C’est un éblouissement. Sur un accord ténu, fragile d’abord puis déployé, le regard remonte vers l’horizon. Le sable semble pailleté de diamants. Un désert. Au loin, il s’incurve, s’arrondit, devient dune où éclate un soleil de plomb. Ici, une combe. Là, une forêt de stèles mystérieuses. Et tout à coup, une étoile filante emporte la vision, fuyant dans l’étendue sans fin du tableau mouvant. Puis, une fois l’image immobile, le regard s’arrête, exactement au centre. Les violons s’allongent. Nous avons déjà eu le temps de rêver, de soupirer, de prendre confortablement place. Nous pouvions en savoir quelque chose, en avoir entendu parler, nous y attendre. L’avoir déjà vu, déjà vécu. L’expérience est chaque fois unique, chaque fois inédite. Sur l’écran, un mot apparaît : Journey1.

Invitation au voyage ?
Depuis les années 1990, le « marché mainstream » du commerce de masse est traversé par l’onde grandissante des nouvelles potentialités du jeu vidéo. Aujourd’hui reconnu ainsi qu’un medium artistique à part entière, comme autrefois le cinématographe ou la bande-dessinée, suscitant le même registre de critiques de la part de ceux qui le méconnaissent, il possède ce qu’il faut pour devenir un des majeurs outils de diffusion culturelle dans les décennies à venir. Les video gamers, que nous pourrions maintenant en français baptiser « vidéo-joueurs » pullulent et se rassemblent selon leurs méthodes, leurs jeux, leur matériel.
Des théories « vidéo-ludiques » on vu le jour dans des ouvrages sociologiques, philosophiques, et même en psychanalyse. Timidement, l’objet devient sujet. Or si la question de la virtualité thérapeutique du jeu en soi n’est pas récente, celle du jeu vidéo, participant par essence du virtuel, est de plus en plus actuelle. En témoigne par exemple un récent dossier du magazine Jeux vidéo2 : « Jouer, c’est bon pour la santé ! ». Ainsi donc, le video game ne serait-il plus une simple pratique addictive3 ? Est-il cosmétique, à la mode, ou bien vraiment esthétique et profond ? Offrirait-il de nouveaux horizons à certains psychothérapeutes ? Et pourquoi ? Si son enjeu éducatif, pédagogique, comportemental ou cognitif semble moins mystérieux, qu’en est-il vraiment de son intérêt sur le plan psychodynamique ?

Du game au play : objectif thérapeutique ?

« That’s how the game plays » : le « gameplay » en écho dans cette célèbre expression est d’un usage classique dans la galaxie en perpétuelle expansion du jeu vidéo. Le gameplay est ainsi l’un des principaux outils des théoriciens du jeu. Tout le monde en parle, et la littérature en abonde : on le décrit, on l’encadre, on l’évalue, on le dissèque. Des guides d’utilisation dédiés à chaque jeu en expliquent dans les moindres détails le plus petit recoin.

En effet, le gameplay se définit d’abord dans l’espace (c’est le terrain d’entente ou de désaccord), mais aussi dans le temps (selon la rapidité avec laquelle un jeu se révèle plus « facile », « jouable » ou « maniable » qu’un autre). Le terme d’« interface » ne suffirait pas pour rendre dans toutes ses nuances sa conceptualisation, d’où l’usage répandu de ce mot sous sa forme anglaise, dans toute la littérature spécialisée. Le gameplay, comme y insiste Mathieu Triclot4 dans son ouvrage majeur La Philosophie du jeu vidéo, est à la fois l’idée d’une technique de conception et son rendu, le jeu dans sa jouabilité, sa maniabilité et sa difficulté, mais aussi le joueur dans son unicité ou son essence. Le gameplay, c’est cet espace intermédiaire entre le salon (où trône par exemple la console) et la fantasmagorie imaginaire du jeu. C’est l’espace potentiel, virtuel, au sens où l’écrit Winnicott : grâce au gameplay, le game devient le play, et le joueur joue de façon créative. Ainsi, « that’s how the game plays ». Selon Winnicott, le game serait du côté du dispositif réglé, du jeu qui n’a pas encore de joueur, du mot qui n’a pas encore de sens ; le play au contraire serait le jeu incarné, ou le joueur s’y incarnant, un lieu de signes et de vie, toujours unique : « Il ne faut jamais oublier que jouer est une thérapie en soi. Faire le nécessaire pour que les enfants soient capables de jouer, c’est une psychothérapie qui a une application immédiate et universelle ; elle comporte l’établissement d’une attitude sociale positive envers le jeu. Mais il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (games), avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing)5. » La thérapeutique winnicottienne du jeu comme outil analytique reposerait sur le mouvement qui conduit du gaming au playing : nuances que ne peut non plus par conséquent rendre avec justesse le mot « jeu ».

