Tadeusz Kantor est le créateur de La classe morte, Wielopole, Wielopole, Qu’ils crèvent les artistes, Je ne reviendrai jamais : autant de spectacles inoubliables, burlesques et tragiques à la fois, saisissants d’invention et poignants d’émotion, qui ont su fasciner des dizaines de milliers de spectateurs, sur tous les continents.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Kantor parle évidemment de son art, mais aussi de la façon dont il perçoit la situation culturelle et intellectuelle de son pays, la Pologne. Propos dérangeants, on le verra, fort peu conformistes, et qui tranchent sur la plupart des discours tenus à propos de la « fin du communisme ».

GUY SCARPETTA. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés en Pologne, c’était en avril 89… Depuis, il est évident que la situation a changé, de façon accélérée : le gouvernement n’est plus dominé par les communistes, la Pologne amorce une transition vers la démocratie… Est-ce que pour un artiste, à ton avis, le changement est profond ?

ADEUSZ KANTOR. Pour beaucoup d’artistes, incontestablement. Ceux qui, auparavant, avaient peur de s’exprimer librement. Ils disent que, maintenant, ils peuvent enfin s’exprimer… Mais moi, n’est-ce pas, je n’ai jamais eu peur de m’exprimer, jamais… Alors, ça n’a guère changé… Il faut nuancer, cela dit. L’indépendance que la Pologne a acquise, c’est important. Sur le plan politique, social. On ne peut pas imaginer, à l’Ouest, dans quel esclavage nous vivons. Même nous, qui vivons ici, ne pouvions pas tout imaginer. Maintenant, les bouches s’ouvrent, les vérités apparaissent, les informations circulent. On voit quel enfer c’était. Mais pour moi, comment dire… La liberté à laquelle je me réfère, en tant qu’artiste, n’est pas seulement la liberté politique ou sociale. Je pourrais presque dire que j’ai été libre depuis ma naissance. Pendant l’occupation allemande, paradoxalement, je me sentais libre. Il y avait le danger, naturellement, on risquait notre vie. Et même ensuite, pendant la « dictature du prolétariat », je me suis senti libre. C’est probablement très difficile à faire comprendre. Evidemment, on a plusieurs fois interdit mes spectacles, ou on les a interrompus après la première. Et même, pendant huit ans, de 48 à 55, c’était une vie d’artiste quasi clandestine. Il y a eu seulement neuf peintres, dont j’étais, en 48, pour refuser publiquement le « réalisme socialiste », et nous sommes devenus des parias, des bêtes noires, pour les communistes. Mais ils ont respecté notre présence. On a vécu dans la misère, pendant cette période, il n’était pas possible de faire du théâtre de façon indépendante, alors j’ai fait beaucoup de peinture, seul, dans mon coin. Et en 55, au moment de ce qu’on a appelé « l’Octobre polonais », cette première tentative de libéralisation du régime, il y a eu un an de liberté et j’en ai profité pour fonder le Théâtre Cricot. Et puis, le couvercle est retombé. Nous n’avions pas le droit de sortir du pays, pas le droit de présenter nos spectacles à l’étranger. Seul M. Grotowski, qui était lié au Parti, avait le droit de représenter le théâtre polonais à l’étranger. Il l’a fait, à partir de 66, et il en a profité, d’ailleurs, pour se prévaloir de certaines découvertes qui étaient en fait les miennes, mais passons… La première fois que nous sommes sortis des frontières polonaises, c’était en 70. Entre 55 et 70, donc, nous avons subi toutes sortes de vexations, d’interdictions. Mais, bizarrement, pas la censure officielle. Les censeurs venaient voir les répétitions, et il disaient simplement : « On n’y comprend rien », « C’est idiot », ça ne leur semblait pas directement menaçant… D’ailleurs, cette opinion, selon laquelle nous étions des imbéciles, ce n’était pas seulement celle des autorités, mais aussi celle du milieu théâtral…

G. S. Pardon de t’interrompre, mais ce que tu dis là pose une question de fond. Car cette façon de traiter l’art moderne, non-conformiste, par le mépris, ça doit laisser des traces, dans les mentalités. J’imagine qu’il ne suffit pas de changer de gouvernement, ni même de système politique ou social, pour que ce conformisme disparaisse par enchantement…

