Un aveu réitéré. Peut-être, inconsciemment, pour obtenir une forme d’absolution. Je traîne les pieds pour aller au théâtre. Migraine de dernière minute, mais migraine réelle, muscles du dos qui se tétanisent, retards chroniques. Autant de signes de résistance. Le souvenir me poursuit de quelques représentations, dont je m’entête à penser que jamais leur intensité ne sera égalée. Un Hamlet aux Bouffes du Nord au cœur des années 80, L’Illusion Comique, mise en scène par Strehler à L’Odéon et Gérard Desarthe me donnant ce même vertige que tous les acteurs et actrices qui ont écrit mon histoire toute personnelle du cinéma.

La mélancolie, c’est une banalité, s’abreuve à la source intarissable d’un paradis perdu, réel ou fantasmatique. Et voilà, Christophe me parle de Peer Gynt donné par la Comédie Française au printemps 2012. Je repense à Desarthe, justement, le Peer Gynt de Patrick Chéreau en 1981. Eric Ruf s’est emparé du texte pour le déployer dans le salon d’honneur du Grand Palais, sur une grande route métaphorique qui sépare deux rangées de gradins. Pas Desarthe, cette fois, non, évidemment, et puis on ne le voit plus, nulle part. Mais ma nostalgie complaisante, je dois lui offrir du grain à moudre, l’alimenter en quantité raisonnable, si je veux continuer à la justifier.

Donc, ce Peer Gynt, je suis bien impatiente de le voir. Hervé Pierre, me dit-on. J’ai ce souvenir de lui dans Un Fil à la Patte, fin 2010. Feydeau. Rien à voir. C’est à la fois déconcertant et intrigant de l’imaginer dans ce nouveau rôle. Le jeune héros d’Ibsen, habituellement et logiquement, vieillit à mesure que le temps passe dans la pièce. Et là, à rebours, le jouvenceau aura de la bouteille dès son entrée sur scène.

Aussitôt, le mardi 15 mai, cette présence se donne comme une injonction à vivre dans l’instant, à déambuler avec son corps paradoxal sur ce sentier qui le mène d’une aventure à une autre, à éprouver avec lui la sensation de la rencontre, du temps qui passe, de la perte. A tel point que lorsque je vois Catherine Samie, longs cheveux blancs, silhouette émaciée, sur le chariot-lit de mort de la mère, c’est une autre mère que je reconnais et je m’effondre.

Mais le mouvement l’emporte, me transporte, entrées, sorties, courses, tourbillons, processions, fanfare, puis tout s’arrête pour moi en une fraction de seconde et un pur éblouissement : Solveig se tient là, toute droite, toute petite sur cette scène à perte de vue, et debout sur sa colline, elle abolit, par sa seule manière de se tenir et l’expression ferme de ses traits, tout le bruit et la fureur de la folle danse qui l’entoure. Je demande à Christophe : qui est-ce ? Suliane Brahim, chuchote-t-il, et je pense : oui, c’est Suliane Brahim, elle est sublime, et c’est aussi mon Albertine.

Suliane-Brahim
La comédienne Suliane Brahim

Cette vision de Suliane va me hanter. Depuis des temps bien reculés, je n’avais pas été exposée, au théâtre, à cette façon si tranquille de s’imposer dans une absolue majesté. Force de l’évidence qui s’incarne dans un visage d’une grâce tour à tour sereine et tempétueuse, dans une voix souple et pourtant si affirmée dans ses gammes insolites, rondes ou rauques, dans une agilité gracile, mais aussi l’éloquence et la puissance de chaque geste.

Christophe travaille presque quotidiennement avec Muriel Mayette à la mise en scène de son histoire de la Comédie Française, qui se joue à partir du 18 mai. L’administratrice de la noble institution aurait-elle une objection à ce que j’approche l’une de ses pensionnaires ? Toujours mes scrupules, la crainte du faux pas. Christophe interroge Muriel et dans la minute son assistante me communique le numéro de Suliane. Résolue, comme à chaque fois qu’il s’agit de mon Doutes, je compose les 10 chiffres et retrouve en quelques secondes la voix délicate et étrangement assurée de la Solveig de Peer Gynt. Un scénario, oui. Il est question de politique, il faut que vous sachiez avant de lire, quatre personnages, un film à l’arrache. Rien d’autre, je ne livre rien d’autre. Si cela ne vous gêne pas, pourriez-vous déposer le texte dans mon casier au Palais Royal ? Bien sûr. Je vais essayer de lire vite, mais vous savez, je joue beaucoup en ce moment, peu de temps pour moi, je fais mon possible.

6 juin 2012, le texte attend désormais Suliane dans son casier et moi, j’attends un signe de mon Albertine. C’est un SMS, quelques jours plus tard. Pourriez-vous venir au Nemours, sur la Place Colette ? Mon emploi du temps ne me laisse guère le temps, ces jours-ci, de me déplacer dans Paris. On pourrait boire un café. Oui, bien sûr, oui, avec grand plaisir. Je suis intimidée et je ne sais si c’est parce que je dois rencontrer Mademoiselle Brahim de la Comédie Française, ou si je suis désarçonnée devant tant d’élégance et de simplicité.

Les colonnades du Nemours. J’attends sous le soleil de 14 heures. Un peu de fébrilité. Derrière moi, soudain, ce bonjour, franc, avec sa manière si singulière de rester un instant en suspens. Nous nous asseyons. Nous commandons. Tout de suite le scénario. Les personnages. Albertine, surtout. Ce qu’elle en perçoit, ce qu’elle devine. Tout est juste, y compris sa façon de s’interroger. Suliane me parle des mots, des chemins de vie sur les six années que retrace ce Doutes. De ce qu’elle-même a ressenti tout au long de cette période. Aucune question sur les autres acteurs. Nous sommes ailleurs, pour le moment, dans cet ailleurs de la rencontre, des regards qui s’échangent, du charme qui s’offre sans être calculé. Et puis cette phrase qui me surprend dans sa totale humilité : Mais alors, vous êtes sûre, vous me le proposez ? Oh oui, Suliane, bien sûr, Suliane, je voudrais que vous soyez Albertine. Là, une brèche dans le temps et l’espace : le visage de Suliane se relève et un sourire, un sourire comme je n’en ai jamais vu avant. Plaisir, éclat, et quelque chose comme un don de soi.

Depuis Suliane, pour aller au théâtre, je me fais moins prier.