Grande interview de Bernard-Henri Lévy à la Frankfurter Allgemeine Zeitung (« Reformen reichen nicht aus, um Europa zu retten » , propos recueillis par Nils Minkmar, le 20 novembre 2012).

Nils Minkmar : On n’entend guère la voix de la France, en Europe.
Bernard-Henri Lévy : Je ne me rends pas compte. Sans doute faut-il laisser à Hollande le temps de prendre ses marques. Il y a beaucoup d’honnêteté chez  cet homme. Et il me semble qu’il attend, avant de se faire vraiment entendre, de prendre la mesure des choses, des dossiers, des enjeux. Cela dit, c’est vrai que l’on commence à trouver le temps long…

Il y a une différence de style entre lui et Sarkozy…
Ça, oui, c’est sûr. Ce sont deux tempéraments complètement opposés. Il y a des détails qui ne trompent pas. Le coin salon, par exemple, du grand bureau présidentiel à l’Elysée. Il y avait un canapé, assez majestueux, qui datait de Giscard et Mitterrand, qui était resté sous Chirac, qui était encore là sous Sarkozy, et qui créait une distance physique entre le Président et ses visiteurs. Hollande l’a supprimé. Il a mis à la place des chaises de bureau toutes identiques. Et on dirait, maintenant, le bureau de Schroeder, autrefois, à Bonn – prosaïque, banal, très salle de réunion ou conseil d’administration.

Sur beaucoup de sujets, Hollande n’a pas de doctrine. C’est vrai pour le Mali, pour la Syrie, l’Europe…
Pour le Mali, vous êtes injuste. Ce qui peut donner ce sentiment c’est qu’il y a, sur ce genre de dossiers, deux tentations très différentes dans l’histoire de la gauche française. Il y a la pente antitotalitaire qui commande d’intervenir quand les droits de l’homme sont bafoués de manière insupportable et qu’il ne reste plus d’autre  solution. Et puis il y a la tradition anticolonialiste qui fait qu’on a toujours très peur que l’interventionnisme ressuscite les vieux réflexes coloniaux. Hollande, sur le Mali, compose avec les deux. Il se tient à égale distance de ce double scrupule. Mais c’est tout de même lui qui, s’il finit par y avoir intervention, sera à son origine.

Pensez-vous que vous auriez fait, sous Hollande, ce que vous avez fait, sous Sarkozy, en Libye ?
On ne sait jamais ce genre de choses. Le seul point dont je sois sûr c’est que Sarkozy a été bien dans cette séquence. Sens du geste politique. Esprit de décision. Belle volonté de porter haut les couleurs de la France et de l’Europe. Je ne sais pas ce que l’Histoire retiendra de son mandat. Mais, là, franchement, il a fait ce qu’aucun président d’aucun pays démocratique n’avait fait avant lui. Une guerre « gratuite ». Une guerre « juste ». Une guerre juste  pour les droits de l’homme…

Quel avenir voyez-vous à l’Euro ?
Condamné si l’Europe politique ne se fait pas. C’est Merkel, là-dessus, qui a raison contre Hollande. Ou bien l’Europe invente les institutions politiques rendant possible une monnaie commune. Ou bien la monnaie commune mourra.

Pourquoi ?
Parce qu’il y a une logique en politique. Et une histoire qui a ses lois. Les monnaies communes ont marché (le Mark après le Zollverein, la Lire de l’unité italienne, le Franc suisse) quand y a eu effort pour unifier les pratiques politiques auxquelles elles s’adossaient. A l’inverse, regardez les tentatives, à la même époque, d’Union monétaire latine ou scandinave : elles étaient intéressantes ; elles n’étaient pas tellement plus mal pensées que le mark, la lire ou aujourd’hui l’euro ; or elles ont fini par se fracasser sur le mur des différences nationales.