Mathieu Triclot déplie donc plusieurs hypothèses soulignant que le gameplay serait ce qui permet au jeu trop réglé, ordonné et tyrannique (le game), de se métamorphoser en play (jeu cadencé par l’interface, mais créatif), par l’intermédiaire de l’espace virtuel créé par la conceptualisation vidéo-ludique. Pour prolonger cette idée, et en adoptant le point de vue spécifique de ce qui concerne le gameplay, citons ici une certaine lecture de Winnicott dans sa théorisation de l’object presenting (présentation d’objet), du holding (portage de soi, du self, dans le monde) et du handling (transformation et création d’un réel externe en réel interne). Selon Winnicott : « l’intégration correspond à la façon de porter, de maintenir (holding) ; la personnalisation correspond à la façon de soigner (handling) ; la relation d’objet correspond à la présentation des objets6. » On pourrait en conséquence définir ici le gameplay comme les différentes manières de présenter la réalité du jeu dans la réalité du joueur et de permettre au joueur de s’emparer du jeu, pour lui apporter les soins dont il a besoin. Michael Stora en montre d’ailleurs tout l’intérêt clinique par ses travaux avec la médiation du jeu vidéo : « C’est pourquoi, au lieu de critiquer les jeux vidéo, j’ai envie de rappeler qu’ils peuvent remplir une fonction sublimatoire, c’est-à-dire qu’ils peuvent conduire à se détourner des objets libidinaux pour aller au-delà. Ils permettent par ce mélange entre image et corps de réintégrer les processus primaires et secondaires entre l’archaïque et le génital. Sublimer peut aider à réinvestir le savoir7. »

Invitation au voyage

Aussi tenterons-nous ici de faire des rapprochements entre le gameplay comme présentation du jeu, au sens le plus vaste, et les représentations qu’il peut engager chez le joueur. Là réside en majeure partie l’intérêt de Journey (Santa Monica, That Game Company, 2012), un jeu très particulier auquel nous avons eu recours durant la psychothérapie de Samuel.
Encensé par la critique peu après sa sortie8, déconcertant parfois par sa technicité d’une épure apparemment facile, Journey séduit largement le grand public. Aucune proscription : ni violence, ni suggestion scabreuse. Sa dimension très déconflictualisée, qui pourrait déplaire à un adolescent friand de FPS (First Person Shooting, genre où l’enjeu est d’éliminer par des armes de tir le plus de personnages possible), fait souvent le bonheur de certains enfants. Mais c’est bien parce qu’il n’est possible de tracer aucune généralité, malgré le succès d’un jeu, qu’il convient a fortiori en psychothérapie de toujours se demander où, pourquoi et comment la rencontre a lieu. Un enfant, un gameplay, une histoire, un moment.

L’image encore une fois winnicottienne de « l’objet trouvé-créé », à la fois de soi et de l’autre, d’ici et d’ailleurs, d’avant et d’aujourd’hui, prouverait bien son efficacité. De façon paradigmatique, Journey a en effet autorisé avec Samuel le déploiement de mouvements fondamentaux dans le travail, notamment sur un registre archaïque : les liens à un premier autre, éventuellement maternel, sont apparus sur la scène. A la suite de certains auteurs (Michael Stora, 2006), nous relierons ces mouvements à ceux de l’accordage primaire, et aux premières relations de l’enfant avec l’autre donnant les soins (Winnicott). Nous pourrions ainsi confirmer que la lecture attentive du gameplay dans un cadre psychothérapique constitue dans le travail de médiation un outil spécialement éloquent.

