D’un burin de fer. Vingt ans de poésie israélienne engagée 1984-2004 [1]. Voici un livre qui nous vient d’Israël, écrit en hébreu et d’abord édité à Tel-Aviv par Tal Nitzán puis traduit puissamment par Isabelle Dotan. Le livre est accompagné par les Encres de Rachid Koraïchi et préfacé par Sylvie Germain. Ces poètes sont portés par le devoir de mémoire envers leurs frères et sœurs palestiniens des territoires et il faut avoir le courage de lire cette matzéva, cette pierre tombale, à la mémoire de ces Palestiniens trop longtemps vus uniquement comme des ennemis, alors que tant de victimes des Intifadas furent innocentes, à commencer par les enfants. Loin des caméras de télévision, certains de ces poètes qui ont servi un temps dans Tsahal nous font entendre leur voix traumatisée. Tal Nitzán, la poétesse militante pour la paix, nous fait entendre aujourd’hui une poésie trop peu connue hors d’Israël et pourtant capitale, car elle nous dit l’âme brisée d’une certaine conscience qui ne peut venir que d’Israël.

Sylvie Germain ouvre sa préface par Daniel : « Le tribunal était assis, les livres étaient ouverts » (Dn 7,10). Sur ces livres, qui sont la mémoire de Dieu, la mémoire de l’homme, la mémoire des victimes et donc de leurs tueurs, il y a des deux côtés, israélien et palestinien, des victimes et des coupables, des morts et des tueurs, les premiers étant parfois kamikazes mais pouvant aussi être les victimes d’une armée toute puissante face à un peuple sans armée. Et que dire toujours de la mort des enfants ?

Chaque poète se fait ici sentinelle contre l’oubli, mise en garde, conque pour recueillir tous les cris, toute la souffrance perdue de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, qui, sauf pour les plus radicaux, ne demandent qu’à vivre dans la paix, qu’à vivre et laisser vivre leurs enfants sur une terre hospitalière. Sommes-nous d’une naïveté sans borne ? mais la voix de ces poètes que dit-elle ?

S’il faut témoigner quand nous les Juifs sommes victimes, ne faut-il pas témoigner tout autant quand d’autres, à commencer par les Palestiniens, sont les victimes des soldats israéliens ? C’est même le grand honneur de ces poètes que d’être les témoins d’une répression, hier, trop souvent aveugle, comme toutes les répressions de par le monde.

Aharon Shabtaï écrit dans Souris de tous pays, unissez-vous ! :

« des hommes en uniforme qui frappent des paysannes près du poste de sécurité,
l’hélicoptère qui tournoie au-dessus du camp de réfugiés comme un avion pulvérisateur,
tous occupés à éliminer une sorte de vermine nouvellement apparue.
Alors qu’une minorité s’enrichit,
Des personnes de plus en plus nombreuses se métamorphosent en rat et souris,
Ce sont des animaux inutiles, des ordures
Qu’on repousse dans des quartiers, des ghettos, des prisons,
Des blacks, des thaïlandais, des arabes, etc. […] »

David Avidan, lui, dans Prière à Allāh Hashem prie ainsi :

Prière à Toi Allāh Hashem qui es aux cieux Tout Puissant
nous venons à Toi par amour, Ô Dieu des ténèbres de la mort,
nous sommes vils, misérables, répugnants, voisins des cendres
nous sommes encore ici et nous avons déjà été
nous marchons vers la secousse finale jusqu’au bout
plus personne ici pour ramasser tous les corps.

La voix d’Israël, de ces poètes, fait entendre une autre voix sur l’Intifada, sur les Palestiniens, pour dire la souffrance, la culpabilité aussi, la honte surtout d’avoir commis trop souvent par obéissance des actes qui déshonorent toutes les armées, qui déshonorent l’humain dans l’homme, le Juif dans l’Israélien, dans le soldat, le poète.

Moshe Dor, dans Astéroïde, pose une question dont nous ne pouvons pas faire comme si elle ne se posait pas :

Avons-nous assez de temps pour une mise au point
morale ? Ou peut-être avons-nous vu assez de films sur la destruction de l’univers
par un météore pour être aguerris et refuser de remettre en question
l’arrogance de notre autodestruction ?

Tuvia Rubner se fait plus accusatrice encore :

Les poux te conquirent, Pays de Beauté.
Ils sucèrent ton sang. Chacun faillit.
Ce qui fut accompli est irrévocable. Pleure et gémis.
Car tu as cédé le pouvoir aux mains de la vermine.

Mais il est encore d’autres poèmes sur deux cents pages qu’il nous est impossible de citer comme celui de Dahlia Rabikovitz, L’histoire de l’Arabe mort dans l’incendie (pp.82-83). À la page suivante, pourtant nous lisons Kaddish d’Yizhak Laor.

Chaque jour est un jour
De mémoire pour un
Mort. Celui qui a une
Tombe et celui qui n’a pas
Où pleurer

Celui accompagné d’endeuillés, celui
Qui n’en a pas, celui qui a
La vérité, celui qui ne l’a pas,
Celui qui n’a pas le droit
De creuser alors que d’autres
Ont construit sur ses morts,
Et celui qui démolit
La maison du mort

Yehuda Amihai intitula, lui, un long poème, par une question : Et qui se souviendra de ceux qui se souviennent ? A-t-il lu Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin ». Mais qui sera le témoin du témoin, est une autre question non moins prégnante ? Qui témoignera pour le témoin ?
Niemand
Zeugt für den
Zeugen.

(Personne
ne témoigne pour le
témoin [2]),
écrit donc Paul Celan dans Aschenglorie, Gloire des cendres. Nous sommes avertis mais nullement rassurés.

Nous n’avons rien dit des Encres de Rachid Koraïchi, qui épousent les poésies par ses formes géométriques qui montrent les larmes, les victimes, les bombes, les morts, les animaux, les paysages désertés, les maisons explosées, on y voit aussi des symboles juifs et israéliens, des calligraphies arabes, qui font entendre ou voir les images textuelles….

Certains de ces poèmes qui donnent le frisson sont écrits dans un pur style biblique. Ainsi Dahlia Rabikovitz, Dan Daor, Rami Dizani, Liat Kaplan, ou Yitzhak Laor, qui écrit :

Souviens-toi de
Ce que
Fit Amalek,
À toi bien sûr.
À vous.
Fais à Amalek
Ce que
Amalek te fit,
À toi bien sûr. À vous.
[…]

Ne compare
Rien
À ce que te fit
Amalek, à toi
Bien sûr. À vous.

Pas quand
Tu voudras faire
Ce que
Amalek te fit,
À toi bien sûr.
Terminé.
Souviens-toi.

Elle est terrible et noble la voix des poètes d’Israël qui se fait déploration non plus sur leur propre peuple mais sur le peuple palestinien. Voici un dernier vers dû à la poétesse Dvora Amir dans Déchirure de la rétine :
…je me suis dit
celui qui balafre la maison d’un autre – ses yeux seront balafrés,
celui qui arrache la maison d’un autre – son âme sera arrachée.

C’est toute l’âme juive et israélienne millénaire qui passe dans ces poèmes, nous donnant une autre image que celle d’un Israël insensible à jamais à la souffrance de ses frères et sœurs de Palestine.

[1] Al Manar, Paris, 2013.

[2] Choix de poèmes réunis par l’auteur, augmenté d’un dossier inédit de traductions revues par Paul Celan, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre, édition bilingue, Paris, Gallimard, « Poésie », 1998.