Donc une solution fédérale…
On devrait regarder de plus près l’histoire du dollar en Amérique. Pendant plus d’un siècle, il a été sur le fil du rasoir. Pendant plus d’un siècle, il y a eu des moments où l’on a pensé qu’il allait céder la place au Mark, à d’autres monnaies européennes, à des monnaies locales, etc. Et c’est la guerre de Sécession, puis l’unification politique au forceps, puis, en effet, le triomphe du fédéralisme, qui lui ont permis de s’imposer. Loi d’airain : pour qu’il y ait monnaie commune il faut un minimum de budget, de fiscalité, de comptabilité macroéconomiques communes. Sinon…

Vous n’êtes pas choqué que les marches dictent le cours des choses en Europe ?
Oui et non. Ce qu’il faut c’est réformer les marchés, bien sûr. Leur imposer des règles. Il y a même là, avec cette invention d’un modèle de capitalisme moins fou, moins dérégulé, plus mesuré, un grand chantier pour l’Europe de Merkel, d’Hollande et de Monti. Les Chinois ne le feront pas. Les Américains pas davantage. Donc c’est à nous de jouer. Et c’est un chantier qui, ne nous y trompons pas, va au-delà de la seule finance et implique ce que Renan appelait une réforme intellectuelle et morale. Mais faut-il, pour autant, tirer à vue sur « les » marchés ? Trop facile. Car les marchés, quand ils ne sont pas trop dingues, disent le vrai. Ils disent, plus exactement, ce que les politiques n’osent pas dire et encore moins faire. On ne s’intéresse jamais tant aux « Spreads » que quand la parole politique est défaillante, peureuse, vide.

Là, le gros de la crise semble derrière nous…
Ne vous y trompez pas. L’accalmie est provisoire. Elle est due au fait qu’on commence à sentir chez nos dirigeants, en particulier chez les Allemands, le désir d’avancer vers cette unification fédérale. Mais qu’ils hésitent, qu’ils atermoient encore – et les retours de bâton seront terribles. Autrefois on disait : socialisme ou barbarie. Aujourd’hui, il faut dire : Europe ou barbarie – Europe ou chaos, Europe ou violence, donc Europe ou barbarie…

Vous n’êtes pas un peu « apocalyptique » ?
J’espère me tromper. Mais en même temps… Est-ce qu’il n’y a pas un effrayant symbole dans le fait que, parmi les pays les plus touchés par la crise, il y ait ceux-là même – la Grèce, l’Italie – où la civilisation européenne est née ?

Un symbole disant quoi ?
Que la crise est fondamentale. Qu’elle touche au fondement même de l’être européen. Que ce qui est en crise c’est l’immémorial de l’Europe, sa mémoire, ce qui lui fait socle et origine, son âme, sa grammaire. Et puis je veux dire autre chose encore. Je sais qu’il y a eu, et qu’il y a, la tentation, en Allemagne et ailleurs, de laisser tomber ceux – Grèce donc, Italie – que l’on voit comme les canards boiteux de l’Europe. Eh bien si ce que je vous dis est exact c’est évidemment une erreur fatale. Je ne vais pas comparer l’incomparable. Mais il s’en est fallu de peu (je ne vais pas vous faire un dessin !) que l’Europe s’ampute de sa racine juive. Qu’elle s’ampute de son assise grecque, qu’elle se sépare de sa part romaine, qu’elle ne fasse pas tout ce qui est humainement possible pour conserver dans son giron ces deux parts de son identité et de son être, et, de nouveau, elle est morte. Une Europe sans la Grèce et l’Italie, une Europe privée de sa souche grecque et de sa ressource romaine, ne serait plus l’Europe.

