Nous vivons une période qui ressemble en beaucoup de points, on l’a souvent dit, à l’âge de la Renaissance. Notre imprimerie a nom internet, le savoir s’est démultiplié et il est plus accessible aujourd’hui à un grand nombre de personnes qu’il ne l’était avant cette ère nouvelle.

Et pourtant. L’imprimerie permit à une civilisation de s’accomplir en retrouvant ses racines, et ce tout en s’ouvrant sur l’extérieur. Vous souvenez-vous de ces mots de Rabelais ? Gargantua envoie une lettre à Pantagruel, son fils, un véritable manifeste humaniste : « Maintenant », écrit-il, « toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se die savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. » Plus loin, Pantagruel est aussi exhorté à lire les Arabes comme les Grecs et les Latins, les ouvrages de médecine comme les œuvres de théologie ou de philosophie, les « talmudistes et cabbalistes » comme le Nouveau Testament, afin d’acquérir « parfaite connaissance de l’autre monde, qui est l’homme ».

Notre « Renaissance » est paradoxale. L’existence des humanités numériques semble être la promesse que les lettres anciennes ne mourront pas complètement, que le savoir en général est sauvé, pérennisé, sanctuarisé. Avec quelle facilité a-t-on désormais accès, en une foule de langues, à tant de textes qui sont pour nous autant de vivantes, quoique anciennes, racines spirituelles ! En même temps, jamais une élite politique et économique n’a été aussi peu intéressée par la préservation desdites racines. La disparition annoncée du latin et du grec de nos programmes scolaires l’illustre hélas à merveille.

Je vis à cheval sur deux pays, la France et les Etats-Unis, et je suis fasciné par un contraste. En Amérique, nation neuve et somme toute élitiste, on peut d’un côté mener une vie entière sans lire et sans en avoir honte, et de l’autre appartenir à un clan si fermé que c’est à peine si l’on parle la même langue que le « redneck », le « white trash » dont on partage pourtant la nationalité ; dans ce pays du « chacun ses goûts », le fait de préférer un show télévisé stupide à Moby Dick n’est pas un péché mais en même temps le président trouve le temps de lire, dit-on, une heure par jour, et donnait il y a peu son avis sur Franzen ou David Grossman ; chez nous, au sein de ce peuple que ses dirigeants croient séduire à coups de clips vulgaires et de phrases à la syntaxe puérile singeant le français sans en être, la culture est encore recherchée, l’éloquence appréciée, parfois avec nostalgie : les De Gaulle, les Pompidou, les Mitterrand ou les Duclos ne sont plus depuis belle lurette, mais on se souvient davantage de leurs discours qu’on ne le fait, un instant après leur profération, de ces « petites phrases » pour lesquelles je ne sais quels communicants ont l’audace de se faire payer.

Une anecdote personnelle et, je crois, signifiante : il y a peu, j’ai eu l’occasion de me balader en Gascogne, dans ce sud-ouest à la fois si français et si ouvert, pays des Justes et des Résistants, pays de racines et de migrations, et d’y causer des « bien ivres » de Rabelais et du Vin des Amants avec un vigneron, producteur d’armagnac, un homme justement fier de son savoir ancestral, aimant les lettres car fils de ce qui fut si longtemps la meilleure éducation au monde[1]. Eh bien ! Ce sont ces gens que des politiciens à demi éduqués pensent faire rire ou intéresser par leurs tweets intempestifs. Français du terroir ou immigrés (je suis de ces derniers, ma famille tout au moins), le peuple français chérit plus sa culture que ne le fait la classe politique censée le représenter et le diriger. Loin est le temps où un président se faisait photographier Montaigne entre les mains : le souci de l’âme et la politique sont-ils à tout jamais séparés ?

Cela augure en tout cas bien mal et pour l’âme de notre pays, et pour sa politique : un comptable sans vision, un jeune vieillard assoiffé de pouvoir, passé par les réunions de section et les serrages de mains sans s’être interrogé sur ces questions qu’on appelle philosophiques, ne feront jamais de bons dirigeants. Aussi finissent-ils loin des « intellectuels » dont ils partagent pourtant la formation et certaines références, comme de ce peuple que, au fond, ils méprisent.

A cet égard, les torts sont partagés. S’il est bien un homme qui incarna le « chacun ses goûts », c’est Sarkozy. Sarkozy qui amenait Bigard rencontrer le Pape, car à ses yeux, Bigard, c’était Coluche réincarné et c’était le peuple français : contresens et sur les Français et sur Coluche… Marine Le Pen qui citait Les Bronzés et Braveheart comme ses films favoris, et qui se vantait récemment de son ignorance de l’anglais : ne pas avoir lu Shakespeare mérite-t-il d’être claironné ? Et est-ce, comme elle l’a prétendu, un digne hommage à l’âme française ? Est-il juste enfin de faire croire qu’on ne peut rechercher l’autre et ses propres racines en même temps ? Mais il est vrai que celles de la Le Pen sont plutôt du côté de Jacquouille que de Rabelais le polyglotte. Pour moi, je ne crois pas les Français si bêtes. On peut ignorer une chose, on n’est pas forcé de la mépriser.