Journey

Apparu dans l’univers blasé du video game, saturé d’effets spéciaux, d’intelligence robotique et de stratégies, au coeur d’un monde presque parallèle ou souterrain, régulièrement bombardé par les déferlements critiques, voici donc Journey. Nous en parlerons comme d’un jeu, car il en possède la plupart des caractéristiques essentielles ; néanmoins, soulignons d’emblée qu’il se distingue des principes coutumiers de l’art. Ni compétition, ni score, ni stratégie. Un « avatar9 » sans identité définie, sans même de visage, une silhouette seulement revêtue d’un grand habit pourpre brodé d’or. Une écharpe flottante, qui réagit aux impulsions du joueur, se gonfle d’énergie et permet au personnage de quitter le sol, comme emporté par le vent, et de voltiger dans la direction choisie, à la manière d’un pétale de fleur10. Çà et là, des hiéroglyphes lumineux qui, effleurés, se transforment en mille flocons d’énergie, permettant au personnage de voler plus haut et plus loin à mesure que son écharpe grandit. L’espace nourri de lumière et de vent est peuplé par des créatures étranges, méduses, cerfs-volants ou figures de dragons qui accompagnent le joueur dans sa progression, tantôt le portant, le régénérant, le protégeant. D’invisibles murs de vent enclosent la vastitude de ce désert de sable, dans le premier chapitre (le jeu en compte seulement une poignée, à peine trois heures). Lorsque le joueur approche son personnage des limites du cadre, il ne se heurte pas ni ne se cogne : il est porté en arrière par une bourrasque, doucement mais fermement.

Le but du jeu ? Non pas tuer, coloniser, ou mentir. Ni échafauder des personnalités complexes à partir de matériaux virtuels. Ni enquêter, séduire, vaincre ou convaincre. Mais à l’image du gameplay, précis et souple à la fois, pur, simple, et singulier, il se laisse aisément deviner : il s’agit d’atteindre le creux d’une haute montagne, d’où émane une mystérieuse lumière. La symbolique est ici transparente : dès le début du jeu, le sommet de la montagne apparaît comme fendu, et annonce ainsi de façon métaphorique le périple d’une naissance, d’une sortie possible hors de la matrice. Dans Journey, le personnage avance à la rencontre d’un autre qui prend (et donne) forme peu à peu, au gré du vent, du courant et du désir. Il franchit des étapes symbolisées chaque fois par un cromlech de pierre, donnant vie à une statue dont les traits lui ressemblent. A l’approche de la statue, une lumière jaillit, et une immense silhouette de lumière blanche apparaît. Son allure sereine, aux gestes calmes et enveloppants lui donne un air de madone. Sans un mot – car il n’y a dans Journey aucune parole, mais seulement de la musique et des vibrations – cette grande figure d’une maternité idéalisée se penche. S’ouvre alors une nouvelle porte, vers un nouveau chemin et une autre avancée dans le périple. Chaque étape est plus difficile que la précédente. Il faut braver les éléments de plus en plus hostiles : terre, eau, air et feu. Dans l’ultime épisode, l’avatar parvient à un plateau édénique, où il peut désormais voler à l’infini, et se fondre dans la lumière. Passage vers l’au-delà, ou entrée dans le monde ?

Journey a donc l’intérêt de proposer un gameplay inhabituel de simplicité (un bouton suffit : la manette de la console réagit directement au mouvement de la main), et d’une exceptionnelle a-conflictualité. Ce point est suffisamment rare pour être à nouveau souligné, dans un univers vidéo-ludique où malgré leur richesse, les titres rivalisent d’ingéniosité pour mettre en scène quelque chose d’une bataille rangée. Là, le terrain d’expression privilégié à une pulsionnalité justement traversée de conflits s’apparente souvent à une triangulation : un sujet, un objet, et un empêcheur de tourner en rond. Mais ici, ce n’est pas le cas. Et c’est le point essentiel qui en a ferait l’emblème : le combat, s’il existe, ne concerne pas le conflit contre d’autres personnages, mais une traversée des éléments qui font obstacle au passage.
En ce sens, d’aucuns assurent que Journey n’est pas vraiment un jeu vidéo. Nous n’entrerons pas maintenant dans ce débat.