T.K. Naturellement. Cette méfiance envers les artistes dure jusqu’à aujourd’hui. Evidemment, tout le monde sait que le Théâtre Cricot a reçu un succès international, mais ça ne les empêche pas de nous considérer comme des idiots. Tu sais, le ministère de la Culture a toujours eu, pendant la période communiste, des conseillers, qui étaient des gens du milieu artistique. Des gens comme Wajda, par exemple. C’étaient eux qui dominaient. Et maintenant, ils se présentent comme contestataires ! Je crois savoir que Wajda va réaliser un film sur Katyn, ce charnier que l’on attribuait officiellement aux nazis ; alors qu’en fait le massacre avait été fait par l’armée rouge… Bon, mais c’est il y a vingt-cinq ans qu’il fallait faire ce film ! Aujourd’hui, c’est tout à fait conformiste, officiel, de faire un film là-dessus…

Je dois m’affronter à un mur

G.S. Tu sembles suggérer que les mêmes artistes occupent le devant de la scène. Est-ce que tu vois, dans la situation nouvelle, le risque de perpétuation d’un nouvel « art officiel » ?

Tadeusz Kantor à New York en 1982.
Tadeusz Kantor à New York en 1982.

T.K. C’est certain ! Je me suis demandé, après la disparition des dogmes du « réalisme socialiste », quel allait être le mouvement artistique officiel… Et je crois apercevoir que ça va être un mouvement spiritualiste, catholique… Ils peuvent d’ailleurs utiliser certains procédés de l’avant-garde, mais de façon académique, prétentieuse, stupide… Bon, je ne veux pas trop m’opposer à l’Eglise catholique qui a fait beaucoup, politiquement, pour nous sortir de la domination communiste. Tu le sais, je ne suis pas croyant, mais la religion, c’est important, pour moi, c’est très proche de l’art… Enfin, il me semble que l’art occupe un rang un peu plus élevé, mais ce sont des régions très proches… Quoi qu’il en soit, il y a un mouvement artistique catholique qui commence à dominer. Catholique, et patriotique. Le patriotisme, c’est une chose que je déteste. Je dis toujours que je ne suis pas patriote…

G.S. C’est un peu l’impression que l’on a, à l’Ouest :  que l’Eglise polonaise, après avoir été le seul lieu où une parole indépendante pouvait s’exercer, et où s’exprimaient donc logiquement tous les courants de la société civile, est en train de se replier vers ses tendances les plus archaïques, réactionnaires, nationalistes, voire vaguement antisémites…

T.K. Oui, oui, tout à fait. Il y a certains philosophes catholiques très ouverts, très sérieux, mais pour l’essentiel, ce qui domine, c’est une culture catholique de masse conformiste…

G.S. C’est cela, le « mur » auquel tu t’attaques ?

T.K. Voilà. J’ai passé toute ma vie à m’attaquer à un mur. On me dit : maintenant, vous allez être libre. Je dis : non, ça ne me regarde pas, parce que, dans la création, j’ai toujours été libre. Même en prison, comme disait Sartre. Mais je suis ainsi fait que je dois avoir un mur, contre lequel je frappe avec mon crâne. Pendant, quarante ans, ce mur, ça a été le système communiste. Alors, on me dit : maintenant, il n’y a plus de mur. Mais si, il y a un mur. Le mur, c’était le communisme, et maintenant, c’est ce qu’ils appellent la « liberté ». Il y a beaucoup de manifestations de cette « liberté » auxquelles je m’oppose…

G.S. Tu peux préciser ?

