Mais où veut-il en venir ? me demandais-je en parcourant les vingt premières pages des soixante-quinze que compte au total cette prodigieuse gifle journalistique signée Tom Wolfe dont le titre, à lui seul, claque à jamais dans la nuit des opinions faciles : Radical Chic, datant de 1970. Mais où veut-il en venir ? A force de lire la presse quotidienne française – et en l’occurrence la presse dite d’opinion, mon entendement serait-il devenu étanche à la complexité des choses ? Au bout de trois lignes, vous devez saisir l’opinion de l’ “auteur” et dans quel camp le ranger. La tentation de l’équivoque constitue en elle-même un péché. Ne me dites pas que vous n’êtes pas pour… Ne me dites pas que vous n’êtes pas contre… Le but, au final, étant de tirer un maximum de papier, pas vrai ? La mauvaise foi se vend à donf, et à grand renfort de caution morale en sus, ne vous faites aucune illusion là-dessus…
Le parti pris du nouveau journalisme et d’un Tom Wolfe en particulier est autre, vraiment tout autre. Ne croyez pas que Wolfe est homme à vous tirer des significations toutes faites de son chapeau immaculé. Imaginez-vous – si possible – vierge de tout a priori. Vous pénétrez dans le duplex du grand chef d’orchestre Leonard Bernstein, New-York, Park Avenue, fin des sixties, à l’époque où le Chic gauchiste atteint son apogée. Ce soir, les Bernstein ont convié plusieurs représentants des Black Panthers. Tout le gratin libéral (entendez progressiste) est venu les écouter, les interroger, les aider autant que faire se pouvait. Songez qu’organiser une telle party ne fut pas une mince affaire. On se pose ici des questions essentielles du genre : doit-on dire nègre ou noir ou personne de couleur ? N’est-il pas pour l’occasion plus séant d’embaucher maître d’hôtel et personnels blancs ? Voire de se passer carrément de domestiques ? Se passer de domestiques ? Impossible ! Le Chic gauchiste est de nature bicéphale. D’une part, il convient de ne point se vêtir avec trop d’éclat, mais d’autre part, il ne convient pas non plus de montrer une pauvreté ostentatoire, comme si vous faisiez vraiment partie du peuple. Simplicité sans emphase. Chic sans fioritures. En vérité, vous avez l’impression que les plus intimes nuances de hiérarchie sociale allument des voyants rouges à toutes vos terminaisons nerveuses. En somme, ce qui distinguait la bourgeoisie conservatrice de la bourgeoisie progressiste, c’était le fantasme de celle-ci sur l’âme primitive, c’était son profond romantisme, sa “nostalgie pour la boue” (qui bien sûr a ses limites), et son altruisme sincère. Réellement sincère. Ce qui fit d’elle une sorte d’aristocratie bourgeoise…
Jefferson, à l’instar des révolutionnaires européens, rappelle Wolfe, avait cassé l’aristocratie héréditaire. A celle-ci se substituèrent peu à peu les banquiers fédéraux et internationaux, les agents de change de Wall Street, les spéculateurs immobiliers, du pétrole et de l’acier. Et tous les vingt ans, se rejouait la querelle de l’ancienne et de la nouvelle société. Les anciennes minorités connaissaient leur ascension et imposaient leurs valeurs. Les Juifs notamment, et les catholiques (songez au clan Kennedy). Au cours des années soixante, ils devinrent les enfants chéris de la presse new-yorkaise qui en faisait ses choux-gras. La fine fleur de la mode. Et pas uniquement dans le rayon vestimentaire – la plus importante source de revenus publicitaires des journaux – mais aussi bien sûr des idées.
La sympathie (voire l’empathie) a priori de la communauté juive pour la communauté noire s’explique pour beaucoup par l’antisémitisme persistant dans l’opinion américaine de l’époque. De sorte que, contrairement à d’autres migrants, les familles juives une fois installées dans la société continuèrent à partager réflexes et opinions de gauche par opposition viscérale aux mouvements d’extrême droite. On se rappellera, entre autres, que Strange Fruit magnifique chanson immortalisée par Billie Holiday fut écrite par l’auteur juif Abel Meeropol. Que nombre de militants (anti-guerre et/ou faisant cause commune pour les droits civiques) des campus universitaires étaient issus de familles juives aisées. Le Chic gauchiste pouvait, de l’extérieur, paraître affecté et superficiel ; il était en réalité une sorte d’autodéfense dans un pays où les préjugés antisémites étaient encore fort vivaces. Il fut évident dès le début, écrit Wolfe, que la sincérité du chic gauchiste ne pouvait être mise en question […]. Mais, comme dans la plupart des tentatives humaines ayant en vue un idéal, il y a avait là une pensée qui se développait sur deux plans. D’une part, il était naturel de s’indigner du sort réservé aux individus issus de la communauté noire, des multiples mesures discriminatoires dont ils faisaient l’objet (mesures dont les Black Panthers furent, d’une certaine manière, les métastases). D’autre part, cette bourgeoisie libérale désirait absolument maintenir son style de vie huppée commune à la haute-société. Aussi, les Chicanos, les Panthers, les Indiens Peaux-Rouges étaient-ils d’autant plus fascinants qu’ils étaient (au sens premier du terme) exotiques : ils vivaient loin de l’East Side. Pittoresques lointains et domestiques à portée de main. Entre la nécessité absolue d’avoir des domestiques et le fait que les domestiques étaient le parfait symbole de ce que combattaient les nouveaux mouvements, blancs ou noirs, quelle tragique antinomie ! Et combien pressente devint la recherche de la seule issue : trouver des domestiques blancs !
A sincérité et bienveillance des intentions, désirs et situations contradictoires. De même, les Panthers avaient besoin de l’appui de la bonne société bien que le milieu dans lequel elle vivait représentait une injure à leur condition de parias. Idéologiquement, là encore, on pouvait s’entendre sur la nécessité d’atteindre l’harmonie sociale, non sur les moyens d’y parvenir. Pour les Black Panthers, en effet, inutile d’imaginer obtenir la paix sans recours à la violence, en tout cas, pas dans les conditions existantes. Comment imaginer que les Panthers ne finiraient un jour ou l’autre par se retourner – au nom de l’harmonie sociale prônée par tous et la lutte des classes par quelques-uns – contre leurs “amis” d’un soir ? Comment les Bernstein pouvaient-ils ignorer que les Black Panthers s’étaient déclarés en faveur des Arabes contre Israël, assavoir, dans leur esprit, contre l’Impérialisme blanc ?
Morale ? Si morale il y a, anges et démons passent leur vie à se faire piéger par leur vision du monde tronquée et manichéenne. Totalement compréhensible en son fond, le mouvement des Panthers n’en restait pas moins inacceptable dans ses méthodes. Sincère dans son désir de justice sociale, en dépit des apparences, le Chic gauchiste traînait avec lui une dose non négligeable de naïveté. En retrait, Tom Wolfe tâche de démêler ces contradictions d’une plume aigre-douce, à la fois ironique et bienveillante. Et au terme des soixante-quinze pages du Radical Chic, tu continues de te demander : qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? Tant est que l’on puisse tirer de tout ça le commencement d’un début de signification…