L’œuvre de Pierre Guyotat, dans sa complexité, sa richesse, son foisonnement, son élaboration, est d’un abord à la fois saisissant et complexe. On ne pénètre pas dans ce monde né du monde et de sa disparition sans prendre avec soi un peu de la vocation de l’écrivain.
C’est pour cette raison que, vénéré de beaucoup, Pierre Guyotat a la réputation d’être ce que l’on appelle un « auteur difficile ». En raison de l’expression hyperbolique de la violence et de la sexualité que l’on trouve dans certains de ses livres ; en raison aussi de son approche unique du français, puisqu’il écrit des textes dits « en langue », dans une forme émanant de la langue française même, pour s’en distancier et la réinventer.
Il y a un monde de Pierre Guyotat, comme il y a une langue de Pierre Guyotat. Rares, ô combien rares sont les maîtres qui peuvent aujourd’hui revendiquer d’avoir pris au mot la phrase de Théophile de Viau selon laquelle « il faudrait inventer quelque nouveau langage ».
Face à une fiction qu’il savait défaillante, tant dans le fond, que dans la forme, Pierre Guyotat a choisi une solution extrême : il a poussé l’un et l’autre à bout, il a bandé l’élastique pour lui redonner une tension. Les textes en langue, de même que ceux en langue normative, notamment dans l’usage incroyablement élaboré du présent, portent en eux bien plus que ce que son préfacier Roland Barthes avait naguère appelé le « grain d’une voix ».
Face à l’appauvrissement du vernaculaire, à sa simplification et à sa perte d’énergie, Pierre Guyotat a revitalisé la parole, précisément en raison du danger qu’elle encourt. La légitimité de la langue française semble remise en question du fait même du surgissement d’un autre langage.
De même, l’inspiration épique et l’exacerbation qui infusent son œuvre sont essentiellement des moyens de redonner vie à la fiction, elle-même sur la voie de devenir vernaculaire.
Il y a, dans cette entreprise, un désespoir et une infinie grandeur. Une exigence, aussi.
En effet, le nerf même de cette œuvre réside dans la conscience. Pierre Guyotat ne nie pas le monde, de même qu’il ne nie pas la langue. Sa création est comme un fruit à la fois dangereux et salutaire, une sorte de délice ultime de la littérature.
Car comment écrire après Pierre Guyotat ? La question, si l’on s’y confronte sérieusement, n’est guère aisée.
Mais il importe d’être conscient du fait qu’en rien cette œuvre ne surgit du néant. Elle est le résultat d’une gestation personnelle, permanente. Celle-ci se porte bien sûr sur la matrice contemporaine de l’œuvre – ce monde, dont elle est issue, et auquel l’écrivain voue une curiosité et une fascination sans borne, lui qui ne cesse de s’arrêter dans les rues pour remarquer détails architecturaux et titres de journaux.
Toutefois, Pierre Guyotat est également, et peut-être surtout, familier des profondeurs de l’Histoire. Né en 1940, il a l’Histoire pour passion, avec l’architecture, la musique, le dessin. Sa connaissance des anecdotes du règne de Philippe le Bel, sa maîtrise impressionnante des faits de la Seconde Guerre mondiale, ne sont que deux exemples de cette culture historique qui innerve son œuvre.
Car l’œuvre de Pierre Guyotat, quelle que soit sa force de transgression, ou plutôt en lien direct avec sa force de transgression, est une œuvre viscéralement historique.
C’est pour cette raison que la décision, prise avec Léo Scheer, de publier les cours qu’il avait donnés à l’Université Paris-VIII-Saint-Denis, de 2001 à 2004, dans un enseignement créé pour lui sous l’intitulé « Histoire de la langue française par les textes » est une bénédiction.
Dans ce volume de près de sept cents pages, l’écrivain se fait professeur, pour un public d’étudiants étrangers, peu familiers de la langue même, et encore moins des auteurs qu’il évoque. On y croise, durant vingt-trois leçons, les présences de Michelet, Gibbons, Nerval, Vigny, Dante, Froissard, Joinville, tant d’autres encore.