T.K. Dès le début, dans mon œuvre, je n’ai pas conçu l’art comme une image de la vie, mais comme une réponse à la vie. L’image, ça relève du naturalisme, du réalisme, du socialiste ou pas. Alors  que pour moi, l’art est une réponse à la réalité de la vie. Et cette nécessité impérieuse d’une réponse, ce besoin intense de répondre, c’est le sens de la création. Or, dans ce monde polonais, pendant la période communiste, on a déshabitué les gens à « répondre ». C’était dangereux, il était préférable de garder le silence. Et ça continue, ça dure. C’est une des choses qui m’irrite le plus : je lance une idée, parfois une provocation, et personne ne répond. Ils ont perdu l’habitude.
Et, si tu veux, la réalité à laquelle je dois une réponse doit être très forte, tragique. Alors, je réplique, mais pas pour ça aille mieux, pas pour donner un médicament à la société. L’art n’a pas à soigner la société, il devrait plutôt en être le poison… Ma réponse, en fait, consiste à créer une réalité tout à fait autre, tout à fait différente de la réalité sociale. Différente, et autonome. C’est cela, pour moi, le plus important. Parce que je vois, ici, maintenant, toutes sortes de formes de théâtre, de cinéma, de littérature, qui veulent, de façon narrative, donner une « image » de l’époque communiste. Je ne sais pas, c’est peut-être nécessaire après les images mensongères que nous avons subies, mais pour moi, ce n’est pas ce que j’entends par « l’art »… C’est la narration, et je suis contre la narration. Je n’aime pas raconter les prisons, les crimes, la martyrologie, je crois beaucoup plus important de créer une réalité qui n’ait pas de liaison directe avec le monde des prisons, des crimes. Le problème, c’est que cette réalité à la quelle je m’oppose doit être forte, comme je te le disais. Ce que j’ai fait, ce que je continue à faire, ne pourrait pas être créé en France, ou en Italie. Peut-être parce que je ne perçois pas bien, en France par exemple, où est le « mur ». J’imagine qu’un véritable artiste français, lui, doit le savoir… Au fond, c’est la raison pour laquelle je n’ai pas émigré : je dois sans cesse pouvoir revenir chez moi pour éprouver le « mur »….

Cosmopolite

Kantor et le Théâtre Cricot 2 en 1973. Photo : Richard Demarco
Kantor et le Théâtre Cricot 2 en 1973. Photo : Richard Demarco

G.S. Tu dis que ton art repose sur la création d’un univers autonome. Mais ça me semble un peu plus compliqué : car ton théâtre, par exemple, s’il ne « reflète » pas la réalité, lui emprunte des signes, des éléments, pour les recomposer autrement… Ce n’est pas un théâtre purement abstrait…

T.K. L’important c’est que, pour moi, l’art n’est pas un miroir, pas un instrument de reflet ou de reproduction. Encore une fois, ça ne m’intéresse pas de produire un « reflet » de la réalité de la vie polonaise pendant ces quarante dernières années, contrairement à certains. Je vise un peu plus haut… Ou un peu plus vaste. Le plan de la bataille, pour moi, ne se limite pas, par exemple, au plan de la réalité polonaise. Je voudrais intervenir, plutôt dans la pensée du monde entier. J’ai eu l’occasion, récemment, de rencontrer notre nouveau ministre de la Culture, et je lui ai dit : si vous voulez que nous soyons vraiment membres de l’Europe, alors il ne faut pas seulement faire des démarches politiques, administratives, il faut intervenir dans la culture européenne. Sans avoir peur d’attaquer, s’il le faut. Mais pour cela, évidemment, il faut connaître la culture de l’Ouest. Moi, j’ai pour ma part toujours été engagé dans cette culture occidentale, j’ai été impliqué dans la peinture française, américaine, je m’en suis senti solidaire… C’est un peu ça, ici, qui me distingue de la plupart des artistes polonais… Même si ce lien comportait aussi une façon personnelle de réagir, une distance, une volonté de créer indépendamment des modes…

G.S. Tu évoquais le patriotisme. Quelque chose me frappe, dans ton art : c’est que, par certains côtés, il trouve ses sources dans les images très localisées, ton village d’enfance, Wielopole, des « singes » de la réalité historique ou culturelle polonaise, – mais en même temps, paradoxalement, il a une portée universelle, cosmopolite, il peut être reçu avec la même intensité émotionnelle en Europe occidentale, en Amérique latine, au Japon…