Un joueur

Samuel a dix ans. Sa mère a appelé pour prendre rendez-vous, mais son père l’accompagne au premier entretien. Le motif de consultation reste assez peu ciblé, ce qui laisse l’horizon libre, mais ne permet pas de situer immédiatement un symptôme. Samuel ne se plaint pas vraiment lui-même, ni ses parents précisément ; mais lors de cette rencontre, il montre de profondes capacités de retour sur lui-même, étonnantes à son âge, et un réel désir de comprendre. Toutefois, la part entre ce qu’il s’agit pour lui de comprendre et ce qu’il peine à entendre semble très vite assez large. Il veut maîtriser beaucoup de choses par son discours, et son attention pour son environnement, très inquiète, aiguë, renforce l’impression qu’il a du mal à s’abandonner. Il dit aisément souffrir du fait que ses parents sont à ce moment-là en train de se séparer, et qu’il ne sait pas très bien ce qui se passe. En revanche, il se fâche quand son père évoque un problème d’énurésie, immédiatement banalisé par Samuel qui le déclare secondaire. De même, l’observation paternelle que Samuel « joue à des jeux de filles » est frontalement mise à distance : « ça a changé, ce n’est plus comme ça ». La limite entre ce que sait le père de lui-même et ce qu’il sait de son fils se trouble. C’est peut-être cela avant tout, finalement, que Samuel est venu déplier. Où peut-il commencer à savoir ? Où son père doit-il se retirer ?

Il est possible en tout cas, dès lors, d’en dire quelque chose, en proposant de recevoir le fils seul, régulièrement, avec un paiement symbolique à chaque séance en complément du paiement parental. La perspective semble réjouir Samuel, qui confirme par son enthousiasme son désir d’un espace pour lui. C’est l’occasion d’un tout premier échange en tête à tête. Samuel présente son intérêt pour le genre de la fantasy11 : les elfes, les magiciens, les princesses, Harry Potter, Le Seigneur des anneaux. Certes, il apprécie aussi les jeux vidéo ; mais plutôt ceux qui découlent de l’adaptation d’un récit préexistant. Il raconte surtout que lui-même joue souvent à un jeu « imaginaire », où dans un monde « imaginaire », il « joue à l’elfe ». Il ne pourrait pas représenter cela sous la forme d’une histoire ; il s’agirait davantage d’une image hors temporalité, où s’incarnerait quelque chose de diaphane où s’accrocherait une échappée possible à une différence des sexes trop pesante. L’elfe, à l’inverse de l’ange, est sexué ; mais il mélange abondamment les représentations masculines et féminines. Et il a par ailleurs la particularité forte, à l’instar d’autres personnages de son univers fantastique, de mêler aussi l’ici et l’ailleurs, le terrestre et le céleste, le passé, le présent et l’avenir, la courbe et la pointe, le bien et le mal. L’elfe représente avantageusement ce que Samuel met au premier plan : un questionnement des limites.

Un jeu

Beaucoup de choses dans ce premier entretien amènent donc à l’hypothèse qu’un cadre vidéo-ludique trouverait son intérêt. Le jeu vient ici comme une association d’idées. Assez objectivement, il semble un recours facile avec un enfant aux prises déjà avec une problématique très adolescente. Mais en outre, il présente l’avantage de permettre aux choses de se dire, à l’instar d’un dessin (animé), par un (premier) autre intermédiaire que le verbe, sans pour autant obérer la possibilité d’une parole. De ce fait ici, comme en règle générale lors de la proposition d’une médiation thérapeutique, le jeu vidéo se doit d’être pertinemment choisi, suffisamment malléable et souple d’une part, et d’autre part solidement cadré dans l’espace temporel des séances comme dans un ailleurs spatial (l’entretien en tête à tête et l’accompagnement vidéo-ludique imposant souvent deux dispositifs distincts). Le jeu doit également laisser à la parole la liberté de se déployer simultanément (ou dans l’après-coup) ; et enfin, last but not least, il est sans doute fondamental que le clinicien le connaisse suffisamment pour y accompagner son patient. C’est en effet, toujours, avec ses propres limites que l’on vient à la rencontre des limites de l’autre. Le jeu vidéo n’échappe pas à cette gageure nécessaire, contrairement à beaucoup de ce que l’on en suppose, et en voilà peut-être un des indices de sa valeur thérapeutique.

