Un écrivain prénommé Delphine vit un passage à vide après le succès de son dernier roman, dont le personnage principal était sa mère, bipolaire. Cet écrivain prénommé Delphine a pour compagnon – même s’ils ne vivent pas ensemble – un critique littéraire prénommé François, qui part très souvent aux Etats-Unis pour y tourner des documentaires sur les auteurs qui le fascinent. Sur la jaquette du livre, trois photos d’identité d’une jeune femme blonde d’une vingtaine d’années, aux cheveux mi-longs, ni raides ni bouclés. L’auteur est Delphine de Vigan. Est-ce que l’écrivain qui dit « je » dans le roman est également elle ? Peut-être. Peut-être pas. Le titre, D’après une histoire vraie, suggère une assise sur le réel, et permet l’intervention de la fiction. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du propos.

Delphine rencontre, lors d’une soirée, une femme dont le lecteur ne connaît que l’initiale du prénom, L., qui se prononce « elle », comme un double distancié du « je ». L. existe narrativement. Dans le roman, elle a, sinon de la chair dont il n’est pratiquement pas question, une physionomie, des gestes, une garde-robe, une activité professionnelle, et peut-être une histoire. L. s’installe dans la vie de Delphine en amie soudaine et indispensable, effaçant comme par magie l’entourage social de l’écrivain. Delphine en est à un moment-clé de sa vie et de sa carrière : ses jumeaux passent le bac, puis vont faire leurs études loin de Paris ; François est perpétuellement en tournage outre-Atlantique ; un sujet de roman est à l’ébauche, mais l’écrivain ne peut écrire. C’est dans ces interstices que se glisse L., qu’elle envahit l’espace delphinien. Imperceptiblement, au fil des semaines, elle s’insinue. Jusqu’à s’installer chez Delphine, prendre en main ce qui reste en suspens, répondre aux courriels en souffrance, par exemple, au nom de son amie et avec son approbation.

L. est nègre. Elle est un auteur de l’ombre, spécialisée dans les biographies d’acteurs célèbres. Dans le milieu, elle est même une célébrité. Delphine et L. exercent, de façon différente, le même métier, celui qui n’oblige pas à prendre le RER pour se rendre sur son lieu de travail, celui qui permet de planifier son temps à sa convenance. Celui qui consiste, aussi, à s’approprier des vies, qu’elles soient réelles ou imaginaires. Delphine, de façon très naïve, se laisse faire. Elle est en situation de faiblesse, L. s’emploie à la fois à la « booster » et à la contraindre. Car L. a une vue très précise de la littérature contemporaine : le succès du dernier roman de Delphine s’explique par l’engouement du public pour le réel. Pour le Vrai. Elle-même officie dans ce registre, mais sa réflexion – sa certitude – est toute centrée sur l’œuvre de Delphine. Dans une interview, celle-ci a évoqué un « livre fantôme », et c’est ce livre-là que L. attend. Qu’elle va s’ingénier à lui faire écrire.

Voilà la trame du roman, aux allures de récit autofictionnel, de Delphine de Vigan. Une histoire de prédation flirtant avec l’usurpation d’identité, un Jeune fille partagerait appartement[1] légèrement décalé. Mais la trame n’est peut-être pas le sujet. Raconter l’histoire de sa mère bipolaire, était-ce légitime ? Les lettres anonymes que reçoit Delphine, des lettres terrifiantes, hurlent que non, qu’on n’a pas le droit d’utiliser le Vrai pour faire des livres. La question se pose. Question très bien retournée par Delphine de Vigan, tout au long du roman. Question très appuyée, très affirmée, par L.-Elle, le daïmon de l’écrivain. Daïmon ? Ce truchement entre les dieux et les hommes, ce concept qui force au jugement (sur soi).

Que Delphine de Vigan choisisse pour exergues des trois parties de son livre – Séduction, Dépression, Trahison – des citations de deux livres de Stephen King qui interrogent la création littéraire[2] est une manière trompeuse de profession de foi. Bien sûr, D’après une histoire vraie lorgne vers Misery. Bien sûr, l’avant finale du roman met aux prises un écrivain et sa lectrice, écrivain entravé par une attelle à la jambe qui lui interdit toute fuite, et lectrice toute-puissante contraignant sa victime à travailler, à écrire ce que le lecteur attend. Mais… la lectrice avide devient sujet d’étude. A moins que cette lectrice, fausse amie et vraie bourrelle, n’ait aucune réalité en dehors de la fiction. Lorsqu’elle disparaît, elle disparaît vraiment, réellement : impossible de trouver trace d’L. : elle est venue, elle a été vaincue, elle a disparu. Pour (re)prendre « vie » dans le roman.

D’après une histoire vraie est un roman diaboliquement élaboré, qui donne pour vrai ce qui puise dans l’imaginaire, et qui puise dans l’imaginaire, sans doute, une part de vérité douloureuse. « Qu’écrire après ça ? » est la question récurrente des lecteurs de Delphine après la publication du roman sur sa mère suicidée.

« Mais les lecteurs n’aiment pas se faire arnaquer. Ce qu’ils veulent, c’est que la règle du jeu soit claire. Nous, on veut savoir à quoi s’en tenir. C’est vrai ou ce n’est pas vrai, un point c’est tout. C’est une autobiographie ou c’est une pure fiction. » (P. 448-449)

Le lecteur qui s’exprime ici est un lecteur… imaginaire. Le Vrai que prône L. est une ligne d’horizon qui recule à mesure qu’on s’en approche. D’après une histoire vraie est un leurre presque parfait. Qu’écrire après ça ? Après Rien ne s’oppose à la nuit ? Peut-être une fiction pure et dure, en trompe-l’œil, qui envoie valser le Vrai dans les cordes du ring.

« C’était donc… vrai, voilà ce que les gens attendaient, le réel garanti par un label tamponné sur les films et sur les livres comme le label rouge et bio sur les produits alimentaires, un certificat d’authenticité. Je croyais que les gens avaient seulement besoin que les histoires les intéressent, les bouleversent, les passionnent. Mais je m’étais trompée. Les gens voulaient que cela ait eu lieu, quelque part, que cela puisse se vérifier. Ils voulaient du vécu. » (p. 350)

Ce que désire le lecteur, au fond, nul ne le sait. Si on lui donne ce qu’il attend, ou ce que l’on croit qu’il attend, on publie un produit, un bouquin manufacturé, calibré, non pas inodore et sans saveur, mais au contraire gras, sucré. Une manière de fast-food. Le roman de Delphine de Vigan « retourne » les affirmations de L. sur le Vrai et le réel – celui qui cogne. Les histoires vraies, dans les romans réussis, sont plus que vraies. Et le roman de Delphine de Vigan est sacrément réussi.


 

[1] Jeune fille partagerait appartement, film de Barbet Schroeder de 1982, dans lequel une jeune femme se glisse dans la peau de sa colocataire.

[2] Misery et La Part des Ténèbres.