Un amour impossible est le roman de la rencontre des parents de Christine Angot, de l’enfance de la fillette avec sa mère, des apparitions épisodiques du père, de… Oui, le livre raconte cela, et aussi la complicité, l’amour entre la fille et la mère. Mais Un amour impossible est la recherche de l’explication d’un silence.

« Mon père et ma mère se sont rencontrés à Châteauroux, près de l’avenue de la Gare, dans la cantine qu’elle fréquentait, à vingt-six ans elle était déjà à la Sécurité sociale depuis plusieurs années, elle a commencé à travailler à dix-sept ans comme dactylo dans un garage, lui, après de longues études, à trente ans, c’était son premier poste ». (p. 7)

La première phrase est imparable, tout y est. La différence de milieux sociaux, la petite ville de province base militaire, la fille du coin et le type qui débarque, et cette mention de l’avenue de la Gare, de peu d’importance, au fond, qui induit déjà les allers et retours, les départs et les attentes, la fuite. Tout le livre est là, factuellement. Si l’incipit ne dévoile aucun sentiment il assoit, de façon radicale, l’impossibilité.

Avant la mère, Christine Angot cerne la femme. Rachel n’a pas épousé le bel et tendre Charlie. Elle attendait – peut-être – le méchant, l’homme des entourloupes, le beau parleur, le convaincu et convainquant. Le lecteur sait qui est Pierre. C’est le père incestueux. Le salaud. Dans Un amour impossible, avant d’être ce père, il est un homme sûr de lui, charmeur et catégorique : il est hors de question de présenter Rachel à ses parents, il est hors de question de fonder une quelconque famille avec elle, « je ne t’épouserai pas, tu le sais, on en a déjà parlé » (p. 41). En revanche, faire un enfant, oui. Faire venir Rachel à Paris pour la voir de temps en temps, oui. Rachel aura l’enfant, mais n’ira pas à Paris. L’histoire des parents avant la naissance de Christine est une histoire écrite – et non racontée – avec beaucoup de « elle » et peu de « ma mère », avec des dialogues reconstitués et des échanges épistolaires.

L’amour de Christine Angot pour sa mère est un amour absolu dans l’enfance. Qui se délite à l’adolescence, est comme endormi au plein âge de la fille devenue femme, et ressuscite difficilement à la maturité. Âge d’or, âge d’argent, âges de fer et de bronze. La trajectoire de cet amour est exemplaire puisqu’elle est à peu près universelle. C’est là tout le travail d’écrivain d’Angot. Sans la tache aveugle de l’inceste, les hauts et les bas, les agacements et les embrassades, les rebuffades et les attentions sont ceux du parcours commun.

Un amour impossible adopte une construction en creux, la fille voit quelquefois le père dans l’enfance, puis plus souvent dans l’adolescence, le lecteur sait ce qu’il en est, mais le texte ne le dit pas. Pas tout de suite. Le lecteur découvre enfin Rachel, la mère. Lui, il sait ce qu’il se passe. Elle, elle ne sait pas. Pas encore. Narrativement, cela tient du suspens. On connaît la différence entre surprise et suspense selon Hitchcock : placez une bombe sous la table, si le spectateur ignore qu’il y a une bombe, lorsqu’elle explosera, il sera surpris pendant quelques secondes. En revanche, si le spectateur sait qu’il y a une bombe, tous les faits et gestes des personnages de la scène prendront un autre relief, il attendra l’explosion avec angoisse. La construction d’Un amour impossible tient à la fois de la surprise et du suspense. La bombe explose page 155, et dans l’économie générale du texte, c’est une surprise, mais pour le lecteur c’est du suspense. Le récit est ajusté du point de vue de la mère : elle se prend la bombe en pleine figure et doit être hospitalisée. « Elle tombait des nues. En même temps… elle n’était pas surprise » (p. 155) écrit Angot, unissant, par les points de suspension la surprise et le suspense hitchcockiens. Le lecteur, lui, attendait l’explosion de la bombe. Il savait.

La tache aveugle dévoilée, mise en lumière, les rapports mère/fille prennent une pente différente, mais une pente singulièrement non explosive. Pas de scandale. Silence. Beaucoup plus tard, dans le temps et dans le livre, à l’avant-dernière page, la fille demande à la mère :

« Après la rencontre à Strasbourg, il est venu nous voir à Gérardmer… Le week-end suivant… Tu t’en souviens ?
– Bien sûr.
– Là, comment ça s’est passé pour toi ? Parce que, c’est là que ça a commencé.
Son regard s’est durci. Elle a pincé la bouche. » (p. 216)

 

Un amour impossible est un livre remarquablement construit. Qui permute selon l’axe de la page 155, qui se replie et se déplie selon l’abscisse du temps et l’ordonnée de l’âge. La discussion des dernières pages, entre la mère vieillie et la fille devenue femme et mère elle-même, met à jour la domination et la prédation sociale. L’attitude du père envers la fille adolescente est envisagée comme le symptôme d’une société de castes, une violence qui dépasse le cadre familial et filial. Les dialogues entre Pierre et Rachel, avant la naissance de Christine, prennent alors un éclairage différent. Le silence de Rachel, après la révélation, est trituré, interrogé, exploré par Christine. Disséqué. Un amour impossible replie et déplie également l’œuvre littéraire d’Angot selon un axe renouvelé : le couple des parents et le focus sur la mère.

Un amour impossible est une histoire d’amour : l’amour de Christine pour sa mère Rachel ; celui de la mère pour sa fille ; celui de Rachel pour Pierre ; celui de Pierre pour son propre confort. Un amour impossible est aussi, et surtout, un texte qui rend presque tangible l’attachement maternel : les petits mots de complicité, les bisous, les émerveillements répétés, les « ma petite bichette », les « elles sont douces tes mains », les « Oh oui maman. Tu es gaie » de l’enfance. L’attachement maternel repose sur le regard porté par la fille : dans le livre, la mère est une battante à sa façon, elle gravit les échelons de sa carrière, elle déménage, change de région, elle évolue. C’est cet itinéraire que souligne aussi Angot. L’itinéraire d’une femme qui, malgré tout, malgré ce Pierre qui la manipule, la nie, et qu’elle ne peut s’empêcher d’aimer, malgré les difficultés rencontrées à s’élever sur l’échelle sociale, la froideur des relations avec ses nouveaux collègues dans l’Est de la France, la distance que prend sa fille avec elle pendant des années, avant que tout soit apaisé, avance quand même.