20 octobre 1961. Chronique d’un été. «Une expérience nouvelle de cinéma vérité», annoncent Edgar Morin et Jean Rouch à propos de la sortie de leur film-manifeste centré sur l’idée d’interviews de rue autour d’une «simple» question posée à des inconnus  : «Comment vis-tu ?», ou «Comment se débrouille-t-on avec la vie ?».

Les deux complices demandent à Marceline Loridan-Ivens, née Rozenberg, de participer «d’une façon très intime» à ce projet.  Elle accepte.

A l’époque, elle vit d’enquêtes «dans une boite de psycho-sociologie appliquée».

Est-ce que cela l’intéresse ? «Non, pas du tout», réplique-t-elle à la caméra, qui tourne déjà.

«Mais quand vous sortez le matin, avez-vous une idée de ce que vous allez faire le lendemain?», enchaînent-ils.

Elle poursuit : «Ecoutez, il arrive des fois quand je sors dans la rue le matin que j’aie des choses à faire, mais il n’est absolument pas certain que je les fasse. Je ne sais d’ailleurs jamais exactement ce que je vais faire le lendemain. Je vis en ne sachant pas de quoi demain sera fait. Pour moi l’aventure est toujours au coin de la rue.»

Silhouette menue, avec un trench et le regard brillant, elle pose et repose la fameuse question aux passants parisiens des sixties.«Qu’est-ce que cela peut vous foutre?» est la première réponse glanée à l’écran.

Marceline ne se démonte pas. Evidemment. Car ce que l’on ignore à ce moment précis, c’est qu’elle viendra surtout déposer quelques minutes plus tard, sur une pellicule de cinéma, le tout premier témoignage filmé de rescapé de la shoah alors qu’un pays amnésique se raconte une «France héroïque», forcément résistante, qui se reconstruit sur fond de guerre d’Algérie. Le silence sur les horreurs d’Auschwitz et la parole des victimes est de rigueur autant que le déni collectif. Personne ne veut vraiment écouter les survivants.

Marceline sourit aux gens, dans la rue, dans leurs appartements, usines, bus, dans leurs pavillons de banlieue. Certains s’attardent à raconter à son micro leurs bonheurs, d’autres leurs misères. Ils parlent du racisme, du Congo, de décolonisation, d’idéologies, du mythe de la jeunesse mais, soudain, scène suivante : Marceline a sur son bras un numéro.

«Avez-vous remarqué ?» demande l’un des auteurs à l’assistance.
«J’aurais pu mettre un coeur» lâche-t-elle nonchalamment avec son humour cynique, avant d’expliquer à l’auditoire incrédule :
«J’ai été déportée dans un camp de concentration pendant la guerre parce que je suis juive».

Ensuite, Marceline, qui compta parmi les porteuses de valises pour le FLN algérien, déambule face caméra place de la Concorde et ainsi résonnent ses mots pour l’histoire, prémisses de la rupture d’une chape de plomb collective : «Je suis revenue, je suis restée». Elle s’adresse en sanglots à son père assassiné par les nazis : «J’étais presque heureuse d’être déportée avec toi tellement je t’aimais». Elle fredonne le Chant des Marais en contre-jour, s’éloigne sous les arcades de la cité. La séquence dure un peu plus de 4 minutes. Elle est coupée brusquement. Puis reprennent des accordéons, peinant à assurer la transition. La pellicule passe à autre chose. Marceline est au milieu d’un bal. Un couple s’embrasse au son des flonflons. Sa quête de vérité ne fait que commencer. La vie doit reprendre. Le film sera primé à Cannes.

Elle racontera tout, et au-delà,  plus tard, dans trois livres sublimes (Ma vie balagan, en 2008, Et tu n’es pas revenu, en 2015, et, tout récemment, L’amour après), tous d’une force unique.

En attendant d’écrire, elle épouse Francis Loridan mais ne le suit pas sur ses chantiers. Elle adhère brièvement au parti communiste, côtoie les intellectuels parisiens, leurs nuits, leurs espoirs, leurs disputes, et plonge à coeur perdu dans le bouillon d’idées qui circulaient au quartier latin. Elle rencontre celui qui deviendra son second mari, Joris Ivens, qu’elle suit, cette fois, partout : en Chine, sur les traces de la révolution culturelle, au Vietnam, pour les besoins de documentaires qu’elle co-réalise avec lui comme le 17ème parallèle, en 1968, ou Comment Yukong déplaça les montagnes, en 1976, ou encore Une histoire de vent sorti en 1989, quelques mois à peine avant le décès de l’amour de sa vie.

12 novembre 2003, seule derrière la caméra, après une psychanalyse et un voyage sur les lieux de sa déportation, elle réalise La Petite Prairie aux bouleaux, soit la traduction du polonais Brezinka, germanisé en Birkenau.

Anouk Aimée campe un personnage principale presque égaré en Pologne, hurlant «Je suis vivante» à l’endroit du crime absolu. Mais c’est bien Marceline que l’on entend crier. Elle qui fut déportée en avril 44, par le même convoi que celui de Simone Veil, avant d’être transférée à Bergen-Belsen, puis à  Theresienstadt, sera meurtrie à jamais. Le script, intense et fébrile émerge après des années de travail d’écriture et de réécriture, traite de la mémoire, de l’oubli, de la réconciliation et de l’espoir, malgré un tournage potentiellement compliqué, avec elle-même mais aussi avec les «tenants» des lieux. Le Comité international qui garde le camp fera une exception. «En raison de son histoire personnelle et du sujet du film : La Petite Prairie aux bouleaux n’est pas une pure fiction ; c’est avant tout le témoignage d’une rescapée», soutiendra à la sortie du film l’une des responsables polonaises du funeste site.

