Représentée pour la première fois le 1e janvier 1677 sous le titre distinctif de Phèdre et Hyppolite à l’Hôtel de Bourgogne, cette pièce fît en son temps l’objet d’une cabale opposant rivaux et partisans de Jean Racine. Le dramaturge français s’abreuve auprès de deux sources que sont L’Hyppolite couronné du poète grec Euripide et de la Phaedra de Sénèque. En donnant à sa pièce le nom d’une femme autour des désirs de laquelle va s’articuler toute la dramaturgie, Racine fait preuve d’une grande modernité et laisse sans aucun doute s’échapper un imaginaire au fil de ces alexandrins qui brûlent et nous dérangent.
Phèdre, fille de Minos (roi de Crète) et de Pasiphaé, est aussi par sa mère (fille d’Hélios) enfant du soleil; un soleil qu’elle ne peut plus voir, dont elle se cache à l’ombre de sa demeure où elle vit recluse depuis des semaines, souffrant d’un mal que personne ne connaît. Depuis ce même temps, plus de six mois, son époux, Thésée à disparu on ne sait où. Cette lumière qu’elle fuit et qui la brûle est un mal invisible qui porte le nom d’un jeune-homme qui se trouve être le fils de son époux, Hyppolite. Phèdre aime et est coupable d’un amour faussement incestueux qui l’accable et la dénonce dans un désir mortel, une pulsion de mort qui est, nous le reconnaissons, tout le poids d’une morale tenant en bride cet amour-passion, mais aussi son sexe, la faisant accoucher de l’idée de la faute irréparable. Alors qu’un peu partout finit par se répandre la rumeur de la mort de Thésée, Phèdre voit ses craintes et l’angoisse de ses sentiments soudainement s’atténuer, et prend prétexte de demander à Hyppolite de s’occuper de son fils, pour lui avouer son amour. C’est le premier effet dévastateur de la parole sensée la libérer et qui va l’enferrer dans sa culpabilité lorsque Hyppolite effrayé par les sentiments d’une femme qu’il rejette et considère comme une ennemie, décide de quitter leur palais de Trézène. Phèdre noyée dans sa rage apeurée, celle de voir disparaître celui qui est l’objet de ses désirs, mais aussi nourrie par l’angoisse de la révélation de cette culpabilité fantasmée aux conséquences incalculables, s’offre en sacrifice à l’épée de son beau-fils. La situation change lorsqu’Eonone, nourrice de Phèdre, aimant et cherchant à protéger sa maîtresse, décide de construire un mensonge selon lequel Hippolyte, profitant de l’absence de son père, aurait avoué ses sentiments à Phèdre qui les aurait rejetés. Dans la pièce d’Euripide, Phèdre meurt avant que le drame soit dénoué, et Hyppolite est accusé à tort de viol. Racine se contente du poison de la rumeur et de l’aveu des sentiments qui ne sont pas ceux du jeune héros. En revenant chez lui Thésée s’étonne du froid de l’accueil qui lui est réservé, du mutisme et de la gêne de chacun après des mois d’absence. Hyppolite se trouve accusé à tort, et se voit condamné par son père qui en appelle au Dieu qui sacrifiera injustement son enfant.
Cette articulation à la fois dramatique et symbolique pourrait paraître au regard d’un spectateur du XXIe siècle pathétique, voir romantique et surannée. Pourtant cette œuvre reste le véhicule d’une morale performative toujours active et présente dans le monde occidental et bien au-delà. L’idée de la faute, celle du jugement dans une perspective souvent misogyne, nous donne le choix entre la femme coupable ou la femme objet de désir. L’impacte de la morale chrétienne et du platonisme incarné par un Hyppolite qui serait une tentative d’actualisation parmi les vivants de l’idée de pureté et d’innocence, est mise à nue et délarvée par la langue de Racine, peut-être malgré lui. En concentrant son drame et ses conséquences autour des forces d’un sentiment et de ses échéances fatales, il dénonce l’absurdité et l’horreur d’une logique qui conduira un père, Thésée, subitement de retour chez lui, à mettre à mort son propre fils sans chercher à connaître la vérité, et ce faisant il se présente assez vulgairement dans la position du mâle dominant, celle du patriarche ayant un droit de vie et de mort sur ce qu’il prétend être ses possessions : sa femme, son enfant, lui le héros parvenu à revenir des enfers, alors que d’autres, répondant à sa réputation d’homme phallique et « puissant », prétendaient qu’il n’était en fait loin de chez lui que parce qu’il entretenait une liaison avec l’une de ses nombreuses autres maîtresses. Pourtant l’homme que nous découvrons, au-delà du mythe de Thésée à la fin de cette œuvre, est un petit enfant, un homme dont le désespoir semble avoir tiré toute l’énergie vitale, et c’est son propre sang qu’il voit symboliquement couler de ses veines sur le corps décharné de son fils. Phèdre hurle la création et l’organisation d’une culpabilité se fondant sur un sentiment non actualisé, sur la base d’une morale qui aujourd’hui encore condamne religieusement, civilement, politiquement tant de femmes à travers le globe, où tant de sociétés patriarcales judéo-chrétiennes et islamistes notamment sévissent encore. L’inégalité des sexes face au désir est mise en exergue. La beauté de cette langue condamne l’infamie d’une morale qui dans cet imaginaire monothéiste et antique fait du corps de la femme un chantre de culpabilité et de désir, la forteresse muette de sentiments prétendument incriminables, et d’Hyppolite, le jeune guerrier apollinien l’incarnation d’une pureté dangereuse en fait, permettant à cette tragédie de devenir dionysiaque, de passer du jour à la nuit, du plaisir à la douleur, de la vie au sacrifice et à la mort.
