La trouble jouissance du désaveu…

C’est, depuis Baudelaire, le sort fait à toute pensée réellement dérangeante… A toute pensée qui fissure l’atome des certitudes majoritaires… A toute pensée qui campe à l’écart des foules et s’assume, sans prudence ni faux semblants, indifférente au sens du vent…

Nul hasard, donc, si André Glucksmann, depuis qu’il fait profession de vitupérer le malheur, n’a pas l’heur de plaire à tout le monde.

D’ailleurs, rares sont les philosophes, les intellectuels récoltant pareil tsunami de lazzis, de calomnies, d’injures et, parfois, de mensonges. Que n’a-t-on pas dit, ou perversement insinué, à l’encontre de celui qui fut, dès les prodromes de la lutte antitotalitaire, un recordman de la solidarité des ébranlés ? Sa faute « objective », sans doute : avoir, avec les autres « nouveaux philosophes », ridiculisé le sérieux enfantin de l’Evangile marxiste. Or, par-delà l’éperonnage du navire amiral du matérialisme historique, ce qui lui est imputé à crime, par les antilibéraux de toutes espèces, ce n’est pas seulement d’avoir dépassé l’horizon indépassable cher aux sartriens et à toute une noria de compagnons de route. Non : c’est, d’abord, c’est surtout d’avoir privé de fuel idéologique le progressisme, avec les effets incalculables de cette audace.

Vladimir Boukovsky d’ailleurs l’en a félicité, lors du salut qu’il a rendu à Paris, fin des seventies, à l’auteur de La Cuisinière et le mangeur d’hommes : « Je suis content de te voir car c’est toi qui a libéré la France du marxisme ! ».

Faute éternelle et crime originel d’André Glucksmann : près de 40 ans plus tard, quoi qu’on ait à penser de telle cause qu’il a portée, sa volonté de se tenir aux côtés des suppliciés de l’Histoire, de se faire le greffier de leur souffrance, continue de faire tousser.

C’est l’ombre portée de ce grief archaïque qui, bien sûr, ligue encore à ses trousses la meute des policiers sourcilleux d’un franco-communisme aigri et des souverainistes les plus exaltés : l’aile marchante du pacifisme intégral version 2012.

Cela tombe bien.

Cette odyssée insurrectionnelle est merveilleusement restituée par un film, un film à voir, ce vendredi, sur France 5 : Eloge du chardon, produit dans l’excellente collection « Empreintes ».

Glucksmann, l’ami « Glucks », un chardon ? Mais oui, il fallait tout l’ « insight » des co-réalisateurs, Marie Jaoul de Poncheville et Charles Castella, pour oser filer la métaphore. Il y a une gentillesse bourrue et têtue, un peu rêche et pour cela totalement fiable, chez ce fils de juifs germanophones qui se qualifie, face à la caméra, de « prophète du désastre ». Mi-chardon, mi-Jérémie, voici « Glucks » en guerrier obsessionnel et solitaire. Véhément et hors-réseaux. Un moraliste, retiré et pourtant omniprésent, bien décidé à « cibler le noir de l’âme humaine ».

Dans le salon tapissé de vieux livres de son appartement parisien, il se raconte à un lycéen bluffé par sa persévérance. Chacun d’entre nous est l’enfant d’un passé qui dure longtemps. Le fils, ou la fille, d’une antériorité qui nous surplombe – nous oblige. « Glucks », plus que nul autre.

Pour lui, 14 ans avant sa naissance à Paris, il s’est produit le « big bang » fondateur : la rencontre, dans la Jérusalem du Yichouv, de ses futurs géniteurs.

La Palestine de 1923. Visite sépia à des parents magnifiques. Deux immigrés, deux displaced persons, exilés d’une Autriche à la Joseph Roth bientôt rattrapée par la folie hitlérienne. Deux combattants antinazis qui, bien avant la naissance de leur fils André, en 1937, décidèrent de revenir en Europe, sans doute parce que le Kampfplatz du moment était là, seulement là, et qui inscrivirent dans leur vie l’impératif de riposter au crime d’indifférence. Autres images, un peu plus tardives, de leur petit garçon, protégé comme d’autres de ses coreligionnaires par les Rothschild dans leur château de Seine-et-Marne, et qui, à tout juste 7 ans, garde serrée contre lui la clé de la maison où sa mère, résistante, cache réfugiés et fusils. Un petit garçon qui, déjà, se révolte contre l’horreur immense.

Une rage d’enfant, son essai autobiographie de 2006, s’ouvrait sur cette émotion fondatrice. Une humeur comme un programme. Un affect comme le transcendantal de sa philosophie à naître. Adulte, voilà un penseur qui ne cessera de lancer sa godasse à la tête des importants, des endormis : des munichois. Vrai rebelle à l’époque de la « rebel attitude » forcée.

Cette cohérence antéprédicative d’un intellectuel, Marie Jaoul de Poncheville et Charles Castella la font jouer, avec une remarquable finesse, dans ses flashs blacks et autres retours sur images. Moments et stations arrachés à l’oubli, au zapping, à la désinvolture. « Glucks » à la télé, jeune nouveau philosophe généreux et brouillon, face à l’insensée mauvaise foi d’un Andrieuxs Andrieux, du PCF, agissant comme si le plateau, et peut-être même la chaîne qui les invite, appartenaient à la place du Colonel-Fabien ; « Glucks », en 1999, improvisant, toujours lors d’un direct rapté (son ami BHL n’est pas loin…), face à un généralissime russe débordé par la situation, un happening presque « situ » pour faire respecter « une minute de silence pour les écartelés de Grozny » ; « Glucks », aussi et surtout, à Tbilissi, avec sa femme « Fanfan », leur fils et, à nouveau, BHL, pour l’un de ses plus récents faits d’armes controversés : le soutien à la petite Géorgie libérale et libertaire dans son bras de fer avec le poutinisme. Puis enfin, retour chez lui, faubourg Poissonnière, « Glucks », découvrant chez les grands Russes dont il aime tant la mélancolique compagnie – « à commencer par Tchekhov et sa Cerisaie » -, l’antidote le plus sûr au « panzer-slavisme».

On dira ce qu’on voudra : on regrettera, à l’envi, que ce talent un peu sauvage soit désormais, aux dires de certains, obsédé par une Russie assez « borderline » dont il s’exagérerait l’influence sur l’échiquier planétaire. Bon… Reste en tout cas, revisitée par cet Eloge du chardon, la belle droiture d’une trajectoire qui honore l’intelligence française. Car elle fait sa place, son entière place, à la colère des faits.

Diffusion de Eloge du chardon sur France 5 :

Vendredi 19 octobre 2012 à 21.30

Dimanche 21 octobre 2012 à 07.45