[Il avait appris le théâtre… comme machiniste, souffleur, figurant, doublure, habilleur! Avant de débuter en 1952, grâce à Jean-Marie Serreau – mon premier metteur en scène – dans « Tous contre tous » d’Adamov.]

… Les sandales d’Adamov, sont-elles ce que de lui je me rappelle le mieux? Non, car, par-dessus tout, je me souviens de son épouse. Jacqueline. Jackie. Le Bison. «Femme fatale»? comme on disait alors? Ou femme incompréhensible et dédaigneuse,  parce que  ne l’ai-je jamais comprise et ai-je cru qu’elle me dédaignait? Elle  arborait une jupe en cuir noir collante et courte (mais jusqu’aux genoux). Est-il possible qu’elle ait toujours porté des bas résilles comme ma mémoire s’obstine à l’inventer dans mes souvenirs? Je l’imaginais  dominant son auteur dramatique  de mari. Par sa beauté. Par sa langue. Par son savoir. Par son élégance. Par son argent. Par sa voix. Etait-elle psychiatre? Professeur? Bourreau? La ‘Vénus de Masoch’? Rédactrice en chef de journal? Celle qui interdisait les désirs pour mieux les exacerber? C’était, assurément, une énigme pour moi. Et plus encore pour Adamov, le compagnon de son corps et de son âme ?

_Adamov[1]Des sandales, donc, très inconfortables? Monacales. En cuir dur. A larges semelles et de couleur marron très clair. Elles ressemblaient à ce qu’on appelle aujourd’hui des ‘tongs’ qui maintenant sont en plastique. Poussiéreuses toujours, ou plutôt comme mouchetées de sable. A Paris! On aurait dit qu’elles lui martyrisaient les pieds. Est-ce qu’elles les blessaient ? Etait-ce  son châtiment volontaire? Sa pénitence secrète pour une inavouable transgression? Que signifiait pour lui  cet accessoire indispensable à sa tenue?

Sa fidélité à ce genre de chaussures l’a empêché de remporter  le Grand  Prix du Festival Bitef.  Par carambolage j’ai hérité cette récompense imméritée. Lui aurait vraiment et réellement mérité tous les trophées. Pour son théâtre de l’infini, de l’innocence et de la faute. Mais le Belgrade démocrate, populaire et yougoslave n’a pas apprécié qu’il ait si pédestrement enfreint le protocole.

[Comme au Festival de Cannes. Assurément  on m’a répété  à moi qui ne porte pas de tels   spartiates:

– Vous ne pourrez pas monter les marches du Palais avec des baskets. Nous aurons des gardes qui ne badinent pas avec l’étiquette.]

«Vous êtes comme des enfants» a dit un prêtre égyptien aux Athéniens, selon Platon. Et probablement pour un détail aussi insignifiant.

Lis était ravie de traduire en espagnol  la  plupart des pièces d’ Adamov, si éblouissantes. Elle les a publiées dans une maison d’édition dirigée par Victoria Ocampo (la grande amie de Borges) à Buenos Aires : Losada . Toutes celles qu’il avait écrites avant d’entrer au PC. Et avant de faire faire une galipette inattendue à son théâtre.

Nous nous voyions à la Rhumerie, rue Saint-Germain. Et dans sa modeste chambre d’hôtel rue de Seine. Cellule babélienne. Réduit délabré rempli de livres. Rideaux et serviettes qui cachaient d’autres mystères.

Adamov avait des yeux perdus au fond de deux puits. Très sombres. Il plaisantait, sans grande envie? En tout cas sans rire. Ce qui de toute évidence le tourmentait tant l’absorbait, mais il ne parvenait pas à le révéler. La vie  était si injuste avec lui. Bien que moins que le Théâtre. On jouait ses pièces au compte-gouttes. Cependant tant d’injustices ne suscitaient que sa résignation. Jusqu’à ce qu’il rencontre soudainement la révolte, l’avenir, les camarades, les chansons , la Commune, le printemps… le communisme. Ce qui  pour lui fut l’occasion d’un autre sacrifice. Plus douloureux? L’angoisse qui toujours le dévorait se serait-elle calmée avec des hymnes et des prières ? Il est mort relativement jeune, à soixante-deux ans. Il a rejoint « l’empire des morts » volontairement. En se suicidant.

La dernière fois que nous nous sommes vus nous avons eu, comme d’habitude, une conversation sans dialogue possible :

– A vrai dire, Arrabal, rien ni personne ne peut m’aider.

– Bien sûr. Mais vous, vous m’aidez : d’une manière étonnante, chaque instant de votre œuvre théâtrale pénètre dans l’inexistence du temps à travers l’éternité.

Enfin, alors que je m’y attendais le moins, il m’a confié :

– Lorsque j’étais petit, en Russie [en réalité  dans l’Arménie d’aujourd’hui] j’allais  toujours pieds nus à bicyclette. Je le faisais exprès pour souffrir. Pour que les pédales me fassent saigner.

… Dans tous les siècles des siècles, chers et admirés Adamov et Terzieff.

Terzieff