Alexandra Profizi : Vous participez au festival « Écrivains en bord de mer » pour la première fois…

Martin Page : Oui. Cette année, c’est une édition un peu spéciale : le festival fête sa vingtième année. Bernard et Brigitte Martin, les fondateurs du festival, ont proposé aux habitués d’inviter chacun un écrivain. François Bon a choisi de m’inviter.

A. P. : Pourquoi l’avez-vous choisi ?

François Bon : Plusieurs choses nous rapprochent. Tout d’abord, je voulais que la rencontre porte sur la condition d’écriture, sur l’atelier, sur l’invention du livre… Et Martin a consacré quelques uns de ses livres à son travail d’auteur et en particulier Manuel de survie et d’écriture et L’Art de revenir à la vie. Nous travaillons tous deux avec des éditeurs classiques, et en même temps on prend en charge des moyens de diffusion. Enfin, on habite à 200 km l’un de l’autre, mais on ne s’était jamais rencontrés. Je me suis dit que ce serait une belle occasion de passer cette frontière entre une relation via réseaux sociaux et se confronter dans une instance commune de parole.

A. P. : Et qu’est-ce qui vous a poussé à accepter l’invitation, Martin Page ?

M. P. : François et moi, on se connaît virtuellement depuis des années. C’est l’ère des réseaux sociaux, d’Internet, Facebook, Twitter… On s’écrit beaucoup via Twitter et Facebook. François Bon est quelqu’un qui porte une très grande attention aux autres, aux jeunes écrivains. Enfin, j’ai 41 ans, mais apparemment, je suis toujours un jeune écrivain ! C’est quelque chose qui est remarquable et beau chez lui. Une attention tournée vers d’autres écrivains, artistes, musiciens. C’est quelqu’un de très curieux, de très généreux. J’étais très touché qu’il veuille m’inviter. Evidemment, j’ai accepté.

A. P. : C’était l’occasion de se voir dans la « vraie vie », mais aussi sur scène.

M. P. : Oui, première rencontre dans la vraie vie ! Ça s’est bien passé. Il y a une continuité entre la vie numérique et la vie réelle, c’est la même chose en fait. La vie numérique, c’est la vie réelle. Il n’y a pas eu de mauvaise surprise.

A. P. : Votre intervention commune portera sur quoi ?

M. P. : François va parler de mon travail. Je pense qu’on improvisera. On aime tous les deux improviser. Le but du jeu, c’est justement que tout se passe sur scène, que ça ne soit pas trop cadré, pas répété, et que la surprise naisse de cet échange.
On évoquera l’hétérogénéité de mon travail, la manière dont je travaille, pourquoi est-ce que je me suis mis à écrire… en quelque sorte la « cuisine » de l’écriture. Soit une plongée dans la réflexivité, la condition d’artiste et d’écrivain. Je dis « artiste » parce que je pense qu’on a tous les deux une vision de l’écrivain en artiste. François et moi, on fait des choses variées.

A. P. : Grâce à Internet notamment ?

M. P. : Oui, grâce à Internet. Il fait beaucoup de vidéos, moi je travaille avec la musique – ma compagne est musicienne. On a tous les deux lancé nos maisons d’édition aussi. C’est une manière très aventureuse, dans le sens positif, de vivre cette vie d’écrivain. Ce n’est pas l’écrivain dans son boudoir et sa robe de chambre. On a une autre vision…

A. P. : Justement, vous avez tous les deux une présence sur Internet très forte. Le virtuel permet plus de proximité, mais cela peut aussi instaurer une certaine distance. Est-ce que vous envisagez votre venue à des rencontres, comme ce festival, comme une manière d’approfondir les liens avec le public ou d’autres écrivains ?

M. P. : Je n’y aurais pas pensé comme ça spontanément, mais c’est peut-être ça en effet. Comme je disais, je ne suis pas sûr de faire une grande différence entre les rencontres virtuelles et les rencontres réelles. Je ne suis pas sûr que ce soit fondamentalement différent. Pour moi, c’est une autre expérience de vie, qui est peut-être plus compliquée parce que je ne suis pas extrêmement sociable. Enfin, ce n’est pas que je ne sois pas sociable, c’est que je n’ai pas les codes. Je pense que je fonctionne dans la vie réelle comme dans la vie numérique. Sur Internet, le tutoiement est la règle, par exemple. Il y a quelque chose de très direct et sans fioriture. Il y a moins de pause. Mais en venant ici, je ne me suis pas dit « tiens, je vais venir dans la vraie vie rencontrer des vraies gens » ! Il n’y a pas de rupture entre les conversations que j’ai sur Facebook et celles que j’ai ici.

F. B. : Je ne fais pas non plus de hiérarchisation. Pour moi, il n’y a pas de supériorité. Il n’y a pas d’un côté les rencontres web, et de l’autre ce qu’on fait lors des lectures publiques. Quand je me filme en train de faire une lecture chez moi, je le poste tout de suite et je ne suis plus tout seul.

