Vous êtes philosophe des religions et chercheur en littérature. Vous êtes l’auteur d’une trentaine de livres et votre dernier livre vient de paraître sous le titre Les Ecrivains français face à l’antisémitisme de Bloy à Semprún (Salvator). Vous avez été l’interlocuteur de grands penseurs tels que Malraux ou Levinas. Vous vous êtes intéressé dans votre précédent livre à la résistante Geneviève de Gaulle Anthonioz, nièce du général, récemment panthéonisée en 2015.

Pouvez-vous nous décrire son parcours, la Résistance et la déportation à Ravensbrück, puis ses engagements plus tardifs, notamment contre la pauvreté ?

MSC : Née en 1920, Geneviève de Gaulle, s’engagea dès 1941-42 dans le mouvement Défense de la France. Arrêtée par l’inspecteur Bonny, célèbre SS français, elle fut remise à la Gestapo au soir du 20 juillet 1943, puis sans avoir été torturée mais « un peu battue » elle se retrouvé à Fresnes. Déportée dans le convoi des 27 000 (correspondant aux numéros tatouées sur les déportées) composé de 1000 femmes parties par le convoi du 31 janvier 1944, elle arriva à Ravensbrück avec ses camarades de misère le 3 février. Elle faillit mourir plusieurs fois de maladies graves. Himmler ayant découvert qu’il la détenait, demanda qu’elle fut épargnée et mise au secret, car il comptait l’échanger ainsi que d’autres membres de la famille de Gaulle qu’il détenait, et écrivit dans ce sens au général de Gaulle, qui ne répondit pas. Ce fut pour elle une expérience terrible de solitude et d’angoisse mais qui lui épargna durant un temps l’horreur du camp et des travaux forcés. Finalement, elle fut évacuée fin février 45 par deux SS et une surveillante pour être – du fait de l’arrivée des armées alliées – remise à un délégué de la Croix-Rouge Internationale le 20 avril, à la frontière suisse.

Dès son retour, elle milita activement à l’Association des anciennes internées et déportées de la résistance (ADIR) dont elle devint la présidente de 1958 à 2000. Elle prépara avec Germaine Tillion, Anise Postel-Vinay et d’autres camarades, les procès des criminels de Ravensbrück. A l’automne 1958, alors qu’elle est au cabinet d’André Malraux au ministère qui devint en 1959 le ministère d’Etat des affaires culturelles, Geneviève rencontra chez une amie, le père Joseph Wresinski, aumônier du bidonville de Noisy-le-Grand. Sa rencontre avec les laissés-pour-compte, les exclus de notre société, va l’engager au mitan de sa vie pour une nouvelle résistance, un nouveau combat mondial, la lutte contre l’exclusion. En 1964, elle prend la présidence d’Aide à Toute-Détresse – ATD Quart-Monde France, alors qu’est créée la branche internationale de l’association que présida de longues années la diplomate néerlandaise, Alwine de Vos van Steenwijk. En 1988, Geneviève de Gaulle est nommée à titre d’expert, membre du Conseil Economique et Social, à la mort du père Joseph. De 1994 à 1998 elle porta avec ses alliés d’ATD Quart Monde et la commission des affaires sociales du CES le projet de loi contre l’exclusion et la grande pauvreté, qu’elle présenta à l’Assemblée Nationale le 15 avril 1997. La Loi d’orientation fut adoptée finalement le 9 juillet 1998. Cette question de l’exclusion et la grande pauvreté constitue avec celle de la mémoire des camps, les deux questions fondamentales qui ont marqué sa vie au plus profond de sa chair et de son esprit.

Il m’a paru que cette femme admirable incarnait au plus haut sens du mot l’éthique, la responsabilité, dirons-nous la « sainteté » selon Levinas, sainteté non-confessionnelle. Bien sûr, elle aurait refusé catégoriquement l’emploi d’un tel mot pour elle. Ce mot qui fait peur à plus d’un, qui n’y voient qu’une acception catholique, chrétienne, Levinas, si profondément juif, le qualifiait, lui, d’idéal absolu, irrévocable, de l’être humain. Je suis « pour » l’emploi du mot, avec Levinas ! Pour lui, ce qui séparait l’homme de l’animal c’était la sainteté qu’aucun homme, qu’aucun ordre moral ne pouvait écarter d’un revers de la main. Eh bien, Geneviève portait au plus profond d’elle cette exigence éthique qui se trouve au cœur même de l’autrement qu’être lévinassien.

