La formule peut surprendre. Dans cette liste, en effet, des présidents de la République, en exercice ou non ( Barack Obama, Nicolas Sarkozy, Bill Clinton), alternent avec des hommes et des femmes politiques (dont Alaa al-Aswany, Rached Ghannouchi, Recep Tayyip Erdogan), mais aussi avec des artistes ( dont Ai Weiwei, Ali Ferzat), des intellectuels (dont Bernard-Henri Lévy, Stéphane Hessel, Gene Sharp),  des diplomates (dont Gene Kretz), des magistrats ( dont Razan Zaitouneh, He Weifang ), des militaires (dont Meïr Dagan), des entrepreneurs ou hommes d’affaires passés à l’action politique (dont Azim Premji, Tawakkol Karman), des sommités de la banque (dont Zhou Xiaochuan, Christine Lagarde), des économistes (dont Ben Bernanke), des informaticiens (dont Ahmet Davutoglu), des blogueurs et cyber-dissidents (dont Wael Ghonim, Eman Al Nafjan, Sami Ben Gharbia), des inventeurs du net (dont Jack Dorsey ),  des patrons des médias (dont Wadah Khanfar), des activistes et des opposants de toutes sortes, la plupart luttant pour les droits des femmes (dont, au Yemen, Khairat El Shater), etc. Je comprends bien que tous ces noms  sont liés par autre chose que par les diverses activités de ceux qui les portent, par autre chose même que les divers combats qui parfois les unit, parfois les oppose. Mais par quoi exactement? Quand on voit le président Sarkozy occuper la 21ème position, derrière Barack Obama, qui est, lui, en 11ème position, mais devant Angela Merkel, qui est, elle, en 27ème position , on trouve là une certaine logique, même si on ne s’aventure pas à comparer de plus près les qualités et les défauts des « nominés », leurs réussites et leurs échecs : il s’agit d’hommes et de femmes qui ont un statut voisin ou le même type de responsabilités. Mais quand on s’interroge sur le fait que le président Sarkozy est précédé de l’artiste  Ai Weiwei (18ème position) et qu’il est suivi du philosophe et écrivain Bernard-Henri Lévy (22ème position), on perd le fil logique du palmarès. Tous ces noms peuvent-ils, en effet, être cuisinés dans la même sauce – une sauce qui les indifférencie au lieu de les cerner – et être évalués selon leur seul numéro d’apparition, comme si l’on pouvait soupeser, à l’aide d’un simple chiffre, les mérites comparés d’un chef d’Etat et d’un intellectuel engagé, d’un chef de parti et d’un blogueur révolté, sans prendre la peine de déterminer en quoi consistent  ces mérites, exactement comme l’on soupèse de l’or ou des morceaux de viande?

Il y a, bien sûr, une explication à cette bizarrerie. Il y a que Foreign Policy entend mettre à l’honneur tous ceux qui, toutes positions confondues, sont intervenus dans les grands évènements de l’année. C’est pour cette raison que les premiers dix noms cités sont ceux de participants, à des titres divers, aux printemps arabes. Mais, là aussi, n’est-il pas gênant de mettre dans le même panier des cyberdissidents ou des manifestants de la première heure qui ont, peu ou prou, risqué leur vie dans les commencements agités des printemps tunisien, égyptien, libyen, voire dans ceux, non moins agités, et qui d’ailleurs n’en finissent pas de commencer, de la révolution syrienne, et des personnalités politiques qui, exilées pendant le règne du dictateur, n’ont fait que profiter d’un soulèvement auquel ils n’avaient pas contribué, rentrant à propos au pays lorsque le dictateur en était chassé, puis renforçant leur parti sur place en vue de prochaines élections ? D’autant, encore une fois, que les places sont numérotées, comme à une distribution des prix genre remise des césars et qu’en conséquence on a l’impression, qu’on espère fausse mais qui ne l’est peut-être pas, que les assis du premier rang sont forcément les meilleurs de la classe.

On ne manquera pas non plus de pointer la couleur très yankee de cette liste. Non seulement les Américains y sont à l’honneur, ce qui est bien normal après tout (encore que, là aussi, faire voisiner Barack Obama avec Dick Cheyney et Condoleezza Rice peut surprendre), mais surtout le ton qui est employé pour défendre les choix faits a quelque chose de si journalistique, au mauvais sens du terme, de si « société du spectacle », qu’on croirait entendre un présentateur du journal télévisé. Relisez, par exemple, la première phrase du commentaire sur Bernard-Henri Lévy : « Cette année, l’intellectuel français, universellement connu sous les initiales BHL, est sorti de son simple rôle de commentateur flamboyant ; celui qui jusqu’alors lançait en paroles des bombes est devenu l’improbable inspirateur d’une campagne de bombardements bien réelle cette fois. » Il est faux, évidemment, de dire que, jusqu’au printemps libyen, BHL n’a jamais fait que commenter, même de manière flamboyante, les évènements dont il était le témoin. C’est l’une de ses caractéristiques pour le coup les plus flamboyantes qu’il s’est toujours  lancé à corps perdu dans les bagarres. Je l’ai vu à l’œuvre en Bosnie, pendant la préparation et le tournage de Bosna ! Il serait plus juste de dire que c’est pendant la guerre de Libye que, pour la première fois, BHL a vu aboutir ses efforts. Cela n’ajoute ni ne retire rien à la beauté de ses engagements présents, passés ou futurs et qui ont pu être – ou qui pourront être – marqués par l’échec. On ne peut déduire qu’une chose de cette phrase de présentation : celui qui a écrit ces lignes s’appuie avant tout sur le retentissement médiatique de l’action de BHL en Libye. De là à conclure que les cent global thinkers choisis l’ont été par l’Opinion Publique plus qu’en raison de la valeur intrinsèque de leurs actions, il n’y a qu’un pas, que je ne voudrais en aucune façon franchir afin de ne froisser personne.

Il reste que les admirateurs de La guerre sans l’aimer – et je suis l’un d’eux – peuvent être satisfaits de voir le nom de leur champion au cœur d’un palmarès aussi prestigieux. Ce palmarès a néanmoins le vice de se placer « au-dessus de la mêlée », comme si les idées que ces hommes et ces femmes défendaient – et continuent de défendre – , au point d’accepter, ici ou là, de mourir pour elles, ne comptaient pas davantage que le bruit de leur renommée.