Quatre acteurs : Suliane, Benjamin, Christophe et « A. ». Mais plus de production. Début mai, je dois m’y résoudre. Je continue pourtant à m’agiter en tous sens pour ne pas perdre totalement espoir. Avec les uns et les autres, je confirme ainsi une possible période de tournage : les quinze premiers jours de juillet. Je repère les lieux, les décors. Il me faudra du tissu blanc pour recouvrir les canapés. Isabelle Lévy chez Mac Cosmetics pourra peut-être m’aider pour le maquillage. J’aurai besoin d’un poivrier géant, j’ai vu un spécimen chez Marie à Uzès. Je m’accroche à de menus détails. Forcenée, oui, je suis forcenée.

Et le besoin, toujours, de confronter cette intuition de ma démence avec le regard de certains autres, dont je sais qu’ils ne m’épargneront pas. Vieille histoire. Nous en parlons donc avec Antigone, chez qui j’avais reçu en janvier le premier appel de « A. ». Sa confiance, alors, me semble aussi amicale qu’aveugle. Elle me rassure vaguement, cependant. Me tranquillise surtout par sa manière de se mettre en quatre et en quête de costumes pour les personnages, de demander aux différentes maisons de couture qu’elle connaît bien de leur emprunter des vêtements pour les protagonistes, puisqu’elle me propose avec son habituelle générosité de se charger du stylisme du film. Cet entêtement à avancer très concrètement chez une femme d’un naturel foncièrement pragmatique me retient de tomber.

Puis lui vient une idée : je pourrais sans doute demander à Pascal Arnold, une consultation. Lui, le producteur et le réalisateur, dont le travail est tout entier guidé, depuis quinze ans, par un absolu principe d’indépendance et une approche intransigeante du cinéma, me dirait sans détours si les moyens dont je dispose lui paraissent complètement dérisoires et absurdes ou simplement contraignants mais tenables. Antigone évoque les grandes lignes de mon scénario avec Pascal, le casting tel qu’il s’est construit dans le temps et le cadre financier dans lequel je souhaite m’inscrire. Il demande à lire le texte. Le 20 mai, je le lui transmets par e-mail et le 22 mai, je reçois ce mot laconique : « Yamini, j’ai lu. Contacte-moi pour un rendez-vous. ».

Je suis intimidée : je vais rencontrer l’homme au chapeau noir (la rencontre ne s’est jamais faite, bien que nous nous soyons croisés maintes et maintes fois chez Antigone), et il a pris le temps de se pencher sur mon texte. Je crois alors que le couperet est près de tomber. Aussi bien sur la viabilité du projet et le réalisme de sa temporalité que sur la construction du film. Je suis intimidée, impressionnée et apeurée. Si Pascal a lu si rapidement, s’il souhaite me voir si vite, ce doit être pour un seul motif : ramener l’amie de son amie à la raison, ne pas la laisser se perdre en vaines conjectures. Oui, je pressens cela, car je devine aussi chez cet homme, depuis la position de retrait qui m’a retenue de jamais m’approcher de lui, une forme de bienveillance distante et secrète à l’égard de ses contemporains dès lors qu’il admet la possibilité d’un rapport minimal. Une forme de tout ou rien dont je ne suis pas si éloignée.

Je dois me rendre aux bureaux de Toloda, la production de Pascal et de Jean-Marc Barr, le 24, dans l’après-midi. 38 rue René Boulanger, fond de cour, escalier sur la gauche, 1er étage. Une étiquette : « la sonnerie ne fonctionne pas ». Je frappe. Le chapeau noir devance Pascal dans l’entrée sombre recouverte d’affiches de films : Too much fleshChroniques sexuelles d’une famille d’aujourd’huiBeing lightChacun sa nuitAmerican translation… Ce que j’écris me semble tellement éloigné de cet univers et de cette démarche pour lesquels j’ai toujours eu la plus grande estime. Je vais tomber. Plus que quelques secondes et je vais tomber. Un fauteuil, heureusement, devant de grandes étagères noires recouvertes de livres. Pascal est désormais installé derrière un bureau massif en verre et de couleur verte qui m’évoque sans raison apparente le Quai des Orfèvres, la collection « Fleuve noir », ou Gabin, dans L’Affaire Saint-Fiacre. Une autre affiche dans son dos sur laquelle je lis « Kult », et je me dis en cet instant que ce mot écrit comme cela, ramassé comme cela, cette sonorité qui claque, vont assez bien à Pascal. Tout entière livrée à ma supposée préscience, je ressens avec une force décuplée la solennité de ce moment. Pas de tremblement mais la certitude de sortir de là avec les jambes coupées.

Des plaques de chocolat, 70% de cacao minimum. Comme chez Antigone. Pascal m’en propose. Je prends ce carré de chocolat comme ce qu’il n’est peut-être pas : un relais d’amitié. Et puis le magnésium n’apaise-t-il pas l’angoisse ? Alors, Pascal, entre deux bouchées et deux cigarettes : « C’est très cohérent. On ne se connaît pas. On ne s’est jamais parlé. Mais ton texte, ton projet sont très cohérents. L’écriture, la fin, l’émotion. Comment vois-tu les images ? Comment veux-tu tourner ? Quand ? ». Je raconte, je reprends les éléments de ma note d’intention de réalisation formulée en janvier. Je parle de la caméra, de ses mouvements, des visages, des voix. J’explique au plus près de la façon dont j’imagine mon film. Je sais que cela peut effrayer. « Juillet, tu pensais à juillet ? ». Oui, j’aurais tous les acteurs, dans la première quinzaine. « On le fait ensemble, alors ? On entre en coproduction ? ». La lumière dans les yeux de Pascal, une lumière venue de l’enfance, – que je reconnais dans le regard de Christophe, de Benjamin, de Suliane, et plus largement de tous ceux que j’aime –, me dicte ma réponse. Oui, Pascal, on le fait ensemble.

Pascal est à San Diego ces jours-ci, avec Jean-Marc. Ils écrivent ensemble. Ses yeux que je croise chaque jour ou presque depuis bientôt huit mois me manquent. Pascal me manque.