Les limites de la liberté d’expression : le tabou religieux et son extension aux autorités en place
Dans nos démocraties, la liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Nous sommes libres (en principe en tout cas) de critiquer les religions, les idées, les politiques, tant que nous ne nous en prenons pas à l’intégrité d’une personne ou d’un peuple, et que nous n’incitons pas à la violence. En revanche, dans les pays imprégnés d’islam, comme en Iran ou en Arabie saoudite, le plus grave consiste à remettre en question le pouvoir religieux (avec la figure sacrée de Mahomet). Ce n’est pas la personne humaine qui est sacrée et intouchable, mais bien l’honneur de la religion.
Ce tabou trouve sa source dans les Ecritures islamiques : le châtiment de ceux qui diffament le Prophète est évoqué dans le Coran, le hadith et la Sirah (biographie du Prophète). Pour la Charia, diffamer le Prophète constitue un acte blasphématoire devant être puni de mort, même si le blasphémateur se repent. On peut lire dans le Coran [9:62] : « Ceux qui déchirent l’apôtre de Dieu éprouveront un châtiment douloureux ».
Emettre des critiques en minimisant les risques : épargner l’islam et le pouvoir suprême
Il est donc risqué de contester l’autorité spirituelle de l’islam, et du Prophète Mahomet, et difficile aussi de contester le pouvoir en place, car souvent les deux se confondent, certains dirigeants se disant descendants du Prophète Mahomet. Critiquer l’ordre établi est toutefois possible, et certains le font. La militante saoudienne pour les droits de la femme Wajiha Al-Huwaidar est encore vivante, ce qui en étonne certains, car elle a enfreint la loi saoudienne en se faisant filmer au volant d’une voiture en Arabie saoudite et en postant la vidéo sur Youtube (les femmes ne sont pas autorisées à conduire en Arabie Saoudite). [1]
En écoutant les interventions de Wajiha Al-Huwaidar, on remarquera cependant qu’elle prend soin de ne pas attaquer l’islam et encore moins Mahomet ; au contraire, elle prend même le Prophète de l’islam à témoin, en faisant valoir que le Prophète, lui, se situe très loin des interdits décrétés en son nom. De même, elle ne critique pas le roi, qu’elle présente au contraire comme un modèle d’ouverture. A ce prix, celui peut-être d’une certaine hypocrisie, les activistes peuvent mener un combat militant en limitant les risques.
En Iran, les camps réformateurs et conservateurs s’opposaient autrefois avec force, mais en se gardant de remettre en question la figure du Guide suprême Ali Khamenei, héritier spirituel de l’ayatollah Komeiny, père de la Révolution islamique, qui n’est donc pas critiquable.
C’est ainsi que Rafsandjani, ancien président de la Révolution islamique (de 1989 à 1997), et actuel président du Conseil de discernement, dont la ligne pragmatique diffère de celle de Khamenei, tente de se présenter dans les médias comme le véritable héritier spirituel de l’ayatollah Khomeiny. Il n’y a pas d’autre façon de faire face au Guide Suprême Khamenei, s’il veut demeurer légitime, que de se réclamer l’hériter du pouvoir spirituel (en savoir plus sur le sujet).
Les châtiments encourus
Certains toutefois sont trop entiers, trop honnêtes et trop téméraires – et ne respectent pas l’hypocrisie qui leur permettra de se préserver. De multiples blogueurs, parfois très jeunes, profitent de la liberté offerte par Internet pour se faire entendre, semblant oublier qu’ils n’habitent pas sur la planète Google mais en Arabie Saoudite, en Iran ou en Mauritanie. Ces blogueurs s’expriment sur leurs blogs, ou sur Facebook et Twitter. Certains sont sous les verrous ; d’autres ont été fouettés ; d’autres encore ne sont plus.
a – Les blogueurs de la région MENA
Raif Badawi est un écrivain et blogueur saoudien créateur en 2008 du site Free Saudi Liberals sur lequel il militait pour une libéralisation morale de l’Arabie saoudite.
Accusé d’apostasie et d’insulte à l’islam, il est emprisonné depuis juin 2012. Il a été condamné à 1 000 coups de fouet et 10 années de prison. La presse internationale lui a consacré de nombreux articles, en espérant dissuader les autorités de mettre à exécution ces peines.
En janvier 2014, le blogueur iranien Soheil Arabi a été arrêté par les Gardiens de la Révolution pour avoir insulté le Prophète sur sa page Facebook. Il a été incarcéré dans la prison d’Evin pendant environ un an. Un tribunal iranien l’a condamné à mort.