T.K. Evidemment, on m’a toujours accusé d’être « cosmopolite », y compris à l’époque où un tel qualificatif pouvait vous attirer des ennuis sérieux. Le nationalisme, c’est aussi un « mur » contre lequel je cogne avec mon crâne. Mais ce n’est pas récent, n’est-ce pas ? Le dogme esthétique communiste comportait aussi ce nationalisme. Moi, j’ai toujours été opposé à ce nationalisme polonais, même si je comprends les origines historiques, le XIXème siècle, les périodes où la Pologne a été dépecée, partagée, et a cessé d’exister comme nation. Mais ça n’empêche pas le nationalisme d’être stupide, dangereux. C’est pour ça que Grombrowicz n’était pas accepté, en Pologne, il avait dénoncé trop lucidement cet aspect de notre culture. Il en avait vu la bassesse. On pourrait dire la même chose, d’ailleurs, de la martyrologie, qui est une caractéristique essentielle de la mentalité polonaise… Si tu veux, personne ne peut éliminer ses origines, sa naissance, mais il faut être universel avec cela. Je dis parfois : moi, je ne suis pas polonais, je suis cosmopolite, et citoyen et Wielopole…

La réalité et l’illusion

G.S. Le spectacle de toi que j’ai vu hier soir, ici, à Varsovie, m’a fait irrésistiblement penser à Goya. Cette même façon de se servir des signes d’une réalité historique concrète, précise, et de leur donner une portée universelle, en les transfigurant, en les entraînant du côté du fantasme, de l’imaginaire… Comment est-ce que de tels spectacles sont reçus par un public habitué au réalisme ?

T.K. Eh bien, curieusement, de façon très enthousiaste… Je ne crois pas que tout le monde puisse saisir la matière formelle de mon art, mais les gens, j’imagine, perçoivent bien mon comportement, mes paradoxes. Je suis toujours d’« avant-garde », mais en même temps je m’oppose à l’« avant-garde » quand elle devient un dogme terroriste. Je suis toujours « radical », mais je m’oppose au radicalisme quand il devient une orthodoxie. Je dis que je choisis la « réalité », par opposition à l’illusion, mais en même temps je fais en sorte que l’illusion existe aussi. C’est lié à quelque chose de très intime, peut-être. Lorsque je fais un spectacle, ou un tableau, je ne cherche pas à donner l’illusion de la réalité, je manipule du réel, du concret, de l’immédiat, – mais, chez moi, en cachette, je commence à rêver… Dans mon lit, ou aux toilettes, là où l’on est entièrement libre… Il faut ce coefficient de rêve, ou d’illusion, mais pas à la façon des surréalistes… tu verras, dans mon prochain spectacle, la façon dont l’illusion est traitée… Il y a, sur la scène, un « cadre » de tableau, comme un châssis, et des personnages dans le cadre, les acteurs, comme les figures d’un tableau… Et je suis devant, moi, le peintre, j’essaie de les maîtriser… Mais dès que je relâche mon contrôle, ils se vengent, ils font n’importe quoi, ils sortent du tableau, ils s’opposent à moi… C’est un rapport de force…

G.S. C’est une image très forte… J’attends ça avec impatience.

T.K. Il y a une photo que j’ai retrouvée, où l’on voit mon père et ma mère, avant la guerre de 14… Tu sais, mon père était schizophrène, il voyait son double partout. Parfois, pendant un repas, il se parlait à lui-même, comme s’il était en face de lui… J’ai transposé ça, sur scène, avec les deux jumeaux, qui se courent après, ne parviennent pas à se rattraper… J’ai dédoublé la figure de mon père, en somme… Quand à ma mère, la photo l’a saisie à un moment où elle était enceinte de moi… Je suis présent sur la photo, donc, en tant que fœtus… Le spectacle sera très autobiographique, très centré sur moi… Le premier acte, ce sera moi avant ma naissance… Il y aura peut-être aussi une séquence qui se situera après ma mort… Je n’ai préparé, pour l’instant, que le premier acte, qui se termine pendant la guerre de 14…

G.S. On retrouve les mêmes personnages rituels que dans tes spectacles précédents ?

