Depuis 40 ans, la revue Artpress se penche sur le contemporain. L’art, incluant le littéraire et le cinématographique. Revue indépendante fondée par Catherine Millet et Jacques Henric, Artpress a toujours permis aux artistes de s’exprimer, dans de grands entretiens où la littérature est largement représentée. En collaboration avec l’IMEC – l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, qui abrite les archives papier de la revue – Artpress publie ces entretiens sous la forme de petits livres à la tranche colorée. À ce jour, on peut y retrouver Christine Angot, Jean-Luc Godard, Jean Clair, Philippe Sollers ou Pierre Guyotat, par exemple. Et Michel Houellebecq.
Les trois entretiens avec Michel Houellebecq ont été menés à des moments-clés du parcours de l’écrivain : 1995 (Extension du domaine de la lutte, son premier roman) ; 2008 (en prolongement de la publication de sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy) ; et 2010 (La Carte et le Territoire, roman dans lequel un personnage nommé Houellebecq doit s’exprimer sur un artiste contemporain). Trois entretiens en quinze ans, et une voix presque égale dans ce qui est, dirons-nous, la marque de M.H. : l’ironie concernée. Quelque chose comme un détachement affecté mâtiné de sincérité pudique. Il y a une phrase houellebecquienne, apparemment plate, mais qui se conclut sur une vérité aveuglante en acmé ; un phrasé littéraire qui peut passer pour une description tangible et désespérante du monde ambiant, où la métaphore est à dénicher ; des mécanismes et des mécaniques quotidiennes – le chauffe-eau ! – qui disent autrement les rapports humains, et leur (presque) impossibilité. Houellebecq, on sait comment il écrit. On sait même comment il poétise. Dans les entretiens d’Artpress, on sait mieux qu’ailleurs comment il parle.
Il y a un art de l’entretien. Il ne suffit pas de maîtriser l’œuvre de l’interviewé. Il ne suffit pas d’avoir préparé les belles et bonnes questions, celles que le public attendu n’attend pas. Il ne suffit pas, non plus, de savoir rebondir. Le juste milieu entre attaque et bienveillance, ce genre de trucs-trucages, on ne les retrouve pas dans les entretiens d’Artpress. Pour la conversation autour d’Extension du domaine de la lutte, en 1995, ce sont Christophe Duchatelet et Jean-Yves Jouannais qui sont aux commandes. Dès la première question, c’est le mot « œuvre » qui est mis en exergue. Houellebecq a quatre ouvrages à son actif, dont un seul roman. « Œuvre ». Le mot devrait surprendre, ou faire ricaner, il devient, posé ainsi en première ligne, évident. On est loin de la prémonition, on est dans le cœur du sujet vif. Houellebecq peut tout à trac poser les bases de la discussion et de l’ « œuvre » en élaboration : « L’acte initial, c’est le refus radical du monde tel qu’il est ». Tout est dans l’adjectif « radical », qui dit la pente à suivre. Lorsqu’à la fin de l’entretien Houellebecq déclare : «  Nous n’échapperons pas à une redéfinition des conditions de la connaissance, de la notion même de réalité ; il faudrait dès maintenant en prendre conscience sur un plan affectif. En tout cas, tant que nous resterons dans une vision mécaniste et individualiste du monde, nous mourrons », nous entendons, nous, lecteurs de 2014 lisant un entretien mené en 1995, les échos prémonitoires de La Possibilité d’une île.
« Sous la parka, l’esthète ». Tel est le titre de l’entretien mené en août 2010 par Catherine Millet et Jacques Henric, avant que La Carte et le territoire obtienne le prix Goncourt. Quinze ans se sont écoulés depuis le premier entretien, et l’on passe, en question introductive, du mot « œuvre » de 1995 à l’adjectif « hostile ». Les rumeurs d’obtention de prix vont bon train, La Carte… est accueilli très favorablement de façon à peu près unanime, et la première question de l’entretien souligne, en creux, le parcours de l’auteur : « Quelle impression d’être soudain plutôt bien accueilli par une presse qui vous a souvent été hostile ? Un bon Michel Houellebecq aurait-il remplacé le méchant ? » Entre temps, sont parus les romans Les Particules élémentaires, Plateforme et La Possibilité d’une île. Sans énumérer ces publications, Houellebecq propose une explication à l’hostilité supposée : « Cette vision négative s’appuyait pour une grande part sur les scènes sexuelles de mes livres ». Impression que la frontière entre le « méchant » et le « bon » – pas le « gentil », qui serait l’antonyme attendu – se situe justement au centre exact d’Extension du domaine de la lutte : l’homme contemporain, sa misère affective, et le struggle for life capitaliste. Parce que La Carte et le Territoire a pour personnage central un artiste contemporain – Jed – Catherine Millet pose la question des influences éventuelles puisées dans le monde artistique. On ne soulignera jamais assez l’humour de M.H. Que répond-il à Catherine Milet ? Que pour le personnage de Jed il s’est « laissé guider par [ses] goûts personnels ». Qu’il aime bien « la quincaillerie » et « les cartes routières ». Fermez le ban. Magnifique réponse du romancier-en-costume-d’illusionniste, à qui on ne la fait pas, et qui boute en touche. Il n’y aura pas de « rebond » sur cette question. La conversation se recentre sur l’élaboration littéraire, et c’est passionnant. Notes prises à la volée ou non, projection dans le personnage ou distanciation, monde de l’art et monde tout court, point focal et vision d’ensemble… tout est balayé. Les réponses de Houellebecq replacent invariablement le thème sur le terrain du général, qui est notre vie à tous. L’enseignement principal de cet entretien est le « raccordement » qui s’effectue avec celui de 2008. Cette année-là, Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq publient Ennemis publics. Dans leur correspondance, il est question de tout – ou presque – ce qui fait l’essentiel d’un homme et d’un écrivain. Parmi les motifs abordés, celui du rapport au père. En 2010, Houellebecq déclare à Catherine Millet : « cet échange [= la correspondance avec Bernard-Henri Lévy] a vraiment joué un rôle : j’y parle pour la première fois de la France comme pays touristique ; et, surtout, il y a la présence du père. C’est la première fois, dans La Carte et le Territoire, que je creuse vraiment la relation père-fils ».
L’entretien de 2008, mené lui aussi par Catherine Millet et Jacques Henric, met en présence M.H. et B.H.L. après l’émission de Daniel Picouly Le Café littéraire du 10 octobre. La conversation se prolonge, avec d’autres interviewers, et débouche sur d’autres confidences – employons ce mot. Soyons clairs : on ne connaît jamais de l’intime des écrivains que ce qu’il veulent bien nous livrer, à moins de vivre à leurs côtés – et encore. Cependant, il y a dans l’échange M.H./B.H.L, suscité par Millet et Henric sur la lancée de Picouly, quelque chose qui sonne vrai et juste. Et qui débouche sur des positions qui se démarquent de la posture que l’on prête à l’un ou à l’autre. Bernard-Henri Lévy : « L’écriture est un régime de paroles spécifiques ». Michel Houellebecq : « Il y a une limite à ce qu’un pays, à un moment donné, peut supporter de ses écrivains, parce que ce sont toujours eux, évidemment, qui vont le plus loin dans l’analyse des causes du malaise ».
Offrir en vrais livres – brochés, préfacés – les entretiens successifs accordés à une revue par des écrivains, des historiens d’art, des cinéastes, permet la mise en perspective de la parole sur le vif. Les titres à paraître des Grands Entretiens Artpress nous promettent Jean Baudrillard, Christian Boltanski, Bernard-Henri Lévy et Denis Roche. On les attend impatiemment.