L’utilisation de Journey se présente donc comme une sorte d’évidence. Bien sûr, comme toute médiation, si elle s’impose comme un objet qui est à la fois de l’autre et de soi, participant de cet espace comme d’un ailleurs, d’un recours imaginaire tout autant que symbolique, elle n’est pas sans risque(?). Son potentiel créatif de malléabilité reste moins étendu que celui du dessin ou de la musique, par exemple ; néanmoins, il ajoute à la dimension purement picturale et sonore un autre fond, non sans importance : celui d’une cinématique toujours déjà là, et de la force d’un récit à reconstruire par le jeu et la parole qui l’accompagne dans les séances. En effet, et le jeu Journey en est un bon représentant, à chaque intention (consciente ou non) correspond quelque chose dans le réel, et là réside notamment le recours symbolique. A chaque geste de la main, un mouvement à l’écran ; à chaque mouvement, une note symphonique, harmonieuse, musicale, qui pour aussi hasardeuse qu’elle soit, ne s’en veut pas moins en accord avec le reste. Les prescriptions du scénario dans Journey, quoique fort présentes, sont toujours discrètes.

Quelques hypothèses sur le sens de la rencontre

Il s’agit généralement là d’un des majeurs atouts des jeux vidéo contemporains : ils allient souvent avec profit l’aléatoire (fortuit), l’arbitraire (décidé) et le déterminé (écrit). A cet égard, entre le jeu et le joueur (Journey et Samuel), la rencontre a du sens. D’un point de vue topique d’abord : les frontières sont présentes, même invisibles comme les murs de vent encerclant l’espace ; les temps de l’avant, du pendant et de l’après s’inscrivent dans une linéarité diachronique, nécessaire à l’histoire, mais aussi dans une profusion synchronique, d’un tout en même temps encore pensable sans heurts dans l’omnipotence du jeu. Sur le plan économique : combien l’image (imaginaire) recouvre-t-elle la réalité, s’en distingue peut-être, s’en coupe et s’en maintient à distance ? Dans quelle mesure certains gestes sont-ils trop, ou pas assez, comme un parent trop bon, ou trop absent, comme un corps trop sexué, ou trop diaphane ? Dans l’axe dynamique : quels désirs, éventuellement interdits par le sens de l’histoire, peuvent-ils néanmoins trouver lieu dans le cadre ? Quelles forces en
viennent à s’opposer dans les règles du jeu ? Là encore, Journey prend une fois une place particulière : l’opposition à des forces contraires ou ennemies, à l’instar des murs de vent, ne cède en rien à la violence, mais il s’agit d’une violence qui sans dénier sa propre nature, reste douce. Car enfin, et apparaît là ce qui détermine peut-être la rencontre, il est dans Journey, comme dans moult autres jeux vidéo modernes, question d’esthétique, voire de synesthésie12 : la sensorialité y occupe le premier plan, de même que le lien (sans doute indispensable à toute activité symbolique) entre les différents sens. Et si le jeu pouvait être un jour utilisé pour permettre à Samuel de parler de son « pipi au lit », de ses désirs masturbatoires recouvrant le narcissique et l’objectal, ou encore tout bonnement de sa haine à l’encontre d’un autre repéré comme plus puissant ? C’est bien là que l’utilisation du gameplay opère dans sa juste mesure : voilà un univers matriciel où la rencontre avec les parois, les limites et les règles donne forme et sens à ce que l’on entend, ce que l’on voit, ce que l’on fait et ce que l’on dit.

