Il y a plusieurs manières de parler de soi. Dany Laferrière, dans ses romans, penche sans fard vers l’autobiographie. Les essais, il les inclut dans son œuvre autobiographique. Il y quelques jours, il déclarait sur France Info, à propos de L’Art presque perdu de ne rien faire : « Je ne sais pas trop comment qualifier ce livre. J’hésite entre un roman des idées et un essai lyrique ». Et de conclure l’entretien en suggérant qu’il s’agissait, sans doute, d’une « autobiographie de [ses] idées ». On n’est soi que parce que l’on pense. On n’est écrivain que parce que l’on partage quelque chose de soi, sans doute. Quelque chose de sa vie, parfois. De ses idées, toujours. Quelque chose de ses sens, sensations et sentiments. L’itinéraire d’un homme, lorsqu’il se donne à lire, est une somme de pas et de soubresauts : sa vie, la marche du monde, l’homme dans le monde, les pas de côté, les contingences immédiates – celles de la situation politique qui font fuir sa terre, par exemple. Dany Laferrière est de ces écrivains qui se donnent, immédiatement.
Dans L’Art presque perdu de ne rien faire sa voix d’Haïtien-Canadien résonne en complicité. En courtes réflexions – courtes ne veut pas dire superficielles – il embrasse une nuée de motifs dont un des points de convergence est la jouissance. Jouissance de penser, d’analyser, de sourire des travers de chacun – y compris des siens –, de mettre en parallèle les modes de vie d’ici et d’ailleurs, du monde occidental et du monde caribéen. Dans chaque ligne, on le voit sourire, Dany Laferrière. Sourire avec appétit. Appétit ? Reportons-nous au texte délicieux de la page 234 intitulé « La pièce de bœuf et la cigarette à la même table » : « Il y a d’autres logiques, je dirais plus d’autres structures, que celles que nous pouvons percevoir. […] Ce sont des organismes vivants ». Et Laferrière de nous emmener dans une salle de restaurant, après avoir souligné, comme ça, l’air de rien, que la mini-jupe a fait une réapparition extrêmement tardive dans notre civilisation, car enfin, elle défilait déjà dans les armées de César… La pensée de Dany Laferrière suit sa logique propre, qui est aussi la nôtre, mais que nous ne mettons pas à plat. Les armées de César et leurs mini-jupes, et dans un même mouvement d’une logique implacable, nous nous retrouvons au restaurant pour une querelle entre « carnivores » et « végétariens ». Du tout courant, pensons-nous – pense le lecteur. Mais Laferrière y ajoute une note d’évidence : « Les végétariens sont souvent non-fumeurs ». Tiens, c’est vrai. Retournons-nous sur nos cercles restreints ou élargis. L’assertion de Laferrière est une vérité de notre quotidien. En quelques lignes, Laferrière ramasse les motifs de sa réflexion – souriante – et notre propre expérience, qu’il nous contraint – amicalement – à prolonger. Une « autobiographie des idées » ne vaut que si elle ne tourne pas à vide, que si elle est partageable et partagée.
Remontons quelques chapitres. La partie intitulée « L’origine du coup de foudre » met en parallèle l’amour au nord, et l’amour au sud. Au nord : l’adolescence comme une mue. L’adolescent est « cet animal assoupi qui passe son temps à grogner, n’arrivant pas à mener à terme la plus banale des idées ». Au sud, « l’amour ne dure, pour les filles, que jusqu’à l’âge de douze ou treize ans ». La fille tient « entre ses jambes le sort de sa famille ». Dany Laferrière ne se contente pas de sourire de nos défauts. S’il sourit de nos travers occidentaux, il pointe avec sagacité et empathie les malheurs qui continuent de peser, de trop peser, sur ce siècle vieux déjà de quatorze années. L’Art presque perdu de ne rien faire est un ouvrage où la réflexion sur le contemporain immédiat rejoint l’interrogation ontologique. L’homme et la femme d’ici et maintenant, le monde que nous tissons et qu’il remet en perspective, ces « hommes en gris et cravate bleue » confrontés aux poètes du chapitre « Un orgasme par les mots », toute la vie qui bat dans ce livre – et c’est la nôtre, aussi, de vie, même si nous n’avons pas fui Haïti, même si nous n’avons pas la même trajectoire que l’auteur – sont littérairement malaxés par Laferrière. Il y a, ici, sans conteste, une jouissance de la langue française travaillée en parallèle avec la réflexion.
Il y a, aussi, dans le titre de cet essai stimulant, ce « presque » qui suggère l’espoir indéfectible. Presque perdu… Mais pas tout à fait. Optimisme. Penser, ce n’est pas ne rien faire. Écrire non plus, ô combien ! Le « presque » du titre – qui évoque le presque rien de Jean de la Croix si cher à Jankélévitch – et la suggestion de l’auteur d’une « autobiographie des idées » réveillent, peut-être, quelques accents mystiques et philosophiques. On ne va pas s’en plaindre… Avec L’Art presque perdu de ne rien faire, le lecteur est embarqué, au long cours, dans l’aventure intime et partagée d’un écrivain qui donne à voir son monde et le monde.
Impossible de lire cet ouvrage d’une seule traite. Les thèmes abordés – divers et cependant nous ramenant, toujours, à notre condition d’homme et de femme du XXIe siècle – méritent la pause. L’induisent. L’Art presque perdu de ne rien faire est un livre à déguster lentement. C’est un livre, littéralement, réflexif. Sur lequel on revient, s’arrête. Que l’on commente à part soi, ou entre amis. Et dans ce cercle d’amitié, Dany Laferrière.

Un commentaire

  1. Mon gendre m’a offert ce roman car je lui avais dis qu’un de mes passe-temps favori était « NE RIEN FAIRE »! J’ai d’abord laissé traîner ce livre sur ma table de nuit un certain temps car je crois que j’avais peur de le lire en sachant que l’auteur est « de l’Academie française « .J’ai d’abord lu « les filles de Caleb » et ce w.e je viens enfin de me décider à jeter un oeil dans ce fameux livre ! Pfffffffffff j’ai ADORE et aujourd’hui je me suis rendu sur un site internet assez connu afin de trouver d’autres romans du même auteur . C’est fantastique il y en a plein …….