Représente-elle un exemple du rôle des femmes dans la Résistance, et plus largement durant la Seconde guerre mondiale ?

MSC : Absolument. J’aime à rappeler ces deux paroles de Malraux dans son discours prononcé à la demande de Geneviève de Gaulle Anthonioz le 10 mai 1975, devant la cathédrale de Chartres pour le 30e anniversaire de la libération des camps et spécifiquement des camps des femmes résistantes : « J’ai dit que jamais tant de femmes n’avaient combattu en France ; et jamais nulle part depuis les persécutions romaines, tant de femmes n’ont osé risquer la torture. (…) Avec qui ferait-on la noblesse d’un peuple sinon avec celles qui la lui ont donnée ? »

Quels sont les traits de sa personnalité qui font d’elle quelqu’un de si exceptionnel ?

MSC : Son courage, son esprit de résistance mais aussi son humilité véritable – et non pas feinte – qui rime si bien avec son humanité.

Comme nous l’avons dit, elle a fait son entrée le 27 mai dernier au Panthéon, aux côtés de trois autres grandes figures de la Résistance : Jean Zay, Pierre Bros­so­lette, Germaine Tillion. Au niveau politique, qu’est-ce que cette décision représente, selon vous ?

MSC : Honorer la Résistance française au nazisme, honorer le caractère exemplaire de ces quatre héros : ces deux hommes morts héroïquement et ces deux femmes qui résistèrent héroïquement tout au long de leur vie pour un idéal né pendant la Résistance et la déportation. En plus, c’est la première fois dans l’histoire du Panthéon, qu’il accueille le même jour deux femmes et deux hommes. Le déficit des femmes qui y reposent et qui sont ainsi données en leçon à notre jeunesse pour leur exemplarité, est terriblement disproportionné.

Tandis que la polémique enfle autour de la réédition prochaine de Mein Kampf chez Fayard, Geneviève de Gaulle Anthonioz, elle, affirme dans votre livre : « il faut lire Mein Kampf« . Partagez-vous son point de vue ?

MSC : Il faut lire Mein Kampf comme il faut lire les immondes pamphlets de Céline, ainsi que je l’écris dans mon tout dernier livre Les Ecrivains français face à l’antisémitisme de Bloy à Semprún. Il faut les lire autant que le texte d’Hitler, accompagnés d’un appareil critique à la fois historique, sociologique et littéraire, en ce qui concerne Céline, établi par des spécialistes du nazisme et de la littérature contemporaine. Il faut absolument les publier de crainte qu’ils ne le soient simplement – comme c’est le cas d’ailleurs sur les réseaux dits « sociaux » ou idéologiques innombrables de l’Internet mondial, prônant le racisme, l’antisémitisme et l’appel à la haine. Mein Kampf montre si bien ce que fut la doctrine de mort qui entraîna la mort – vous rendez-vous compte ? – de 60 millions de Morts (je tiens à la majuscule au mot « Morts » car il représente ici combien de millions de victimes innocentes, combien de millions de femmes, d’enfants, de vieillards, de malades ?) durant l’espace de six années à peine. 60 millions de Morts représentaient alors 2,5 % de la population mondiale. Cela est totalement inimaginable. L’humanité n’avait plus vu cela depuis la peste noire qui tua entre 30 et 50 % de la population européenne en cinq ans au XIVe siècle, faisant environ vingt-cinq millions de victimes. Eh bien, ces 60 millions de Morts sont dus à un seul homme démoniaque, paranoïaque, qui avait écrit son programme noir sur blanc entre 1924 et 1925, sans que personne ne le mette hors d’état de nuire – non pas seulement par rapport à son propre peuple mais à l’humanité entière…

Cet appel à la guerre totale, à la folie meurtrière intégrale, n’est pas d’un seul temps ni d’un seul continent. Ne sommes-nous pas à la veille de quelque chose de bien pire encore si nous n’y prenons garde, non pas avec des paroles seulement mais par des actes et la force de résister au fanatisme, au négationnisme, sous quelque forme qu’il apparaisse ?