T.K. Certains. Mais il y a aussi des personnages nouveaux. La « pauvre fille », qui est évoquée dès le début. Et puis, aussi, les fantômes de mes amis morts. Deux grands peintres dont j’ai été l’ami, Maria Jerema et Jonas Sterne. Mais je les fais revivre de façon sarcastique, je me moque un peu d’eux. Maria Jerema, au départ, était communiste. Ensuite, elle a déchiré sa carte du Parti. Avant la guerre, elle était militante, elle s’habillait à la façon des révolutionnaires russes, ou comme Meyerhold, avec un manteau de cuir noir, une casquette à la Lénine… Dans ma pièce, elle devient le « commissaire révolutionnaire de l’abstraction », elle donne des leçons de peinture abstraite avec un pistolet… Quand à Jonas Sterne, c’était un juif mystique, typique, le fils d’un rabbin, ce qui ne l’empêchait pas d’être marxiste, membre du Parti… C’était un conflit énorme chez lui, que je vais tenter de transfigurer, de transposer, de façon ironique… En fait, c’est une pièce où je vais utiliser toutes sortes de souvenirs, une fresque de toute cette période historique, mais de façon poétique, comme une mémoire qui ne se laisse pas maîtriser… Tout ça sera centré sur moi, comme l’indique le titre : Aujourd’hui, c’est mon anniversaire… Je récapitule, je fais un bilan…

G.S. Il me semble que je comprends un peu mieux ton hostilité à tout traitement « réaliste » de l’Histoire… Mais ça n’empêche pas cette pièce, si j’ai bien compris d’avoir aussi des résonnances politiques, même transfigurées…

T.K. C’est compliqué… Depuis longtemps, je rêvais de faire un spectacle qui s’affronte au Pouvoir, en général… Alors maintenant que la Parti communiste s’est décomposé, est-ce que c’est encore possible ? Sans doute. Je ne crois pas que le Pouvoir ait disparu. Il a un peu changé de forme… Mais, si tu veux, à la base de cette idée, il n’y a pas un objectif politique, ou social, c’est quelque chose de complètement théâtral. En gros, quand j’ai fait la Classe morte, le modèle que je donnais aux acteurs, c’était « les morts ». Avec Wielopole, Wielopole, le modèle pour le jeu des acteurs, c’était « les soldats » (c’est très proche des morts, d’ailleurs). Avec Qu’ils crèvent les artistes, le modèle, c’était « les prisonniers ». Wit Stwosz, l’« artiste », le créateur du retable qui m’a inspiré, était aussi une sorte de « directeur de prison »… Avec Je ne reviendrai jamais, j’ai mélangé ces modèles, je les ai enchevêtrés… Et là, maintenant, j’ai presque envie que le modèle, ce soir « les Messieurs du Pouvoir »… ils sont un peu morts, aussi… Pas très humains… ils sont abstraits… Ca c’est comique, parce que les gens du pouvoir communiste détestaient l’abstraction, en art, et la combattaient, mais eux-mêmes étaient « abstraits »… Et en même temps, comme tu l’as dit dans l’Impureté, de nombreux artistes abstraits étaient « révolutionnaires », radicaux, terroristes… Ils fonctionnaient comme les communistes… C’était la Terreur… Si on ne faisait pas ce qui était « dans la ligne », ils vous traitaient de réactionnaire, vous condamnaient… Voilà, je cherche quelque chose dans cette zone-là…

G.S. Tu m’as dit hier soir quelque chose de très drôle, justement, à propos du visage des hommes du pouvoir. Et ça m’a frappé, aussi, en regardant la télévision nationale, ici, à Varsovie. Car s’il y a quelque chose qui n’a pas changé, c’est bien ça : comme avant, ce qui domine, ce sont les visages, en gros plans, qui profèrent un discours. Il n’y a pas plus d’images qu’avant. Le discours a peut-être changé, mais les visages semblent les mêmes…