M. P. : Monter sur scène, c’est intéressant parce que, au départ, sortir de chez soi, c’est inconfortable. Et l’inconfort est fertile. Beaucoup d’idées que j’ai eues, je les ai eues alors que j’étais sur scène, lors d’un débat, d’une rencontre. Ce sont des idées que je n’aurais pas eues avant. Donc quitter mon appartement douillet pour aller dans des endroits en traînant des pieds, et maugréant, en râlant (pas toujours !), c’est fructueux. Il se passe des choses auxquelles je n’avais pas pensé avant. J’aime beaucoup ça, même si ça me terrifie.

A. P. : Vos sites respectifs, Monstrograph et le Tiers livre, sont bien plus que des blogs d’écrivains pour les lecteurs. Pouvez-vous décrire la constitution de vos sites, qui sont assez complexes ?

M. P. : J’ai deux sites : un au nom de Martin Page, et un autre qui est au nom de la maison, ou du « laboratoire » d’édition, Monstrograph, que j’ai créé avec ma compagne, Coline Pierré, qui est aussi écrivaine, musicienne et super geek. Monstrograph est un site de présentation de nos travaux, des livres qu’on a faits ensemble. C’est une petite maison d’édition. On a fait également des tentatives de sérigraphie. C’est vraiment un laboratoire. Mais il y a principalement des livres, que les gens peuvent acheter.

F. B. : Ce n’est pas si complexe que ça, je n’ai pas l’impression d’être en dehors d’une très vieille tradition littéraire. Rabelais commence à écrire directement dans l’imprimerie. Il a fait un recueil de farces d’étudiants pour financer ses traductions d’oeuvres grecques. Il y a toujours eu un côté collectif dans la littérature.
Ce qui se transforme, pour moi, c’est le concept de publication. L’écriture a toujours été quotidienne. A l’époque de Mme de Sévigné, déjà, il y avait une réception quotidienne de l’écriture, sans livre. J’ai l’impression que ce qui change aujourd’hui, c’est que nous avons des outils qui nous autorisent cela : des relations très denses de travail en commun, de travail contributif, la possibilité d’être maître de son laboratoire, de le laisser s’élaborer comme l’atelier d’un peintre. Ca fait presque vingt ans que ça dure, et c’est constamment en évolution. Le livre numérique est clos, j’ai fait ça pendant cinq ans. Maintenant je pense que le livre numérique ressemble trop à une transposition de ce qu’on savait des formes traditionnelles du livre. Alors que ce qui apparaît aujourd’hui avec le livre sur réseau, ou le travail vidéo par exemple, ce sont des outils qui n’étaient pas prévisibles il y a encore trois ans. C’est en constante évolution, mais ce n’est pas quelque chose qui est en rupture, pour moi, avec ce qu’on trouve dans la tradition. Lovecraft est un gars qui a écrit trente mille lettres. Dès qu’il est en voyage, il écrit des cartes postales tous les jours.

A. P. : Pensez-vous que les correspondances, par exemple, ou, ce qui semble en être la continuité aujourd’hui, les publications sur les réseaux sociaux, font partie de l’œuvre de l’écrivain ?

F. B. : Pour moi, il n’y a pas forcément de notion d’œuvre. Je préfère parler d’ « écosystème ». Dans Proust par exemple, il n’y a pas une édition publiée de la Recherche qui serait une chose fixe. La Recherche du temps perdu, c’est un chantier inachevé. Il n’y a pas de distinction avec les esquisses, les ébauches, les préfaces, les pastiches… C’est une communication instantanée. Pour moi, il y a un continuum. Peut-être que l’élément nouveau du contexte actuel, c’est en quoi il inclut l’auteur, comment il y a une invention de l’auteur liée à son travail lui-même. Avec cette déhiérarchisation, le travail en réseau rapetisse l’écart. Cette notion d’œuvre n’est plus du tout opérante ici. Il y a un ensemble qui s’appelle le site, qui en serait la concrétisation la plus proche. Je sais très bien que si je ne paie pas mon abonnement à OVH ou si je me pète la gueule en bagnole, tout ça disparaît instantanément !

A. P. : N’êtes-vous pas effrayés de tout perdre ?

M. P. : On garde les données enregistrées, on perd juste le nom de domaine.

A. P. : Pourtant, le site a sa propre architecture, qui fait que les informations y sont présentées d’une certaine manière.

F. B. : Là-dedans, il y a quelque chose de cinétique, de live. Ça nous apprend l’éphémère.

A. P. : Cela relève de l’éphémère, pour vous ? Vous ne vous servez pas de vos sites pour construire…

F. B. : Un tombeau ? Non.


Ecrivains-en-bord-de-mer« Écrivains en bord de mer »

Du 13 au 17 juillet 2016

Vingtième édition

Chapelle Sainte-Anne – La Baule