« C’est un grand honneur de vous recevoir, commence André Glucksmann qui est, avec Fanfan, sa femme, l’hôte de cette rencontre…
– Non, le coupe celui qui fut, pendant dix ans, le Masque de fer de Poutine, son plus célèbre et énigmatique prisonnier d’opinion. Le plaisir est pour moi. Vous n’imaginez pas le réconfort que c’est, quand on est au fond de l’enfer, qu’on enchaîne les grèves de la faim, de savoir qu’il y a là-bas, très loin, des intellectuels français qui ne vous oublient pas, qui vous soutiennent… »
Il n’a pas l’air d’un homme qui a traversé l’enfer. Le teint est frais. L’allure, juvénile. Avec ses cheveux drus et coupés ras, son jean, ses grosses chaussures de marche, il ressemble à un montagnard de retour de randonnée. Je reprends.
« Vous connaissez la question que tout le monde s’est posée, en décembre, quand Poutine vous a libéré et que vous êtes apparu, à Berlin, si étrangement modéré, si prudent. Moi-même…
– Oui. J’ai lu votre article. Et je vous réponds volontiers. C’est vrai que j’avais un deal avec Poutine. Mais… »
Nous nous regardons, avec André, interloqués.
« Mais le deal expire en août ! »

Puis, devant notre air, cette fois, carrément stupéfié :

« Pourquoi août ? Parce que c’est la date à laquelle il aurait dû, de toute façon, me libérer. Donc l’engagement de ne pas faire de politique et de m’occuper de mes enfants ne vaut que pendant ces mois de liberté anticipée. Après… »
Son regard part dans le vague. Je crois y lire une nuance d’effroi ou, en tout cas, d’inquiétude. C’est comme si, soudain, il se parlait à lui-même.
« Ce régime, en principe, ne s’en prend jamais aux petits. Mais après, quand ils grandissent… »
La phrase reste en suspens. D’un commun accord, tacite, André et moi choisissons de changer de sujet : quelle politique, après ? chef de parti ? conscience de l’opposition ? comment se voit-il ?
« Non. J’ai déjà, publiquement, répondu que non. Je ne ferai pas de politique directe. Mais attention ! »
Il lève le doigt – s’adressant à Galia Ackerman, notre amie commune, comme s’il cherchait son assentiment.
« Il y a une autre bataille, préalable à toute autre, et où, pour le coup, j’ai l’intention de m’impliquer : celle de l’émergence d’une conscience démocratique en Russie. Car je vous pose la question : à combien évaluez-vous le nombre de démocrates dans le pays?»
Nous évoquons les très nombreux manifestants qui viennent de défiler, en plein Moscou, pour dénoncer les crimes de Poutine en Ukraine.
« D’accord. Mais prenez le plus radical d’entre eux. Discutez avec lui de ce régime dont on est tous d’accord pour dire que c’est une dictature obéissant au bon plaisir d’un homme.
Il y aura toujours un moment où il vous dira : OK, OK, mais qui à la place de Poutine ? »
Fanfan l’interrompt.
« Vous-même… On vous a prêté des propos étranges sur la Tchétchénie…
– Pas prêtés, vrais. Je les ai vraiment tenus. J’ai dit que j’étais prêt à me battre pour le Caucase du Nord, que c’est notre terre. »
Colère froide de Fanfan.
« Au risque de donner quitus à Poutine de ce qui restera comme l’un de ses plus impardonnables crimes et, en tout cas, le plus massif ? »
Et lui, pas plus embarrassé que ça, se lance dans un fumeux développement d’où il ressort qu’il a, dans sa première vie, puis dans la deuxième, celle du goulaguisé, connu des tas de Tchétchènes escrocs, voleurs de poules, etc., qui lui ont donné une bien méchante idée de leur cause.
C’est mon tour de l’interrompre.
« Quoi ? Vous, le nouveau Sakharov… Cet exemple de résistance et de courage… Comment pouvez-vous vous abaisser à des considérations pareilles ? »
Il hoche la tête. Air de l’homme qui ne nous contrariera pas, mais que nous ne ferons pas changer d’avis. Et nous passons à l’Ukraine, d’où il revient, où il repart et où il est question que nous retournions ensemble : les intentions de Poutine, ce di- manche matin de mars, ne sont pas encore très claires et nombreux sont ceux qui pensent qu’il s’arrêtera à la Crimée.
« Vous avez rencontré, lui dis-je, tous les candidats à la présidentielle. Lequel vous semble le mieux armé pour faire barrage à un Anschluss poutinien ? »
Il biaise de nouveau. Ou peut-être, au contraire, va-t-il droit à l’essentiel.
