Quelle merveilleuse partie d’échecs que celle menée par le président espagnol et par celui que Mel Gussow (grand critique de théâtre du New York Times) qualifiait de représentant « des quatre avatars des merveilles (dada, surréalisme, ’pataphysique et Pan) », l’homme qui s’est vu accorder le titre de Transcendant Satrape au sein du Collège de ’Pataphysique, la plus baroque des sociétés littéraires. J’ai nommé, sans panique et avec allégresse, le créateur du mouvement Panique : el famoso Fernando Arrabal !

Mat, prise, roque, enfilade, sacrifice, interposition, déviation, obstruction : autant de coups de maître qui sont peu de chose à côté du tour de tauromachique qui a vu l’auteur de L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie inviter puis devenir celui que l’on invite. Tel est pris qui croyait prendre.

Fernando Arrabal a été convié ces jours-ci au Palais de la Moncloa, à Madrid, par Pedro Sánchez.

Pour l’écrivain mondial – parce que national et inversement –, tout commence par une émission de télévision en Espagne.

Dans une rue de Madrid, Arrabal rencontre David Broncano, monsieur loyal de La Revuelta, programme cultissime de la petite lucarne espagnole. Il lui glisse son adresse parisienne… les lecteurs de La Règle du jeu savent que l’inmenso auteur s’est exilé dans le XVIIe arrondissement de Paris.

Broncano saisit l’occasion – comment faire autrement ? Toc, toc, toc ! Les voilà par la suite réunis à Paris dans un appartement-palais-salle-de-théâtre-et-de-jeu-bar-musée-bureau-bibliothèque-chambre-cuisine. Ça parle peinture et théâtre, politique et maison de poupée, Staline en séminariste, tout est arrabalesquement surréaliste… pléonasme.

Viens l’un des moments, mystérieux à l’excès, qui a retenu l’attention des spectateurs.

« – En Espagne, je n’ai vu qu’un seul Chef d’État. C’était curieux, je ne veux pas dire qui c’était, c’est un secret. »

L’animateur veut savoir, le poète fait un pas de côté. Les deux sont joueurs. Suspense d’alcôves. Conversations d’agents secrets. Bienvenue chez les Barbouzes. On dirait du Arrabal… mais… diable, c’en est ! N’aurait-il pas plutôt rencontré un roi ? On pense à Juan Carlos. Quand on a écrit Le Couronnement, La Marche royale, Le Roi de Sodome, voit-on des rois partout ?

Arrabal finit par dévoiler : « C’était Felipe González. »

Selon Arrabal, le jour de cette rencontre avec le président andalou, ce dernier s’est déguisé en Celia Gámez et lui a offert… un cendrier.

À cette évocation, Broncano récupère la balle au bond, au ras du sol… à ras balle. Il mentionne l’actuel Président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez. La partie continue. Arrabal se lance : « Je pense que le Président devrait venir chez moi. Et sa femme aussi. J’ai une chambre pour eux ! » L’invitation est lancée.

J’imagine Pedro Sánchez et sa femme passer deux jours et une nuit chez Fernando Arrrrrrrrrabal. Le président arriverait vêtu d’un costume gris institutionnel et viendrait malencontreusement s’assoir sur telle relique de l’Histoire de l’Art du XXe siècle, ou sur un mythique instrument de torture moyenâgeux en bois, ou encore sur le poème plastique « Eros et Thanatos » qui siège au centre du domicile du dramaturge. J’ai la vision.

Pedro Sánchez était-il devant la télévision le 1er mai 2025 ? Il n’en faut pas douter car…

Coup de théâtre : l’invitant s’est transformé en invité. Voilà qu’Arrabal est appelé à la Moncloa ! Rencontre officielle, avec tous les honneurs, entre un président de l’Espagne et le roi de sa littérature. C’était il y a trois jours, le 10 juin 2025. L’agenda annonçait 16h30. Comment l’écrivain a-t-il supporté cet horaire à la banalité déroutante ? Sans doute aurait-il préféré 14h12, ou 17h53.

