Depuis des semaines, les trottoirs de Paris célèbrent silencieusement, chaque jour un peu plus, le triomphe posthume de nos rebuts en des milliers de cimetières sauvages de choses mortes ou agonisantes, goguenardes, aux pieds de nos habitations. Ils bafouent ce miracle quotidien qu’est une ville en état de marche, et plus encore Paris dans sa belle harmonie citoyenne aujourd’hui à l’encan.
Ce raz de marée d’immondices, ce cloaque paysager de poubelles omnivores et fétides, ces pyramides malodorantes effondrées sur elles-mêmes, sonnent comme le prélude symbolique d’un urbicide de la ville par elle-même, sous les yeux effarés de ses usagers et de ses amants étrangers impuissants.
Qui jugulera cette thrombose à répétition, cette épidémie, promises à chaque mouvement social, et qui viennent désormais s’ajouter à cet autre fléau, parfaitement inéluctable dans l’état actuel des choses, que sera un débordement de la Seine, répétant l’inondation-catastrophe de 1910. Seule la date nous en est encore inconnue.
Pour comble de dérision et d’humiliation pour nous, infortunés passants parisiens, cet humus mortifère des entrailles diarrhéiques de la Ville-Lumières, où s’ébattent comme chez eux pigeons, mouettes, corbeaux et rats, cette incontinence urbaine galopante, est devenu le terrain de jeu nocturne d’un activiste du Street Art nommé Bisk, qui greffe et graphe sur ces piles infinies de poubelles à l’abandon des dents en carton, pose des assiettes en guise d’yeux blancs, ajoute à la bombe quelque moustache bien drue, une langue faite de tissus rouge, un rictus jaune, un chapeau noir. La pyramide dégoûtante devient un ready made trash, un masque humain grotesque. Anthropomorphisme du désastre, ordures à visage humain, terreau Arty. Devenues vivantes, amusantes, les poubelles nous regardent, nous narguent, se rient de nous.
Spoerri, jadis, un des maîtres français du néo-réalisme poussé à son extrême, pétrifiait nos agapes, nos reliefs de table après manger, transformant en d’immenses Cènes païennes des tableaux-pièges sans personnages où il figeait la boulimie humaine, ses beautés défaites et ses obscénités pantagruellesques.
Voici venu le temps des mégapoles asphyxiées, ici, sous le nombre, là par l’entropie consumériste, nouvelles malédictions urbaines qui ruinent un peu plus la polis antique à l’origine de la civilisation démocratique. Le vingt-et-unième siècle verra-t-il le naufrage masochiste des villes-phare que la Cité antique nous a léguées à sa sublime image ?