« Le vrai plan du Kremlin, c’est empêcher l’élection ou, s’il ne peut pas l’empêcher, la frapper de discrédit, pointer ou fabriquer des irrégularités, la corrompre. Et face à ça… »
Il esquisse un sourire malicieux.
« La seule réponse, face à ça, c’est que tous les candidats soient effectivement irréprochables. Et, pour qu’ils le soient, le seul et unique moyen, c’est… J’hésite à vous le dire… Je ne sais pas si c’est, pour vous, Français, politiquement très correct… »
Et, comme André le presse :
« Ma proposition, c’est de mettre les candidats et, au-delà des candidats, les puissants sous surveillance. Tous. Je sais de quoi je parle. J’en ai fait, des bêtises, dans ma vie de grand oligarque ! Eh bien, si j’avais été sous surveillance, si j’avais eu, au su de tous, et de mon plein gré, le FBI aux basques, ou n’im- porte quelle agence du même tonneau, j’aurais fait plus attention, mon destin en aurait été changé et peut-être, qui sait, celui de la Russie. »
Le sourire se transforme en un grand éclat de rire. Ce sera son dernier mot.

2 Commentaires

  1. Le fond est intéressant mais ce texte est vraiment écrit tout petit, comme une rédaction de 3ème, ou de la littérature de gare.
    Etrange.

  2. Je crois en l’Europe comme je crois en Khordorkovski. Notre propension au foutoir nous rapproche. Notre protohistoire permanente. Notre art de l’humeur en dents de scie. Notre étrangeté viscérale à l’idée que nous ne serions qu’un homéomère coupable avant même que Justice ait tranché dans son lard. Khordorkovski n’a plus de raison d’avoir peur, ni des voleurs de poules ni de lui-même, — l’un ne va pas sans l’autre, — qu’il les regarde se désoler! qu’il se compare et les console! Un jour viendra où la dignité ne risquera plus de virer à la sécheresse de cœur. Un soir viendra où la passion ne se défigurera plus pour avoir eu le cran de se dévisager à temps. À cette heure-là, l’humanité saura se jouer de ses propres humanités, à la manière d’un instrument tempéré. Sa plainte, reconnaissable au vibrato qu’inflige sa corne digitale à la corde en boyau, aura évidemment transposé son incontrôlable point d’orgue dans les vingt-quatre images à bout de souffle d’une colonne d’air de sax : GODard n’est pas un DIEUdonné : sa parole vaut son pesant d’or : peu d’entre nous ont les moyens de se la payer. De grâce, LIBÉREZ le SOCIALISME! et dans la foulée, SOCIALISEZ le LIBÉRALISME! L’échec de la démocratie tient avant tout de l’attitude infantile des Atrides mercantiles. C’est une loi, le commerce ne roule pas à contresens du commerce et le bon commerçant sait qu’une fois franchie la porte de son magasin, le passant devient roi. L’oligarque apprendra que le syndrome du Hameau de la reine est une patte d’araignée urticante scandant en pendentif notre vie politique, à la gorge serrée d’une Marie-Toinette du faubourg.
    Valérie Trierweiler fut la Julie Gayet de Ségolène Royal. On la laisse tranquillement rogner le totem présidentiel et dresser à l’encontre de la première colonne la grande majorité de son électorat féminin. Pendant ce temps, les Français tuent, les Ukrainiens meurent, les Syriens tuent, les Français meurent, les Ukrainiens tuent, les Syriens meurent, et Caron se débarque lui-même à la source du Styx, persuadé de comprendre cette phrase. Il est heureux que Valls, aux prises avec la théorie du bourbier, assume sa prophétie à condition qu’on voit Hollande, en superposition, frapper Barack dans le dos à la SK, insuffler un nouveau cap à un mandat qui est celui de ses électeurs, se projeter lui-même à des milliards de kilomètres de l’impotence d’en bas, à hauteur de ce qu’il attend de nous. Nous ne voulons pas d’effets d’annonce, nous exigeons l’annonce des faits. Nous répondrons à nos propres exigences par la grâce que nous accordons au pouvoir le pouvoir de nous accorder. Le commerce extérieur est une branche des affaires étrangères et le Quai d’Orsay le périmètre présidentiel par excellence. Nous ne prions pas le Chef de l’État de bien vouloir enfiler la panoplie tarantinesque du VRP ni même les écrase-merde du grand patronat. En revanche, il lui est tout à fait possible de voler au-dessus des pillards et mettre de l’éthique dans le système libéral sous forme de happening permanent. Hollande ne sera aimable que d’avoir su devenir un aimant.
