierre, l’implicite n’a pas besoin d’être explicité.

Revenant sur la folie qui l’avait prise à Bogota, Mariotte souligne qu’elle n’y disposait pas du secours de ses écritures, pour la simple raison qu’elle ne savait alors ni lire ni écrire. L’écriture est pour elle le seul moyen de résister à la déshumanisation qui la vise. Alors même que le livre s’achève sur ces mots terribles, «Je serai ton esclave»25, le récit de Mariotte est celui d’un succès, puisque son existence même dément cette assertion ; et le cœur du cycle d’apparaître tout entier concentré dans cette métamorphose quasi-miraculeuse : d’esclave, Mariotte devient écrivain.


1   Sur la décision d’André Schwarz-Bart d’interrompre la publication de l’oeuvre, tout en en poursuivant l’écriture, voir la préface de Simone Schwarz-Bart in Simone et André Schwarz-Bart, L’Ancêtre en Solitude, Paris, Le Seuil, 2015
2   Sur le choix de Simone Schwarz-Bart de reprendre la publication du cycle, voir la préface de Simone Schwarz-Bart in André Schwarz-Bart, L’Etoile du Matin, Paris, Le Seuil, 2009
3   Simone et André Schwarz-Bart, Adieu Bogota, Paris, Le Seuil, 2017, p.173
4   Ibid., p.196
5   Simone et André Schwarz-Bart, L’Ancêtre en Solitude, Op. Cit., p.81
6   Simone et André Schwarz-Bart, Adieu Bogota, Op. Cit., p.163-164
7   Ibid., p.172
8   Ibid., p.206
9   Ibid., p.215-216
10  Ibid.
11  Ibid.
12  Ibid., p.196
13  Ibid., p.246-247
14  Ibid., p. 233-234
15  Emmanuel Levinas, De l’évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p.86-87
16  Simone et André Schwarz-Bart, Adieu Bogota, Op. Cit., p.250
17  Ibid., p.259
18  Ibid., p.260
19  Ibid., p.17
20  Ibid., p.79-82
21  Ibid., p.83-84
22  Ibid., p.121
23  Ibid., p.55
24  Ibid., p.204
25  Ibid., p.260