La façon dont Samuel s’empare du jeu en est révélatrice. En premier lieu, son immersion dans le gameplay n’est pas totale : elle est à la mesure de son inquiétude générale à l’égard de son environnement. Plutôt craintif, interrogateur, il ne cesse d’avoir recours à l’autre. Il ne comprend pas tout. Il supporte de ne pas savoir (ce qu’il y a derrière le vent, ou dans la suite de l’histoire), mais s’effraie souvent de ce qui lui échappe trop brusquement, ou d’un obstacle qu’il manque, comme par peur d’une rétorsion. Ensuite, il s’émerveille du déferlement esthétique : « c’est beau ! » répète-t-il abondamment. Il cherche à ce qu’on lui présente l’objet (object presenting) pour le trouver lui-même. Il commente avec soin presque chaque geste, comme s’il avait besoin de fixer l’irruption, peut-être magique pour lui, d’une image dont les contours allaient s’effilocher. Enfin, il verbalise ce qu’il ressent. Initialement, il s’appuie sur les représentations de l’autre, qui doit assurer le holding au sens winnicottien : un portage malgré l’angoisse. « Il y a quoi, là ? C’est quoi, ça ? » Un jeu plus commun lui répondrait par le truchement de l’affichage de règles, d’astuces à l’écran, de l’apparition plus ou moins flagrante d’indices. Or le gameplay de Journey ne parle pas ; tout y est couleur, musique ou vibration. C’est ici que le handling du jeu opère donc progressivement, car les réponses apparaissent à leur juste place, juste au bon moment. La panique surprend Samuel, puis l’étonnement, et l’habitude. A chaque étape, il a un peu moins besoin d’explications. Les commentaires de l’autre l’étayent et restent essentiels et décisifs dans son avancée, mais il parvient au bout tout seul. Il atteint les limites. Il a gagné une certaine indépendance.

Perspectives

Petit à petit, à mesure des séances (le jeu étant court, quatre ou cinq suffisent à le terminer), Samuel gagne en assurance. La dimension purement matricielle du jeu laisse place à celle du plaisir, plus radicale. La joie et l’émerveillement ne doivent plus toujours être rapportés à l’autre pour exister. Il ne dit plus seulement que « c’est beau », mais il l’intériorise, il l’éprouve plus facilement. La fonction matricielle du gameplay fait donc son office ; Samuel se représente de mieux en mieux ce qu’il vit dans l’expérience.

Les secousses de la manette, d’abord purement éruptives dans leur violence érotique, sont comme des caresses. Les couleurs et les sons lui permettent une régression vers un univers matriciel plus archaïque. L’image des synesthésies trouve ainsi de la profondeur : le lien entre les sens permet le tissage d’une signification, d’un sens qui tient bon. En effet, le gameplay, à l’image des murs de vent, fait cadre et résiste. A cette condition seulement s’instaure la confiance dans le jeu, qui comme toute confiance en l’autre, entre en dialectique avec la confiance en soi : les limites de l’autre renvoient aux limites internes, et la réassurance d’autrui opère comme tranquillisant. Samuel peut maintenant intérioriser le sens et en faire quelque chose pour avancer dans une plus grande solitude. Sans que cela empêche la rencontre.

Le recours au jeu vidéo, par la médiation du gameplay, s’avèrerait donc fructueux à plusieurs titres. D’une part, l’interface mécanique est suffisamment stable et rassurante pour apaiser une angoisse, dans la mesure où le jeu est accompagné de la présence d’un autre (avant, pendant et après la partie). Les éléments qui se rejouent sur la scène de chaque séance, grâce à la médiation, peuvent donc renvoyer plus tranquillement à des enjeux archaïques : la reconnaissance de l’objet, la capacité de portage de l’autre, ses ressources pour soutenir la résolution des problèmes et l’acquisition d’une certaine autonomie dans la gestion de la réalité. L’objectif visé par le jeu vidéo touche juste.

