On ne sait évidemment pas, au moment où ces lignes sont écrites, qui a commis l’attentat à la voiture piégée contre l’ambassade de France à Tripoli ce mardi 23 avril à 7 heures du matin. Ce qui est toutefois certain, c’est que si les explosions avaient eu lieu deux ou trois heures plus tard le bilan serait autrement plus dramatique et ne se limiterait probablement pas à deux gendarmes blessés, même si l’un a été gravement touché, et à de très importants dégâts matériels. Cet acte terroriste sera peut-être revendiqué, ce qui ne signifiera d’ailleurs pas pour autant qu’on en saura beaucoup plus sur les commanditaires et leurs objectifs.

Le Premier ministre français, Jean-Marc Ayrault, a déclaré à juste titre que cette attaque constituait «une atteinte très, très grave aux intérêts français», tandis que Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, jugeait avant de s’envoler vers la capitale libyenne qu’elle visait «non seulement la France, mais aussi l’ensemble des pays qui luttent contre les groupes terroristes». On peut en effet se demander s’il s’agit d’une réponse à l’intervention tricolore au Nord-Mali – dont le prolongement avait justement été voté à l’unanimité la veille au Parlement. Mais si l’explosion (ou, peut-être, la double explosion) est l’œuvre d’al-Qaïda ou de l’un des groupes fondamentalistes qui s’en réclament, force est de constater qu’elle est largement en dessous de la sinistre efficacité qui caractérise ordinairement les activités criminelles de cette mouvance.

Certains observateurs estiment que la piste des réseaux pro-Bachar al-Assad n’est pas à écarter : l’attentat devrait alors s’interpréter comme un avertissement à la France afin qu’elle ne fournisse pas aux insurgés syriens l’armement lourd qu’elle leur a promis récemment. Kadhafi avait reçu le soutien de son homologue de Damas lorsqu’il planifiait de noyer dans le sang le soulèvement benghaziote ; des partisans de l’ancien régime libyens pourraient ainsi, en retour, rendre service au pouvoir syrien. Autre piste éventuelle : celle de groupes libyens régionaux voulant déstabiliser le pouvoir central qu’ils jugent insuffisamment représentatif de leur spécificité. Bien d’autres hypothèses sont encore possibles (groupuscules djihadistes locaux par exemple) en cette période d’inévitables difficultés propres à la phase tout juste post-révolutionnaire où se trouve encore la Libye. Espérons que l’enquête, que vont mener les autorités locales et la France, aboutira cette fois à identifier les auteurs de l’attentat, alors qu’on ignore toujours qui sont les coupables de la mort de Christopher Stevens, l’ambassadeur des Etats-Unis en Libye, et de trois autres fonctionnaires américains lors de l’assaut contre le consulat US à Benghazi, en septembre 2012.

L’attentat contre l’ambassade de France ne va pas manquer de déclencher la joie mauvaise de tous ceux qui, pour diverses raisons, se sont opposés à l’intervention française contre le bourreau sanguinaire qui s’apprêtait à détruire Benghazi. A chaque coup porté à la Libye nouvelle ils se frottent les mains en soufflant, faussement attristés, «On vous l’avait bien dit…» Dans les rangs de la soit-disant «gauche de la gauche» ou de l’extrême droite, chez les souverainistes partisans du «chacun chez soi et laissons les dictateurs tuer comme ils veulent dans leurs frontières», chaque difficulté rencontrée par la Libye devient une preuve que, tout compte fait, c’était quand même mieux du temps du «guide de la Révolution de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste». Certes lui faisait régner l’ordre dans son pays… Peu importe à tout ce petit monde que c’était au moyen d’une atroce répression usant systématiquement de l’assassinat et de la torture.

Tout ce petit monde qui se réclame d’un «anti-impérialisme» au nom duquel les grandes puissances occidentales (et Israël, évidemment) sont systématiquement jugées comme responsables de tous les malheurs de la planète, tout ce petit monde qui distille un schématisme imbécile ou un conspirationnisme délirant, tout ce petit monde a sans doute oublié que Kadhafi a passé l’essentiel de son règne à fomenter à l’étranger des coups d’Etat, à organiser des actions terroristes comme la bombe dans le vol 103 de la Pan Am au-dessus de Lockerbie en 1988 (270 morts) ou l’explosion du DC-10 d’UTA en 1989 (170 morts). C’était mieux avant avec le colonel Kadhafi, quand les infirmières bulgares (et le médecin palestinien) étaient détenues et torturées sous prétexte d’inoculation du SIDA ? L’attentat contre l’ambassade de France à Tripoli n’y changera rien : l’aide décisive à la révolution était légitime et a permis aux Libyens de s’engager sur la voie – certes longue, difficile, chaotique – d’un régime démocratique. En dépit de tous ses ennemis.