T.K. Oui, c’est terrible, le visage des hommes du pouvoir… Je fais une exception pour notre premier ministre, Mazowiecki, qui, lui, a un vrai visage de poète… C’était terrible, quand Kohl l’a embrassé, il avait l’air pauvre, petit, malade, dans les pattes de l’ours… C’est important, pour moi, les visages. Quand je regarde les visages des autres responsables politiques, la télévision… Ils sont sérieux, tendus, un peu gras… abominables ! J’ai presque l’impression qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce que les artistes, les intellectuels… Je me demande comment ils se comportent à la maison, dans le privé… Un artiste, un écrivain, c’est quand il rentre chez lui qu’il commence à penser, à travailler… Mais eux… Je les imagine en train de manger, peut-être de faire l’amour, stupidement… Il y a quelque chose de figé, de mort… C’est pour ça, si tu veux, que j’aimerais donner « l’homme de pouvoir » comme modèle à mes acteurs… Comme je leur ai donné « les morts » pour la Classe morte… Bon, on ne vit pas sur la même planète, l’art n’a de sens qu’à exister comme contradiction à la vie sociale, à la politique, au pouvoir…

Le scandale

G.S. L’une des questions que l’on peut se poser en Occident du moins, c’est de savoir si cette « contradiction » est encore possible ;  si le pouvoir, la société, n’ont pas absorbé toutes les formes d’art, même le plus radicales, les plus nihilistes. Le « scandale », tel qu’on pouvait le concevoir à l’époque du mouvement dada, est désormais impossible…

T.K. C’est quelque chose qui me préoccupe beaucoup. Je me demande, par exemple, pourquoi les spectacles du Théâtre Cricot sont si bien acceptés, si bien reçus. Il y a une époque où mes œuvres faisaient scandale, mais c’était à cause de la forme, de la structure formelle. Et maintenant, le public s’est habitué à tout, il accepte tout, il s’attend à tout… Parfois, je cherche à trouver une sphère où il y aurait de l’Interdit… mais je ne trouve pas… J’ai un peu la nostalgie de l’Interdit… J’ai beaucoup aimé le scandale… Mais en même temps, j’ai peu à peu perçu que ça ne suffisait pas… Le plus important, pour moi, c’est que le public soit bouleversé intérieurement… Qu’il soit commotionné… Bouleversé, pas seulement au sens esthétique, mais comme au seuil de la mort… Si tu veux, je crois que le public, dans les galeries, les théâtres, est habitué à tout, et il ne trouve rien d’inattendu. On voit aujourd’hui beaucoup de spectacles intelligents, formellement magnifiques, pleins de trouvailles, mais qui ne touchent personne. Ce n’est peut-être plus le scandale qu’il faut viser, mais ce bouleversement intérieur, profond…

G.S. Certainement. Il y a un exemple de cet affaiblissement des facultés de réception qui s’impose à moi, c’est celui de l’emballage du Pont-Neuf par Christo. Je t’en parle, parce que toi aussi, autrefois, tu as fait des « emballages », avant Christo, même, si je suis bien informé… eh bien, lorsque Christo a emballé le Pont-Neuf, on pouvait s’attendre à un scandale. Pas du tout. La grande majorité des gens n’y a pas vu un geste profanateur, mais quelque chose de drôle, d’amusant…

T.K. Oui, mais ça dépend aussi du contexte. En 66, j’ai fait un « emballage » sensiblement différent… J’ai réalisé, à Nuremberg, dans le stade où Hitler réunissait ses grandes parades, l’emballage de ma femme… Avec du papier hygiénique… Je tournais autour d’elle en l’enveloppant avec mes rouleaux de papier hygiénique, jusqu’à ce que ça fasse une énorme masse… Là, dans cet endroit-là, ça prenait un sens un peu plus subversif que l’emballage du Pont-Neuf par Christo…

Pour Goya, contre Napoléon

G.S. Revenons un peu à la situation polonaise, pour finir. Est-ce qu’on ne t’accuse pas, malgré tout, d’être iconoclaste ? Je pense à la façon dont tu convoques sur scène deux cardinaux en robe rouge, pour leur faire danser le tango… Dont tu fais surgir la figure, mythique pour les Polonais, du maréchal Pilsudski, sur un squelette, une carcasse de cheval… Est-ce que ça ne choque personne ? Dans le climat de catholicisme et de nationalisme que tu évoquais, ça doit bien déranger…