D’autre part, la spécificité du jeu vidéo, dont l’utilisation du gameplay est essentielle à toute pratique satisfaisante et plaisante, réside dans une mise en récit qui passe par la sensorialité, voire la synesthésie. Le sens à donner à l’expérience est apporté par l’histoire, dans laquelle le joueur peut se laisser aller à des mouvements projectifs ou identificatoires à certains traits de son avatar, au sein d’un cadre qui ne rompt pas. Dans le cas de Samuel, quelques observations cliniques sont éclairantes : de multiples formes d’angoisse sont projetées dans le jeu, mais le jeu porte l’enfant dans le voyage à la fois proposé au joueur et créé par lui. L’identification se manifeste par l’immersion grâce au gameplay dans l’univers du jeu. L’essentiel demeure ce que Samuel peut dire de ce qu’il éprouve lui-même, en son propre nom, sans avoir en permanence recours à l’autre. Ce n’est qu’ainsi qu’il parvient, sans doute, à la verbalisation de sa souffrance comme il exprime parfois son plaisir ; toute autre forme de symptomatologie, de l’énurésie à l’anxiété majorée par certaines représentations trop figées de la différence des sexes, ne pourra s’élaborer qu’à cette condition.

Le jeu vidéo, plus encore que toute autre médiation – du fait de sa réputation sulfureuse et des risques réels de dépendance qu’encourent certains jeunes joueurs trop fragiles le pratiquant à l’excès – s’il peut faire l’objet d’un travail intéressant en psychothérapie, doit être utilisé avec mesure. Le choix du jeu, sa connaissance par le psychothérapeute et l’accompagnement dans le gameplay par la présence (en paroles notamment) sont fondamentaux.

Il représente un outil d’une grande puissance, dont on n’a pas fini d’explorer les multiples ressources. La littérature vidéo-ludique fourmille d’indications culturellement éclairantes, qui ouvriront aux découvertes ; bien qu’aujourd’hui encore illégitime et diabolisé, le video game poursuit son essor, et sa réception traverse les générations. Comme dans toute autre forme d’art, il donne lieu au développement de nombreux genres, de profonds courants, d’innombrables pratiques, et s’il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges et pour toutes les cultures, il n’en demeure pas moins qu’il reste, au même titre que n’importe quel médium culturel, l’objet légitime du sens critique. Voilà en premier lieu ce qui permet,
dans son usage, tout travail sur la subjectivité.

1 En anglais le « périple », le « trajet », le « voyage ».
2 Jeux Vidéo Magazine, « Décryptage : jouer, c’est bon pour la santé ! », n°140 de juillet-août 2012, p.40 sqq.
3 Par souci d’éviter l’angélisme, notons que le jeu dont nous parlerons ici échappe plus que d’autres à l’écueil de la dépendance, du fait de caractéristiques qui sont aussi louables que critiquables : simplicité, brièveté, transparence du propos. Mais quoi qu’il en soit le danger mérite, là comme ailleurs, d’être remarqué. La qualité d’un usage non massif du jeu vidéo en psychothérapie tient effectivement à plusieurs facteurs, dont le choix du support par l’enfant et sa maîtrise par le thérapeute doivent sans cesse se rapporter à toute notion potentiellement addictive. La question de la dépendance à l’objet médiateur se pose dans cette pratique autrement qu’avec d’autres objets comme le dessin ou la pâte à modeler, et ce n’est pas la moindre des différences…
4 La Philosophie du jeu vidéo, paru en 2011 à La Découverte, est un ouvrage incontournable.
5 D. W. Winnicott (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. ???, 1975.
6 D. W. Winnicott (1962), « Intégration du moi au cours du développement de l’enfant », in Processus de maturation chez l’enfant, développement affectif et environnement, Paris, PBP, 1983.
7 Michael Stora, in L’enfant au risque du virtuel, Serge Tisseron, Sylvain Missonnier et Michael Stora, Paris, Dunod, 2006, p. 158.
8 Voir par exemple IG Mag, n°20, juin-juillet 2012, article « Journey, rose des sables », p.20-21.
9 Personnage (ou objet) représentant un utilisateur sur Internet et dans les jeux vidéo. Voir http://fr.wikipedia.org, juillet 2012, article « avatar ».
10 Le jeu est conçu par les mêmes studios ayant créé le magnifique Flower, jeu où l’avatar est un pétale de fleur que le joueur doit diriger au gré des courants d’air.
11 Genre de récit où l’atmosphère souvent médiévale et réaliste est traversée par le merveilleux et la magie (peut-être inversement en ce qui concerne l’heptalogie Harry Potter).
12 Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Correspondances » : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Ici, le tactile (la main à la manette) viendrait-il remplacer l’olfactif ?