    La crise de la démocratie moderne n’est pas un caprice d’enfant gâté si nous nous plaçons du côté de l’infirmière à la retraite que nous avons contrainte à ne pas renouveler sa cotisation annuelle de 230 euros à la MJC-Maison pour tous, lui confisquant, dans l’indifférence quasi générale pour l’intérêt quasi général, ce cours de dessin dont sa longue vie de labeur au service de nos droits l’avait privée. La tirelire panthéonique de Jean Zay tombe en morceaux sur le trottoir glissant, mais qui dispose des dons spectaculaires de Buster Keaton face à l’effondrement planifié du décor? Valls a désormais les mains dans le cambouis. Chaque jour, nous allons travailler avec lui au redressement épinational. Je souscris à l’idée que tout travail mérite salaire à condition que la valeur d’un salaire soit estimée à l’aune de ce qu’on en fait. Si vous faites disparaître le vôtre en anesthésiants, il n’est rien d’autre qu’un salaire de vaurien. La formation du regard que vous allez poser sur les êtres et les choses a, au contraire, force de ranimer un déjà-mort. Il n’y a que cet argent que j’accepte de bon gré. J’en veux. J’en veux à une société qui ne me paie pas en retour de ce que je dépense en énergie pour l’alimenter. J’attends de la réciprocité. Je veux de l’énergie à laquelle me ressourcer. Je veux manger la bouche de vos voix excentriques. Je veux que vous fassiez de moi le Ravaillac de vos rêves réalistes. Je veux me redimensionner à la fontaine de Carpeaux. Je veux m’observer par vos yeux grand ouverts. Je veux me redécouvrir dès que je fous un pied dehors.
    Il y a cinq mois tout juste, Mandela était immortel. Ne me dites pas que vous l’avez tué! Le peuple webifié rougit de honte et se déforme à l’intérieur de son bocal. Sa mémoire n’a pas fait long feu, — il faut choisir son élément. — En vérité je vous le dis, le message de pardon de Nelson Mandela ne lui est pas tombé du ciel. Mandela était un lecteur des biographes du Christ, sa rareté réside avant tout dans son art abouti de la geste d’Incarnation. Ceux qui ambitionneraient de suivre son exemple doivent savoir qu’il s’était entraîné suffisamment tôt pour se montrer prêt à relever le défi dans les règles de l’art, quand le moment se présenterait. Je leur laisse entendre par là le moment de fusionner sous un seul et même visage leur héritage et l’héritage de leur ennemi. Israël devra y parvenir. La Palestine devra y parvenir. Ils y parviendront aussitôt que les nations auront unifié leurs modes de conscience jusqu’à la dernière d’entre elles, c’est dans ce sens que cela doit (se) produire. Dans l’averse et non pas l’inverse. L’ordre provient de nous. Il ne nous arrange pas, ça, on peut le comprendre mais nous allons saisir encore plus vite à quel point la promesse de paix n’a aucune chance de se réaliser tant que nous languissons jusqu’à ce qu’elle se répande sur le dernier spectateur de la société, depuis notre point de fuite fossile. Car la paix est une projection à rebours, elle va de l’extérieur vers l’intérieur. L’extérieur c’est chacun de nous. Tant que demeure un seul fauteur de trouble aux abords du rivage, n’espérons pas voir autre chose que la gueule de la guerre dans le siphon de la ténèbre.
    Oui, le Jihâd s’est incrusté dans le crâne cryogénisé de Fofana. Et donc oui, l’antisionisme s’y est réservé une place de choix. Regardez-moi bien, la situation d’al-Qaïda n’est pas née du printemps arabe. Et maintenant, regardez bien avec moi, le monde n’a pas attendu le printemps 2011 pour dépêcher sur nous ses dératiseurs quand il n’avait pu se retenir à l’automne 2001 de larguer ses foireuses Brigades du rire international, prêtes à en découdre avec l’axe américano-sioniste. Le problème ne réside donc pas dans l’établissement d’un parallèle entre Youssouf Fofana et Mohammed Merah, mais bien dans la circonscription de la réalité de l’antisémitisme en France à l’isolement de leurs cas respectifs. En représailles à la pensée de traviole, vous trouverez toujours un diplopode aux multiples béquilles pour préconiser ce bon vieux jeu au con. Je préfère de loin rabattre les abats verbaux vers un champ de redressement. Redressement des torts s’entend. De tous les torts, avec pesée préalable des tenants et des aboutissants. Les précédents ne manquent pas, encore faut-il se soumettre à leurs hyperconnexions au lieu que de chercher à les faire monter dans son propre bolide déconnecté. La coke rend insensible, elle dissout l’arête nasale, provoquant la chute irréversible du flaire et obligeant le commentateur de l’incommensurable à rétropédaler quand il faudrait donner un coup d’accélérateur. Je l’invite donc à se recentrer sur orbite, hors de soi, réellement hors de soi, et non faussement disponible à un prochain plus faux que nature. Ce travail sur soi-même, ô, brother, c’est bien la seule chose au monde que nous ne puissions faire pour autrui. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas de la réalité : il sonne pour toi.
