Ceci est une histoire vraie. Elle se passe chez les Noubas et au Sud-Soudan, sur fond de guerre.

Printemps 2012. Il se trouve que j’ai filmé la guerre de Libye, aux côtés de Bernard-Henri Lévy. Notre film, Le Serment de Tobrouk, est présenté à Cannes où je rencontre – c’est mon premier contact direct avec l’humanitaire – Jacques Bérès, chirurgien, cofondateur de Médecins Sans Frontières et son ancien Président, cofondateur également de Médecins Du Monde. Nous évoquons l’idée de nous rendre ensemble en Syrie, ce que nous ferons en août, au plus fort des combats dans Alep.

Juin 2012. Sollicité par une agence de publicité pour réaliser la campagne de Médecins Sans Frontières, je présente le projet chez MSF. Entre Rony Brauman, ex-Président de MSF, qui m’identifie comme le compagnon de route de BHL. Le lendemain, l’agence m’explique que le projet a beaucoup plu mais que Brauman s’oppose à mon intervention. Une campagne, oui, Marc Roussel, non. Il est vrai que j’ai partagé mes heures libyennes avec Bernard-Henri Lévy, que Brauman a nié urbi et orbi la menace qui pesait sur Benghazi, qu’il a maintenu en pure mauvaise foi sa position et que l’Histoire lui a donné tort.

Janvier 2013. Après notre mission en Syrie, Jacques Bérès me propose de partir au Soudan, avec Jacky Mamou, pédiatre, Président du Collectif Urgence Darfour et ancien Président de Médecins Du Monde. Plus précisément dans les Monts Nouba, une tragédie qualifiée de nouveau Darfour, où depuis des années une rébellion armée s’oppose au régime de Khartoum, à l’islamisation forcée, à l’application de la charia, et revendique le partage des richesses naturelles. Notre mission est humanitaire – Bérès et Mamou vont opérer et consulter –, politique – évaluer les moyens de porter assistance aux Noubas –, et médiatique puisque je suis là. La région, l’une des plus difficiles d’accès et des plus démunies que je connaisse, est soumise aux bombardements réguliers des Antonov du dictateur Béchir, qui sèment la terreur dans les populations civiles. Nous parvenons dans les Monts Nouba après plusieurs jours de voyage depuis l’Éthiopie et le Sud-Soudan, malgré la menace que fait peser l’armée soudanaise de Khartoum qui affame le réduit Nouba. Notre mission effectuée, nous sommes, Bérès et moi – Mamou nous a quittés peu auparavant – bloqués depuis trois jours dans un village sans ressources, en attente d’un 4×4 promis par nos hôtes du SPLA-N (Sudan People Liberation Army, branche Nord) qui doit nous évacuer de la zone, mais qui n’arrive pas. La situation risque de s’éterniser car les véhicules en état de marche sont rarissimes, le carburant également et les communications inexistantes. Nous apprenons alors qu’une jeune femme travaillant pour MSF, Inès, est en reconnaissance dans les Monts Nouba, seule avec son chauffeur, et s’apprête à faire le parcours – environ dix heures de très mauvaise piste – qui mène au camp de réfugiés de Yida, de l’autre côté de la frontière. Nous établissons un contact avec elle pour solliciter son aide. Elle invoque quelque prétexte improbable, puis un refus de sa hiérarchie, ment sur son itinéraire, son planning et la vacuité de son véhicule – nous le découvrirons bientôt. Bref, il lui est impossible de nous emmener à Yida. Nécessité faisant loi, nous parvenons, grâce à un Nouba charitable et motorisé, à progresser d’une dizaine de kilomètres jusqu’au village de Kauda. Et là, surprise, nous retrouvons la jeune Inès qui fait étape pour la nuit, avant – elle ne le cache plus – de poursuivre directement sur Yida. Jacques Bérès se présente et renouvelle l’appel à l’aide. Elle consent à appeler son chef par téléphone satellite pour tenter d’infléchir la décision, à laquelle nous ne parvenons pas encore à croire. Elle lui passe Bérès :