Le blogueur saoudien Hamza Kashgari a été emprisonné pour avoir tweeté, le jour du festival de l’anniversaire du Prophète, le 4 février 2012 : « Pour ton anniversaire, je te vois partout où je vais. Il y a des choses chez toi que j’aime, des choses que je déteste, et il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Pour ton anniversaire, je ne vais pas me courber devant toi et je ne vais pas t’embrasser la main. Je vais te serrer la main comme à un égal, te rendre ton sourire et te traiter comme un ami, rien de plus. »
Les tweets de Kashgari ont suscité un tollé dans les médias, sur les réseaux sociaux, et dans les cercles du régime. Des pages Facebook le dénonçant et appelant à le poursuivre ont été créées, ainsi que des pages et blogs le défendant. Le Comité permanent de la Fatwa, dirigé par le grand mufti saoudien, l’a déclaré infidèle et apostat pour avoir dédaigné Allah et Son messager, et a appelé à le punir conformément à la Charia. Le Comité a également sommé tous les musulmans de l’éviter.
Le prince Khaled bin Talal a dénoncé Kashgari à la télévision, affirmant que les propos offensants du jeune homme ne pouvaient être tolérés dans le cadre de la liberté d’expression, et qu’il faisait partie d’une cinquième colonne essayant de creuser un fossé entre la religion et la politique et entre les autorités et le peuple, et de répandre la haine et la fitna (dissension) au nom de la liberté d’opinion. Par conséquent, a-t-il dit, Kashgari et ses défenseurs méritaient d’être punis.
Le 24 décembre 2014, un tribunal mauritanien a jugé le blogueur Mohamed Ould Cheikh Mkhaitir pour ridha (apostasie) et l’a condamné à être fusillé pour « insulte au Prophète » dans un article paru sur son blog le 14 janvier 2014.
Dans l’article, Mohamed Ould Cheikh Mkhaitir critiquait des décisions prises par le Prophète et ses compagnons lors de leurs conquêtes militaires, pour critiquer en vérité, implicitement, la Mauritanie et son système discriminatoire de castes. Arrêté peu de temps après la mise en ligne de ce texte, il s’est défendu en précisant que son intention n’avait pas été d’insulter le Prophète : « Si mon article comporte la moindre insulte sous-jacente au Prophète, paix soit sur lui, j’exprime publiquement mes regrets. » Il a également dit : « Insulter le Prophète est une chose inconcevable… » Mais le tabou avait déjà été enfreint.
L’intellectuel saoudien Turki Al-Hamad est allé pour sa part jusqu’à suggérer de « corriger la foi de Mahomet ». Dr Turki Al-Hamad, journaliste et écrivain saoudien progressiste connu pour ses critiques de l’islam extrémiste, a été arrêté pour des déclarations faites via Twitter cette fois, le 22 décembre 2012, interprétées comme une insulte à l’islam et au Prophète. Al-Hamad avait tweeté : « Un nouveau [type de] nazisme est arrivé dans le monde arabe, nommé ‘islamisme’. Cependant, l’âge du nazisme est révolu et le soleil se lèvera à nouveau » ; et « Notre honorable Messager [Mahomet] est venu corriger la foi d’Abraham, et maintenant nous avons besoin de quelqu’un pour corriger la foi de Mahomet. » Le 24 décembre 2012, deux jours seulement après la mise en ligne de ces tweets, le ministre saoudien de l’Intérieur, l’émir Muhammad bin Nayef, ordonnait l’arrestation d’Al-Hamad.[2]
b – Kamel Daoud en France
L’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud est, pour sa part, menacé de mort par des salafistes en Algérie. Son cas est un peu particulier : c’est en France, dans l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché, sur France 2, qu’il déclare à propos de son rapport à l’islam : « Je persiste à le croire : si on ne tranche pas dans le monde dit arabe la question de Dieu, on ne va pas réhabiliter l’homme ».
Quelques jours plus tard, il est frappé d’une fatwa de l’imam salafiste Abdelfattah Hamdache Zeraoui, qui a appelé sur Facebook à son exécution, écrivant que « si la Charia islamique était appliquée en Algérie, la sanction serait la mort pour apostasie et hérésie ». Il précise : « Il a mis le Coran en doute ainsi que l’islam sacré […]. Nous appelons le régime algérien à le condamner à mort publiquement, à cause de sa guerre contre Dieu, son Prophète, son livre, les musulmans et leurs pays. ». Ses menaces ont été reprises sur les chaînes de télé et les quotidiens en arabe Ennahar et Echourouk.[3]
Insurrection sur les réseaux sociaux en ligne de type blasphématoire et sexuelle
L’interdiction de blasphémer, à laquelle s’ajoute la répression, notamment des femmes, et la dureté des châtiments encourus, sont vécues par beaucoup de jeunes du Moyen-Orient comme une injustice insupportable.