Mais qu’en est-il de la gauche ? J’y vois, de plus en plus, un autre mépris. Je vois le mépris et l’ignorance de la culture au nom des cultures, de l’identité qui nous fonde, dussions-nous nous construire dialectiquement contre elle, contre une foule d’identités que l’on cultive en dilettante, pour faire bien. Je vois l’enthousiasme béat pour chaque création « alternative » ou simplement « contemporaine » et l’oubli de Rembrandt, de Titien, leur ignorance même, ignorance dont on se vante comme la Le Pen de sa méconnaissance de l’anglais, car ces morts, pense-t-on, ne valent pas la médiocrité des vivants. Je vois l’oubli de ces racines qui furent pourtant aussi celles de Marx, Jaurès, Foucault, Sartre, Mendès, Blum, Mitterrand et de toute la gauche, sous ses différents visages, de ce cadre qui est à la fois horizon, origine et fin de toute pensée progressiste. Je vois qu’au nom de l’autre on oublie qui on est, et qu’on n’aura bientôt plus rien à lui offrir.

Quel contresens est-ce là ! Quelle mécompréhension de ce qu’est un dialogue, un dialogue entre hommes, face à face ! Si je ne suis pas pour moi, qu’aurai-je à donner à cet autre qui me fait face ? Ce rêve de fusion syncrétique n’est que le pendant politique du dépit, du cauchemar touristique dans lequel a depuis longtemps sombré l’antique voyage : photographier des temples bouddhiques aux nuances desquels on ne comprend rien, des visages d’enfants auxquels on ne parlera jamais, des culs d’éléphants ou des singes sans se soucier de ce que pour un pot de Nutella mourra bientôt le dernier orang-outan sauvage – quand en se connaissant vraiment l’on pourrait tant donner, tant aimer, tant comprendre aussi de tous ces autres, de tous ces paysages, de ces peuples qui ne sont à des âmes sans racines qu’autant de maussades abstractions ! Je dis cela avec le souvenir des cours de philosophie indienne que je suivis il y a plus de cinq ans à la Sorbonne : j’y appris à quel point j’étais grec en même temps que j’y découvris la beauté des Upanishad. Je compris là qu’on ne dialogue avec l’autre qu’en étant d’abord pleinement soi-même : que mon professeur fût à la fois spécialiste de Plotin et de Shankara n’y est pas pour rien et je parie qu’un tel homme a plus à dire à un Hindou du fait même qu’il connaît Plotin.

La fin du latin et du grec ne sera pas cause d’effondrement : n’est-ce pas en effet plutôt le signe que tout est déjà fini et qu’on le sait ? Folie de destruction. Un Occident sans latin et sans grec ne sera pas un Occident plus ouvert, ce sera seulement un Occident plus ignorant, qui croira plus que jamais pouvoir comprendre les autres sans se comprendre ni se connaître lui-même. La fin du latin, c’est la fin du dialogue, ce n’est pas la fin de notre arrogance.

Pourtant, j’aimerais ajouter à ces considérations un mot, là encore, un mot de mon expérience. J’ai étudié le latin et j’ai étudié le grec. J’ai eu pour la première de ces deux langues, deux professeurs extraordinaires et d’autres plus ternes. En vérité, je constate aujourd’hui qu’il est bien miraculeux qu’avec un tel enseignement des gens de ma génération, moi compris, aient persisté à aimer ces matières. Ces dernières années, ces dernières décennies peut-être, l’apprentissage des langues anciennes est devenu prétexte à contrôler les connaissances grammaticales des élèves ; les critères de traduction appliqués aux langues vivantes ne le sont pas au latin, ce qui a fait de nos versions de fastidieux exercices de calque ; l’accentuation n’est pas enseignée, ce qui rend la langue de Virgile disgracieuse, parfois ridicule, et c’est là une spécificité française ; le sens enfin de cet enseignement est perdu au profit d’une étroite philologie. Rares sont en effet les enfants, les parents surtout, qui ont conscience que lire les Tragiques grecs, Platon, Aristote, Sénèque ou Catulle, Lucrèce, Lucien ou Augustin, peut faire de nous de meilleurs hommes, à tout le moins de meilleurs Européens, de plus parfaits Français. Au lieu d’intéresser les élèves au moyen de textes qui, bien qu’anciens, leur parlent d’eux-mêmes (les Romains et les Grecs s’interrogeaient sur la mort, aimaient la vie, le sexe et en parlaient, ils cultivèrent la beauté en sorte qu’il est difficile de ne pas passer par eux quand on veut le faire à son tour, codifièrent les mythes qui hantent encore notre imaginaire ou le devraient), au lieu de cela, on passe trois ou quatre ans à les assommer d’une grammaire qu’on s’efforce de rendre poussiéreuse. On a ainsi perdu ce qui faisait de ces enseignements un jalon essentiel de la « parfaite connaissance de l’autre monde » : la furie qui se déchaîne aujourd’hui contre eux s’explique aussi par là.

Ce qui m’amène à cette conclusion. Un homme politique n’agit qu’autant qu’il est poussé par un certain esprit. Celui qui souffle depuis bien longtemps, et qui semble aujourd’hui l’emporter, c’est l’esprit de dépit et d’ignorance. L’esprit qui préside au cloisonnement des savoirs, à l’oubli de soi, à l’impérialisme mercantile comme au faux amour de l’autre. Le monde qui vient m’effraie car au lieu d’offrir à nos enfants la quête et le là-bas, le divin art de conférer, le voyage, il leur proposera une béatitude anonyme, une asepsie sans visages ni hospitalité.

 


 

[1] C’est loin d’être un cas isolé, bizarre. Je garde aussi en mémoire ce vieux jardinier toscan qui me récita l’an passé le premier Canto de L’Enfer de Dante. Il n’y a qu’un sale gosse des beaux quartiers pour qualifier d’élitiste un savoir, nuance de taille, élitaire mais par là même destiné à tous.

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