Il y a dix ans de cela, Patrice Chéreau avait signé une mise en scène puissante, probablement inégalée jusqu’ici dans son degré d’intensité et de mise en péril, faisant de cette tragédie classique du XVIIe siècle, non une pièce sujette aux considérations muséographique les plus vaporeuses, mais une œuvre contemporaine, dédiée à des spectateurs confrontés à une condition humaine et à une véracité émotionnelle, à une force de jeu et à un univers visuel dans lequel ils pouvaient se projeter. Ce qu’il fit avec un dramaturge et poète tel que Bernard-Marie Koltès, il s’évertua de le recréer avec Racine. C’est sans aucun doute toute la force de ce metteur en scène qui n’a eu de cesse de proposer un théâtre dans lequel ses contemporains peuvent croire. Un théâtre pour les vivants en somme, et non pour les morts, choses infiniment rare.
La mise en scène proposée par Michael Marmarinos à la Comédie-Française aujourd’hui n’est aucunement comparable à celle de Chéreau. Elle est pourtant d’une homogénéité implacable, objective ; il offre, chose peut-être trop rare dans la maison de Molière depuis ces dernières années, une vision solide et autonome d’une œuvre, donnant le sentiment de pénétrer réellement dans un monde à part entière, avec ses règles, ses enjeux, son sentiment et une grande charge poétique qui nous rappelle par moments l’univers contemplatif et musical du cinéaste Theo Angelopoulos ; ou encore les silences, l’interaction d’un espace et d’un temps parallèles qui offrent des minutes de toute beauté qui éveillent le souvenir d’instants de grâce dans lesquels le metteur en scène Klaus Michael Grüber savait plonger ses spectateurs.
Le décor (il s’agit là plus d’un décor que d’une scénographie) nous renvoie au XXe siècle, probablement aux année 1940 avec ses accessoires, comme cette radio fonctionnant en continu, donnant un rythme, une mesure parasite de fond, qui loin de destructurer l’ensemble, contribue à la cohérence émotionnel de l’œuvre scénique, l’intervention du temps réel dans le temps du drame, de la tragédie théâtrale qui est presque imaginée par ses personnages. Il y a aussi cette vidéo projetée sur tout un écran au lointain qui donne à voir la mer et une avancée de terre ou une côte grecque. Nous avons là un vrai travail de mise en scène servit par une distribution remarquable, qui marque le retour superbe d’Eric Génovèse, absent depuis trop longtemps de la scène de la Salle Richelieu. Elsa Lepoivre est vraiment belle et juste dans le rôle de Phèdre; Pierre Niney confirme son talent véritable dans un Hyppolite à la fois mûr et adolescent, fragile et incertain. Samuel Labarthe, ayant récemment rejoint la troupe, est le Thésée qu’il fallait à cette vision de l’œuvre qui est toute en justesse et en équilibre, fragile derrière des apparences autoritaires qui s’effondrent. Nous n’avons pas à faire à une mise en scène avant-gardiste, bien que certains spectateurs accoutumés de la Comédie-Française, souvent conservateurs, en auront peut-être le sentiment par moments. Ils oublieraient que le théâtre n’est pas un simple lieu de divertissement, qu’il n’est pas non plus une galerie où l’on visite un passé célébré et ressassé où seuls vivent des fantômes ou des morts, mais qu’il se doit d’être renouvellement, recréation et transformation de l’espace et du temps pour revenir aux vivants (c’est-à-dire parler d’eux) et permettre l’implication émotionnelle de ses contemporains qui attendent aussi de croire en ce qu’ils voient, c’est-à-dire de sortir eux-mêmes un peu changés, après avoir assisté et participé à cela. Ce n’est que trop rare. Klaus-Michael Grüber après sa mise en scène de Bérénice de Racine à la Comédie-Française en 1984, qui provoqua un tel tollé, s’était exprimé auprès de Jean-Pierre Thibaudat pour le quotidien « Libération » en lui disant que le théâtre devait passer à travers les larmes, qu’il fallait cette émotion, car sinon le théâtre allait mal tourner. Il avait si raison.