Un exemple : la chanson de Pharrell Williams « Happy » a été reprise dans le monde entier : dans quasiment tous les pays du monde, des clips ont été réalisés par des amateurs sur cette chanson, montrant des jeunes dansant dans leurs villes : on a un « Happy » à Beyrouth, un « Happy » à Amman, un « Happy » à Ramallah et même un « Happy » à Gaza.
A Téhéran, des jeunes ont couru le risque de réaliser une petite vidéo du même type loin des regards, sur les toits, avec les volets baissés dans les immeubles alentour, et comme tout le monde, ils l’ont mise sur Youtube : en mai 2014, la vidéo filmée sur les toits de Téhéran a valu à ses acteurs une condamnation à la prison et à des coups de fouet (avec sursis), alors qu’ils se déclaraient, dans cette vidéo, heureux à Téhéran. Ils ont été accusés de vulgarité et d’atteinte à la chasteté du public.
En réaction à la répression des mœurs, on assiste sur Internet à de nombreux mouvements insurrectionnels, à des campagnes de protestation, qui ressemblent à une révolution sexuelle : elles sont souvent menées par des femmes – et il s’agit toujours de se découvrir : il y a eu une campagne de femmes se découvrant la tête en Iran et s’affichant « en cheveux » sur Facebook.[4] Dernièrement, les femmes algériennes ont entamé une campagne dévoilant leurs jambes sur Facebook;[5] elles ont été relayées par les Tunisiennes, qui ont arpenté les rues lors d’une Journée mondiale de la mini-jupe à Tunis, le 6 juin 2015. [6]
Sur les réseaux sociaux, l’explosion de la pensée libre s’apparente à une exacerbation de la liberté sexuelle et de la liberté de blasphème, et souvent les deux vont de pair : on a une prolifération de pages insurrectionnelles athées sur Facebook – de Libanais, Syriens, Tunisiens notamment. Ces jeunes réagissent en masse à la répression islamique : ils sont athées, et ils sont dévoilés ; et ils sont souvent LGBT, une façon aussi d’affirmer leur aspiration à une totale liberté de penser et d’être. Il existe quatre pages d’organisations pour un Liban laïque sur Facebook – en français seulement. On a une Union des athées en Tunisie, et ce ne sont là que quelques exemples en français.
L’oppression exercée par les défenseurs de la vertu islamique conduit parfois aussi à un véritable antagonisme entre hommes et femmes, comme si les hommes en venaient dans leur ensemble à être assimilés au prophète Mahomet : homosexuels mis à part, les hommes sont vus par beaucoup de femmes comme des ennemis. Cela est particulièrement vrai de l’Arabie saoudite, où la police religieuse exerce une oppression considérable sur les femmes. En Tunisie, on dit que Béji Essebsi a été élu grâce aux femmes. Les hommes auraient voté majoritairement pour Ennahda.[7]
En même temps que le blasphème est si fortement réprimé dans les Etats islamiques, et qu’il l’est aussi par les groupes terroristes islamistes, et bien sûr par l’Etat islamique, on assiste donc sur les réseaux sociaux à une libéralisation de la parole, un détachement de la pensée religieuse, couplé à un libéralisme sexuel extrême, une vague insurrectionnelle qui n’est pas sans rappeler Mai 68.
Lire le rapport intégral sur memri.fr
Nathalie Szerman, directrice du Département francophone de MEMRI
NOTES
[1] Saudi Women’s Rights Activist Wajiha Al-Huweidar Drives Her Car, Calling upon Authorities to Allow Women to Drive sur MEMRI TV
[2] Pour plus d’informations sur le sujet, voir : Application de la Charia dans le monde musulman pour insultes à l’islam et au prophète Mahomet : arrestations, emprisonnements, flagellations, condamnations à mort sur MEMRI.fr
[3] Voir : Un imam demande la mort de l’auteur Kamel Daoud, Telquel,18 décembre 2014
[4] Voir notamment : https://www.facebook.com/StealthyFreedom/info
[5] Lire sur le sujet : Les algériennes se révoltent et dévoilent leurs jambes, Femmes du Maroc, 20 mai 2015
[6] Samedi 6 juin à Tunis, « Journée mondiale de la mini-jupe », Tunisie Focus, 4 juin 2015