Film documentaire et monstruosité cinématographique
Et le cinéma dans tout ça ? Sujet énorme, inépuisable, ambigu de par les moyens dont il dispose, fascinant, prégnant de par son histoire, et sans doute plus monstrueux à lui seul que tous les arts réunis. Moderne parmi les modernes, le cinéma partage leur obsession : comment montrer le réel, et la face cachée de l’homme. Comment penser (et montrer) l’impensable, comme le répètera Godard. Comment projeter sur l’écran de l’inconscient ce qu’on ne voit pas, ou ne veut pas savoir. Machine à enfanter des fantasmes façon Méliès. Ou tentative d’objectiver le réel – le pot autour duquel la caméra n’en finit pas de tourner. Et entre ces deux pôles, bien sûr, un spectre infini d’expériences possibles.
Il n’empêche : au commencement étaient les Lumière. La genèse du cinéma est une sortie d’usine. L’ancêtre direct du cinéma documentaire. Mise en scène nulle ou minimale. Prima accordée au hasard. Nous sommes en 1895. Le voyage dans la Lune ? Pour plus tard. Ce qui envahit pour l’heure l’écran de l’inconscient : un flot continu d’ouvriers comme vomis de la bouche d’une usine. Jonas libéré du ventre de la baleine. Sans commentaire. Le clivage est là. Entre filmer l’homme ou la baleine. Friedkin, à l’heure où je vous parle : Le cinéma américain d’aujourd’hui est obsédé par les comic books et les jeux vidéos. Aux USA, on n’est absolument pas intéressé par les gens. Dans les films américains, des hommes volants avec une lettre sur le torse sauvent le monde. Je ne sais vraiment pas ce qu’il y a de si authentique et de vrai là-dedans. Fascination pour le monstre censé n’être que le reflet de nous-mêmes. Normalisation de la cruauté, de l’horreur. Surexploitation (plutôt que déni) de la monstruosité. Portée à ce point d’incandescence qu’elle en devient – un comble – culture ! Vampires, zombies, ectoplasmes, revenants ! Super-héros, super-vilains, mais portant toujours le masque, le visage gommé, l’inhumanité…
Retour donc, encore une fois, aux origines, sortie d’usine, et entrée d’un train à vapeur en gare de la Ciotat. Crinoline, chapeau buse, l’époque de Proust, de Nietzsche, de Van Gogh. Tableau d’une banalité apparente. N’était le cynisme de l’Histoire. Comme une prémonition sinistre. Nous voici près de cinquante ans plus tard. Et la destination du train est autrement plus macabre. Ces passagers-ci ne débarquent que dans la nuit et le brouillard. Néanmoins on pose la caméra. On filme. On arrache aux vivants en transit vers la mort une dernière image, un dernier instant de leur passage sur terre. Sans le savoir (tout en le sachant peut-être), on dénonce l’horreur pour la mémoire des générations futures. Bien entendu, les images ne suffisent pas à dénoncer, et la musique même semble de trop. Les mots : de trop. Les paroles, même mesurées : obscènes. C’est comme un pari impossible. Vingt-quatre images par seconde, ou plutôt faudrait-il dire, vingt-quatre morts à la seconde, et nous serions encore bien en deçà de la réalité. On se souvient ici de la voix de Jean Cayrol : Trains clos, verrouillés, entassement des déportés à cent par wagons. Ni jour, ni nuit, la faim, la soif, l’asphyxie, la folie. Arrivée encore et toujours dans la nuit et le brouillard. Le train du cinéma ne cesse d’arriver – quoi qu’il s’échine parfois à le faire oublier – à l’heure de l’Histoire. Elle-même en décalage horaire constant avec la réalité humaine. C’est le pari impossible, et donc à tenir, de Godard : filmer l’invisible, penser l’impensable.
Mais au fond, c’est vrai, qu’est-ce que l’impensable ? Claude Lanzmann, du moins son film Shoah, répond : le visage. Lanzmann replace un visage sur l’acéphale qui n’était, au fond, qu’un symptôme. Lanzmann lazaréise ceux et celles à qui l’on avait politiquement, physiquement et philosophiquement gommé le visage. Avec ce film, Lanzmann botte le cul à l’angoisse moderne d’envisager le visage en tant que tel. Lequel n’est ni l’opposé radical, ni le monstre, mais la différenciation et le même. Document d’une sobriété admirable qui ne cesse de faire signe à toute l’histoire du cinéma. Des héritiers de Méliès, aux héritiers des Lumière.
Ecoutons une fois encore la voix de Jean Cayrol : Je ne suis pas responsable dit le Kapo. Je ne suis pas responsable dit l’officier. Je ne suis pas responsable. Mais alors qui est responsable ?