Marceline, plus libre et décidée que jamais après son «retour» à Birkenau, expliquera  : «Je me suis sentie saisie d’une force extraordinaire. C’est là où j’ai senti que maintenant, il fallait que je fasse un film. Il fallait aller jusqu’au bout. Il fallait le faire. J’avais déjà commencé à travailler dessus en 1989… Mais Joris est mort en juillet. Pendant un certain temps, je n’ai plus rien fait. Et puis, je me suis sentie la force indestructible de commencer ce film.»

27 janvier 2015,  journée internationale officielle de la mémoire de la Shoah marquant, cette année-là, les 70 ans de la libération d’Auschwitz-Birkenau. Au matin, le grand public redécouvre cette petite dame rousse sur France Inter, qui parle sans langue de bois aucune, avec colère, sans se soucier des convenances, de ce qu’il faut dire ou ne pas dire pour être en phase avec le gratin mondain. Elle, qui témoigne pourtant dans les écoles, de son parcours de survivante, de la déportation, partageant son oeuvre de cinéaste, est sans grand espoir : «J’ai perdu toutes illusions sur ce monde où l’obscurantisme gagne et l’antisémitisme renaît».

Elle est terriblement pessimiste en janvier 2015, après les tueries de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’HyperCacher : «Croyez-vous que les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des juifs il y a 15 jours ? Non. Il ne faudrait pas faire semblant que le monde a changé. Il n’a pas tellement changé encore. Il est en train de changer. Dans le pire. Dans la barbarie la plus stupide, la plus plus totale, l’obscurantisme honteux dont nous devrions tous avoir honte. Si c’est cela que nous pouvons laisser à des enfants que je n’ai pas voulu avoir, bah mince alors (…) Pourquoi mettre un enfant au monde pour qu’il revive la même chose ?».

5 juillet 2017. Avant que le cercle des proches et de la famille ne se dessine, il y a déjà une foule disparate au cimetière du Montparnasse, en fin de matinée, guettant l’arrivée de Simone Veil de la Cour des Invalides – où l’hommage de la Nation venait de lui être rendu. Beaucoup de femmes attendent. Elles ont tous les âges. Elles sont déjà émues aux larmes après les discours prononcés en ces obsèques nationales, quand retentit, à nouveau, Le chant des marais. Il n’est pas besoin d’autres larmes pour comprendre quelles sont les blessures certaines. C’est Marceline qui aura livré, seule, l’oraison d’adieu à celle qui fut son amie depuis qu’elles avaient toutes deux été plongées dans la nuit des camps.

«On ne pleurait pas. Le deuil n’existait pas. Il n’existait plus. On était durs. Nous étions les miroirs les unes des autres. Je m’accrochais au regard des plus déterminées d’entre nous, le tien en faisait partie.» Ciselés et rares, ébranlés mais si beaux, ses mots, comme à son habitude, sont ceux d’un témoin que l’on écoute comme une précieuse allocution pour l’Histoire.

«La courbe de nos vies a connu le pire et le meilleur de notre humanité. Les usines de la mort comme les élans du progrès mais, le temps passant, nous avons eu le même pressentiment toi et moi. L’horizon s’obscurcit à nouveau. Tu étais inquiète. L’antisémitisme est de retour. Il a connu des rémissions mais il ne disparaîtra jamais. Nous le combattrons, comme nous l’avons toujours combattu. Je le ferai jusqu’à mon dernier souffle. Et tu le feras encore .
[…]
Simone, nous en sommes sorties vivantes et nous n’avions plus peur de rien. Nous savions toi et moi que le reste de notre vie n’était que du rab’. Qu’il fallait en faire quelque chose, Quelque chose de grandiose. Tu l’as fait. Pour toutes les femmes qui jamais n’oublieront ton nom et pour toutes les mortes que nous allons laisser derrière nous, que nous représentons : merci . Merci pour tout ce que tu as fait».

Un an plus tard, présente au Panthéon pour accompagner Simone et Antoine, elle dira : «Une fille de Birkenau au Panthéon, c’est extraordinaire !».

18 septembre 2018. Marceline savait-elle à quel point elle était aimée de tous ceux qui ont eu la chance de faire partie de sa vie, de tous ceux qui auront eu le privilège de l’approcher, de la croiser, de lui parler, de l’écouter, de l’accompagner une heure, des mois, des années, une nuit ?

La toile et la presse croulent sous les hommages en ce jour de Kippour et bon nombre de Juifs auront rompu leur jeûne téléphonique en avance pour exprimer l’immense chagrin de voir disparaître à 90 ans cette mémoire universelle, rebelle et  irremplaçable, comparse désormais éternelle de son amie Simone. Si dieu existe vraiment, puisse-t-il simplement les réunir et leur offrir la douceur de vivre perdue ici-bas, quelques cigarettes, et beaucoup de vodka.

Un commentaire

  1. « Simone (Veil), Marceline (Loridan-Ivens) et Hélène (Hausser) sont au Jardin d’Eden, attablées autour de pâtisseries, de thé rare et de bons vins et se marrent comme des bossues depuis des heures. Elles font un tel vacarme que D.ieu en personne vient s’enquérir de la cause de leur hilarité.
    – On se raconte des blagues sur Auschwitz ! répondent-elles ensemble, entre deux hoquets de fou-rire, s’essuyant les yeux de leurs larmes de joie,
    – Sur Auschwitz ?, répond le Tout-puissant, mais ce n’est pas très drôle, voyons, Mesdames !
    – Ah bon ? Qu’est ce que t’en sais, toi, répondent-elles en coeur, tu n’étais pas là ! »