Cette sélection de textes, qu’il lit à ses étudiants, manifeste l’immense érudition de l’écrivain, qui constitue le soubassement de son œuvre. On ne peut pas la comprendre sans cela. On ne peut pas comprendre la réinvention si on ne sait quelle norme elle réinvente.
Et ces Leçons sur la langue française pourraient bien être sous-titrées L’Histoire et la réinvention.
Elles offrent ainsi une voie d’entrée passionnante, par les autres, à l’œuvre de Pierre Guyotat, qui nous montre que c’est par la conversation que le monde intérieur se développe, que c’est en entendant la voix des autres que la tonalité se fixe.
Après avoir lu ses Leçons, et entendu comme la parole de l’écrivain les porte à nos oreilles, on ne s’étonnera plus guère, à la diction de ses œuvres, d’y percevoir les accents du poète romantique qu’il est, aussi, et plus que tout.
ll existerait une suite à Eden Eden Eden :
http://lescahiersdebenjy.over-blog.com/article-joseph-bransiec-55020689.html
étonnant.
«10.
– La transgression ne se fait ni pour choquer le bourgeois ni pour permettre au bourgeois de se fouetter les reins.
– 9.
– Pour commencer, l’universel fait péter le moule universitaire.
– 8.
– Oser le 0/20 ne suffit pas pour l’obtenir.
– 7.
– Lorsque les vieux avant-gardiens serrés au coude à coude bouclent rondement la boucle de l’académie, ce n’est pas Manzoni qui les mettra en boîte.
– 6.
– S’il suffisait pour faire génie de faire gonfler les chefs de famille à l’intérieur de la cravate par laquelle Madame Mère double noue leur journée, les Picasso deviendraient des pique-assiette au lieu que de rester des voleurs à la tire.
– 5.
– La profondeur de l’enfoncement de Guyotat vers le rayonnement fossile n’est pas nécessaire à sa force de propulsion créatrice.
– 4.
– La profondeur de l’enfoncement de Guyotat vers le rayonnement fossile est nécessaire à Pierre Guyotat.
– 3.
– C’est parce qu’elle se sait nécessaire à une respiration que l’inspiration se donne ainsi que l’essence d’une maîtresse tient au seul fait que celle-ci ait été essentielle.
– 2.
– En art, il n’y a pas de manuel.
– 1.
– L’entrée des Refusés au salon des Officiels ne décrète pas l’évolution d’une société dont ce qu’elle reconnaît enfin couvre indéfiniment ce qu’elle dénigre encore.
– 0.
– L’artiste est invisible.
– 1.
– Zède a dit qu’Igrec a dit qu’Ixe a dit qu’un chien tricolore s’était jeté dans la Seine.
– 2.
– Si l’écrivain n’alourdit plus sa langue en lestant ce qu’il dit de ce qui le dit, ce n’est pas une raison pour qu’on le prenne pour ceux qu’il n’est pas.
– 3.
– Le passage sous une œuvre crée un envoûtement.
– 4.
– L’artiste est tyrannique et par là même, sait mieux que personne de quelle nature il doit se défendre au devant d’un créateur.
– 5.
– Picasso n’admire que Matisse parmi les vivants, or Matisse n’est plus en train de se faire.
– 6.
– Le modèle relationnel artiste-artiste le plus courant est le pugilat; on ne laisse pas un ou une ami(e), aussi aimable qu’il ou elle soit, prendre autant de place que soi en soi-même.
– 7.
– De l’impossibilité de porter un jugement universel sur l’un de ses contemporains naît une discussion, mais pas n’importe laquelle, une disputation à proprement parler ontologique : j’existe de ne pas être toi.
– 8.
– À l’image du mal, l’ombre que porte la terre au-delà d’elle-même achèvera de se résorber aussi absolument derrière Grégoire de Nysse que depuis chez moi.
– 9.
– Le rouge s’imparifie.
– 10.
– Je passe.»