J’aurais tant aimé écouter impudiquement cette conversation… La presse espagnole est en émoi. On veut savoir ! Il y a des témoins. Les uns parlent d’une rencontre « chaleureuse », les autres d’un moment « profondément symbolique et empreint d’une lucidité excentrique ». Tiens donc !

El maestro Arrabal n’est pas venu les mains vides, portant sous le bras un manuscrit original : El esperpento y la esperanza. Vous allez me dire : a-t-il déclamé des fragments de son texte dans le Palais, il n’aurait pas osé ? Bien sûr que si ! Telle est la mystique du provocateur joyeux.

Alors, que nous dit cette rencontre ? Où en est l’Espagne avec sa plus grande voix ? Une célébration nationale est-elle à l’ordre du jour ? La création d’un forum arrabalesque permanent ? Et pourquoi, à l’image de deux parmi les plus importants théâtres du pays, toutes les rues espagnoles ne seraient-elle pas renommées « Calle Fernando Arrabal » ? On se rejoint rue Arrabal, au coin de la rue Arrabal, place Arrabal, pour s’embrasser sous la statue Arrabal, à la sortie du métro Arrabal. Personnellement, je comprendrais que cela advienne.

Et la France, où en est-elle ? Elle doit concurrencer l’Espagne et se dépêcher de traduire ses nouveaux poèmes, Trazos iluminados, et Un gozo para siempre, son nouveau roman. N’y aurait-il pas là une occasion : pourquoi ne pas les ajouter à un immense volume d’œuvres complètes ? L’objet livresque serait fascinant et ludique. Une somme assurément intransportable, sorte de meuble, une cathédrale de papier. À la mesure d’Arrabal. Du jamais vu. Il faudra, un jour, mettre en ordre de manière exhaustive l’œuvre la plus iconoclaste, la plus réjouissante et grave qui soit ! C’est une question d’éthique politico-littéraire ! Tristan Tzara, André Breton, Roland Topor, Milan Kundera, Salvador Dalí, Marcel Duchamp, Allen Ginsberg, Andy Warhol, Picasso, Botero, Ionesco et Samuel Beckett nous regardent ! Pan le veut !

Voyez ce qu’a déclaré Pedro Sánchez à l’issue de son entrevue avec el genialísimo Fernando Arrabal :

« C’est un honneur d’avoir reçu à La Moncloa Fernando Arrabal, l’un de nos dramaturges les plus universels et une véritable mémoire vivante de notre pays.
Merci, maître, de nous rappeler sans cesse que le jeu nous rend libres et que les fanatismes les plus redoutables sont ceux qui peuvent être confondus avec la tolérance.
Vive le théâtre, toujours.
 »

Arrabal, quant à lui, a qualifié cette rencontre de « bacchanale d’idées et de silences dansants », affirmant avoir senti « l’esprit de Goya prenant un café avec Machado dans une salle au plafond fait de réalité ». À moins, j’aurais été déçu.

On ne peut que vouloir célébrer et lire cet homme-là !

Le président Pedro Sánchez reçoit le dramaturge Fernando Arrabal au palais de la Moncloa. Les deux hommes parlent et rient dans un couleur du palais aux murs blancs avec quelques tableaux des présidents espagnols.
Le président Pedro Sánchez reçoit le dramaturge Fernando Arrabal au palais de la Moncloa, le 10 juin 2025. Photo : Pool Moncloa /Borja Puig de la Bellacasa. La Moncloa, Madrid.
Le président Pedro Sánchez reçoit le dramaturge Fernando Arrabal au palais de la Moncloa, les deux hommes se serrent la main.
Le président Pedro Sánchez reçoit le dramaturge Fernando Arrabal au palais de la Moncloa, le 10 juin 2025. Photo : Pool Moncloa /Borja Puig de la Bellacasa. La Moncloa, Madrid.