    Les Juifs sont les exilés hébreux que le prophète Ezra mena de Babylone en Judée, plus précisément à Jérusalem, en 459 av. JC, avec la bénédiction de Rtachschaça, grand roi de Perse dont ferait bien de s’inspirer le grand ayatollah. Qu’Alain Badiou ne se froisse pas, mais sa préférence pour la notion d’État hébreu me paraît nulle et non avenue dès lors que l’État juif ne fait que respecter les désignations par lesquelles sont passés ces Benéi Israël dont les Adversus Iudeos des Pères de l’Église nous donnent un aperçu du terme qui a fini par s’imposer au temps de la spoliation identitaire du Verus Israël, en chrétienté comme en ex-chrétienté. Il devrait même s’avouer rassuré de ce que l’État-nation que lui propose Netanyahou rompe si nettement avec une dialectique toranique, ô combien sujette à polémique, laquelle avait placé le Peuple élu en deçà des nations. Mais je tiens à rassurer l’ancien acolyte de Pierre Victor en lui confiant que je m’inquiéterais tout autant que lui d’un délit de lèse-démocratie pour un État qui oublierait qu’il se trouve être le dépositaire d’une véritable histoire de l’exclusion en chaîne, celle qu’auront dû surmonter les ancêtres de ses fondateurs avant qu’ils ne s’arrogent le droit de présider à leurs destinées, après pas moins de dix-huit siècles d’errance organisée. Un Arabe israélien n’a rien à redouter d’un État juif qui devra, s’il décide d’inscrire cette qualification dans sa Constitution, s’engager à désigner comme juif tout citoyen israélien d’origine arabe, qu’il soit musulman ou athée, — ce sera son privilège que de pouvoir se revendiquer comme parfait mécréant dans la patrie d’Ovadia Yosef et Yoram Kaniuk.
    Et là-bas comme partout ici-bas, il vaudra mieux que la culture nationale d’une société multiculturelle non indifférenciée soit appréciée pour ce qu’elle est par ceux qui la nourrissent d’un facteur de civilisation extérieur. Que le protestant allemand naturalisé israélien se montre digne d’être le Juif singulier qu’il sera devenu. À cet Allemand, je dis par avance : «Shalom alekhem!» La paix soit sur nous tous ou aucun d’entre nous! Mais je ne veux pas hâter la paix universelle au risque de la précipiter dans le vide. Car je sais bien que la judéité a quelque chose de spécifique, d’impossiblement explicable, d’impassiblement explicable, qui fait qu’un Juif, même athée, se sait porteur d’une Histoire qui n’est pas simplement celle des hommes, une Histoire à laquelle il est lié par le Livre qu’il lit ou ne lit pas, ce qui ne retire rien au fait qu’il se sache fils de Noah et frère de sang de tous les hommes avec lesquels il sera amené à partager son quignon de pain, à Mamré ou ailleurs. Le fait que l’être juif renvoie nécessairement à une généalogie où le mythe se confond avec la chronique, où le spirituel et le temporel sont intimement liés sous le sceau de l’étude et de la prière, où le sacrifice tire sa forme cultuelle d’une expérience dont la régularité frise le pathologique, tout cela est utilisé par les détracteurs d’Israël pour démontrer que l’État implicitement juif n’est qu’une démocratie d’apparence. Et il est vrai que les Israéliens doivent savoir dans quoi ils s’embarquent en accordant la nationalité juive aux ressortissants étrangers de toutes confessions. Dès lors, un Juif ne sera plus nécessairement juif au regard des nations. On pourra trouver ici un Juif yahviste, là un Juif maronite, encore plus loin un Juif sunnite, autant de manières de faire rayonner la judéité à travers le monde comme jamais, ou aussi bien, le plus sûr moyen d’anéantir l’être juif de l’intérieur, j’entends par là depuis son intériorité. Je m’empresse donc de poser deux questions à Benyamin Netanyahou avant qu’il n’aille présenter son projet de loi aux élus de la Knesset. Question n°1 : Les Juifs israéliens sont-ils prêts à partager avec leurs concitoyens arabes l’identité juive? Question n°2 : Les Arabes israéliens sont-ils prêts à s’identifier aux Juifs?