T.K. Bien sûr… C’est à cause de ça qu’on m’accuse de ne pas respecter la religion, ou d’être antipatriote… Personne ne peut m’accuser d’avoir collaboré avec les communistes, alors ils ont trouvé ça… Mais ce n’est pas le plus important. En fait, dans la situation actuelle, une situation de « liberté », prétendument, je vois surgir un certain nombre de valeurs auxquelles je ne peux que m’opposer… Un artiste est toujours dans l’opposition, si tu veux… Par exemple, il y a en ce moment, en Pologne, une sorte d’apologie des anciens dissidents politiques. Moi, si tu veux, j’adhère à cela, mais en tant qu’artiste, j’éprouve le besoin de prendre mes distances. Ils deviennent des saints, des idoles et ça c’est dangereux. Moi, je n’ai jamais été un dissident politique, et je suis étranger à cette idolâtrie. Pour moi, si tu veux, la liberté sociale, politique, c’est important, mais ça n’a pas le même rang, la même valeur, que la vraie liberté, totale, qui est celle de l’art.
De même, il y a une mythologie qui se met en place autour de l’émigration :  ceux qui ont émigré deviennent des héros, ceux qui reviennent sont à la mode… Ca aussi, ça m’est étranger. Je n’ai jamais émigré, à cause de la nécessité, dont je te parlais, de m’affronter à ce « mur »… Je refuse de m’en sentir coupable… après tout, moi aussi, j’ai contesté, résisté, mais dans le sens artistique…
Je vois aussi toute une mythologie se mettre en place autour de la vie clandestine, souterraine, underground… Ca aussi, je me permets de le détester, même si dire cela, en Pologne, aujourd’hui, c’est se mettre tout le monde à dos. Je te rappelais que j’ai fait du théâtre clandestinement, pendant la guerre, sous l’occupation allemande, mais ce n’était pas pour faire du théâtre engagé… C’était pour continuer la démarche de Dada, du Constructivisme, du Bauhaus… Je ne tombe pas dans l’apologie de la clandestinité, je crois que la condition naturelle d’un artiste, c’est le contact avec le monde entier, à tout prix…
En bref, si tu veux, je vois se mettre en place un certain ombre de valeurs politiques. Ce ne sont plus celles du communisme, mais on continue malgré tout à mettre la politique au rang le plus haut. Au détriment de l’art. Moi, si je me suis opposé au pouvoir, ce n’était pas de façon étroitement politique, c’était une volonté de créer une réalité différente de celle qui régnait… Il y a une liberté suprême, qui est exigée par l’art, et qui n’est pas la même chose que la « liberté » octroyée par le monde politique… S’il y a quelque chose à quoi je résiste, obstinément, c’est l’incompréhension de cette notion de liberté suprême dans l’art. Ici, aujourd’hui, le système politique et social est peut-être en train de changer, mais il y a quelque chose qui risque de se perpétuer, au-delà du communisme, c’est la tendance à concevoir l’art comme superflu, inutile, insignifiant par rapport à la vie politique et sociale. Là, je continue à résister, à m’opposer.

G.S. Ca me semble essentiel, y compris par rapport aux questions que tout le monde se pose à propos de l’Europe. Car il faut savoir si l’Europe nouvelle qui se dessine va être une pure et simple Europe des marchandises, ou une alliance de type politique, ou si une véritable culture européenne va émerger. Même plurielle, conflictuelle. Pour ma part, je crois qu’une Europe qui ignorerait cette dimension culturelle irait forcément au désastre…

T.K. Mais oui ! Pour moi, l’Europe, c’est l’Europe des années 20, quand Le Corbusier allait de Paris à Moscou, quand Malevitch allait de Moscou à Berlin, et Schönberg de Vienne à Berlin, et Tzara de Zurich à Paris… Pour le moment, je ne vois pas encore beaucoup de circulations de ce type… L’Europe n’est devenue l’Europe que par l’art. Et l’art, par définition, ne peut se subordonner à une cause politique, la meilleure soit-elle. Ce n’est pas Napoléon qui a fait l’Europe, c’est Goya…

Entretien réalisé à Varsovie, le 25 février 1990.