En 1987, a-t-elle fait basculer le procès Barbie ?

MSC : Non, je ne le pense pas, même si son témoignage fut capital. Ce qui fit basculer le procès, si l’on peut parler de basculement à un moment précis, devant tant d’horreurs, n’a-t-il pas été marqué par Sabine Zlatyn, parlant des quarante-quatre enfants martyrs d’Izieu ou d’Elie Wiesel, ou de Simone Lagrange, parlant des marches de la mort et de l’exécution de son père, à bout portant, sous ses yeux ?

On peut dire et je voudrais dire que Geneviève de Gaulle Anthonioz est venue à Lyon pour apporter son témoignage infiniment précieux de résistante, de présidente de l’ADIR, ayant participé directement aux procès des bourreaux de Ravensbrück. Elle était venue témoigner du crime contre l’humanité du régime concentrationnaire nazi à tous les niveaux, depuis la mise à mort des bébés nés à Ravensbrück ou aux expériences diaboliques commises envers de pauvres filles hongroises ou tchèques appelées les « Kaninchen » jusqu’au dernier cercle de l’enfer, qu’étaient les camp d’extermination de Pologne. En sortant du tribunal, elle fit un malaise cardiaque et fut hospitalisée. C’est dire combien elle avait été au bout de ses forces pour venir témoigner encore et toujours de l’atrocité du système concentrationnaire nazi.

Vous vous intéressez aux destins des grandes figures intellectuelles que vous admirez. Qui sera le prochain ?

MSC : Mon prochain livre vient donc de sortir chez Salvator sous le titre Les Ecrivains français face à l’antisémitisme de Bloy à Semprún, qui marque mon trentième ouvrage et que je consacre à la littérature française, dont le premier chapitre est une étude depuis Voltaire et Rousseau jusqu’à Zola disons. J’y parle naturellement de Maurras, surtout de Céline dans un important chapitre, mais le cœur de mon livre est une analyse montrant la filiation sur plus de trois siècles de nos plus grands écrivains (à quelques rares expressions près comme je l’ai dit) face à l’antisémitisme. Mon travail se veut une célébration de la littérature française. Malraux n’a pas de chapitre en propre ici car je lui ai déjà consacré tout un livre en 2006, Malraux et les Juifs. Histoire d’une fidélité (DDB). L’un de mes chapitres est, en outre, consacré à Marguerite Yourcenar, mais je regrette de n’avoir pas eu le temps d’approfondir les liens d’autres grandes écrivaines, romancières, de notre littérature avec cette question de l’antisémitisme, qui est cruciale, plus capitale que jamais à faire entendre aux jeunes générations, si souvent admiratives de Céline…

Ces écrivains ou philosophes majeurs dont je parle, à côté de ces figures exemplaires comme Geneviève de Gaulle Anthonioz ou encore Gandhi, auquel je consacrais en 2011 une sorte d’anti-biographie spirituelle, marquèrent si profondément la grandeur, je veux dire la beauté du XXe siècle, qu’il faut voir aussi, au lieu de se repaître de ses atrocités. Certes ces dernières ont contribué largement à l’héroïsme de mes auteurs comme de mes figures tutélaires. Chacune a su montrer que le mal n’aura jamais le dernier mot tant que des êtres humains résisteront à son attraction, défendant au péril de leur vie ce que Malraux nommait « les droits de la faiblesse et du malheur ».

Ces droits de la faiblesse et du malheur nous rappellent comme Geneviève de Gaulle Anthonioz en a témoigné jusqu’au bout, que l’essentiel dans une vie humaine est de redonner leur dignité et leur honneur à ceux qui n’ont plus rien. La crise des migrants, que nous traversons, avec les immenses questions et problèmes qu’elle pose aux responsables politiques et aux citoyens que nous sommes, met en scène tous les acteurs d’une tragédie que certains cherchent à exploiter pour le pire et d’autres – sans angélisme aucun, car la situation est vraiment trop tragique et trop grave à tous les niveaux – pour tenter de rendre leur dignité à ceux qui ont tout perdu…


Retrouvez en replay Michaël de Saint-Cheron dans l’émission « La source de vie », diffusée dimanche 22 novembre sur France 2, autour de son livre Les Ecrivains français face à l’antisémitisme de Bloy à Semprún.