– Bonjour, je suis Jacques Bérès.
– Je ne vous connais pas.
– Très bien. Et vous êtes ?
– Andrew Hatfield.
C’est un jeune Australien basé à Juba au Sud-Soudan, récipiendaire d’une charge MSF de la plus haute importance, et qui assure là sa première mission de terrain.
– Parfait. Peut-être alors pouvez-vous taper mon nom sur Google ?
– Non, je n’en ai pas l’intention. Et d’ailleurs, qui me prouve que vous êtes Jacques Bérès ?
– Eh bien, je peux montrer mon passeport à votre collaboratrice.
– Non, non. Inutile.
– Mais enfin, on veut juste se rendre à Yida, on ne transporte ni armes, ni drogue et nous avons un permis de voyage en bonne et due forme.
– Monsieur, vous n’êtes pas professionnel. Si vous aviez quelque expérience de ce qu’est MSF, vous sauriez que c’est impossible.

Jacques Bérès aux Monts Nouba.
Le médecin Jacques Bérès (au centre), aux Monts Nouba, Sud-Soudan. Photo : Marc Roussel

Fin du dialogue. Bérès est resté assis sur sa chaise, impassible, juste incrédule à l’idée qu’il manque d’expérience, acceptant le verdict avec la sagesse d’un homme qui en a vu d’autres et qui sait que les histoires vraies sont faites pour être racontées. Quant à moi, je suis scandalisé. L’organisation que, malgré l’épisode Brauman, je place au sommet de l’action humanitaire, laisse sur le bord du chemin, en pleine zone de conflit, à des centaines de kilomètres du premier lieu sûr, deux hommes sans échappatoire, venus aider et témoigner. Que la noble MSF soit à ce point amnésique et renie l’un de ses pères, me révolte. Je me souviens de l’Afghanistan où j’avais aidé un confrère photographe et non moins concurrent à s’échapper de la nasse de Jalalabad infestée de Talibans. Deux jours plus tard, il faisait la une de Libération avec une photo numérique identique à la mienne, transmise à Paris plus vite que mes films. Je connaissais évidemment ce risque. Fallait-il que je le laisse en route ? Fallait-il que tous ceux qui m’ont à leur tour porté assistance m’abandonnent à un sort incertain ?

A dix dans un Toyota contraint au détour chez les militaires du SPLA-N pour ravitailler en carburant, nous gagnons le camp de Yida. Après dix heures de piste par une chaleur étouffante, une quinzaine de check-points et une frontière poreuse – pas d’Antonov, cette fois –, nous arrivons, bien contents d’être là, au campement MSF. Corinne, la responsable du lieu, qui avait proposé de nous héberger à notre retour, nous accueille, mains sur les hanches et malgré elle, la tête des mauvais jours :

– Ah vous voilà ! Messieurs, il faut qu’on parle !
– Oui…
– Vous avez foutu un sacré bordel hier !
– ??
– Désolée, mais j’ai reçu un mail de Juba : vous êtes persona non grata chez MSF.

Les bras m’en tombent. Jacques, une fois de plus, réagit avec une patience infinie, on s’interroge sur ce qui nous vaut pareil traitement, la réponse fuse depuis Paris joint par téléphone satellite : « Il nous fait chier Bérès. Qu’il se démerde et aille dormir ailleurs ».
Et nous voilà, penauds, partis avec l’aide de Corinne à la recherche d’un endroit où passer la nuit, mendiant l’asile, coupables d’avoir sollicité en zone de conflit l’assistance de Médecins Sans Frontières. Ainsi en ont décidé les nouveaux hiérarques de l’humanitaire de marché.

Post-Scriptum :
Merci à Solidarités International qui, fidèle à la promesse de son enseigne, nous a accueillis ce soir-là. Merci aux deux Noubas qui ont fait deux fois dix heures de piste dans la même journée pour nous amener à Yida en temps et en heure, avec un véhicule d’emprunt, une essence à prix d’or, tandis qu’Inès fredonnait, le coude à la portière de son Land Cruiser vide et rutilant. Et enfin, quand bien même Jacques Bérès ne fût pas Jacques Bérès, comment a-t-on pu à ce point manquer d’humanité ?