L’axe franco-allemand ne suffit pas ?
Je suis, plus que quiconque, attaché à l’axe franco-allemand. Je préside, depuis presque 20 ans, le Board d’une des plus belles institutions que Français et Allemands ont réussi à bâtir ensemble, à savoir la chaine de télévision Arte – et je suis très fier de cela. Mais, en même temps, il ne faut pas se raconter d’histoires. L’Europe ce n’est pas l’Allemagne et la France. L’Europe c’est les Juifs, les Grecs et les Romains. Si on entend par Europe un certain modèle démocratique et citoyen, un espace de savoir et de droit, un type de commerce des esprits autant que des marchandises et des choses, si on met, sous le mot Europe, ce qui fait boussole et compas pour les habitants du continent, si on y met cette distinction très spéciale entre la loi et le droit, ou entre l’homme et le citoyen, si on y met cette articulation unique des formes du Multiple et du nom unique de l’Un qui est l’apanage des peuples d’Europe, alors je vous répète que la tentation de lâcher la Grèce et l’Italie, la tentation de les laisser sortir de la zone Euro, est une tentation suicidaire pour l’Europe.

Et donc la solution à la crise…?
Elle est politique, je vous l’ai dit. Ou même – c’est ce que je suis, là, en train de vous dire –  métapolitique. Des gouvernements de technocrates, c’est bien. Des grands commis, des experts, des Mario Monti, d‘accord. Des plans d’austérité et de rigueur, des « stress tests » pour les banques, des Etats réformés, rompant avec les clowneries berlusconiennes, c’est évidemment capital. Mais si ce que je raconte est vrai, si ce n’est réellement pas par hasard que Rome et Athènes sont les deux noms de cette apocalypse suspendue qui plane sur nos têtes, si, derrière l’explosion de la dette souveraine, derrière la crise de confiance généralisée, derrière la spéculation, l’argent fou, l’irresponsabilité grandissante des acteurs du Système, etc, il y a bien ce désêtre radical, alors aucune de ces mesures ne suffira ; aucune de ces ligatures ne refigurera l’Europe comme monde ; aucune réforme, fût-elle souveraine, ne conjurera la catastrophe annoncée. L’Europe s’est établie, une première fois, en substituant au dire de l’auspice et du devin la parole du citoyen-magistrat. Elle s’est rétablie, une deuxième fois, en faisant que l’anathème le cède à la raison, le schisme de la foi et des corps à une conscience devenue nation. Eh bien de même, ici, il faudra qu’à ces nouveaux haruspices que sont les agitateurs des marchés financiers ou les agents du triple A, s’oppose la sagesse d’archontes fidèles au meilleur de l’héritage européen – mais nouveaux.

Et l’Europe y est prête, selon vous ?
Pas sûr. Car cette âme de l’Europe dont on a tant besoin, j’ai l’impression qu’elle ne s’est jamais si mal portée qu’aujourd’hui. Je me souviens de l’époque où, dans les rues de Paris, en solidarité avec un jeune étudiant qui s’appelait Dany Cohn-Bendit, on scandait « nous sommes tous des juifs allemands ». Je me souviens de l’époque où nous nous sentions spontanément solidaires des dissidents de l’Europe centrale et orientale, c’est-à-dire de ce que Kundera nommait l’Europe captive. Je me souviens, plus tard encore, de cette petite Internationale, de ce club des libres esprits, qui allait de Salman Rushdie à Peter Schneider et qui se battait pour cette Europe de l’esprit qu’incarnait Sarajevo bombardée. Et puis encore, quelques années plus tard, les mêmes se retrouvant, à Vienne, contre Haider. Eh bien, on est loin de ça ! On est en retrait par rapport à tout ça ! L’âme de l’Europe est en péril.

Pourquoi, à votre avis ?
Peut-être la Bosnie, justement. Elle était, la Bosnie, une Europe en miniature. Et peut-être l’Europe a-t-elle, en se détournant, en laissant agoniser la petite Bosnie mourir, laissé faire le meurtre de son image idéale, laissé assassiner son propre idéal du moi. Je ne sais pas.

Pensez-vous, comme Houellebecq, que l’avenir de l’Europe est de devenir un bordel pour touristes asiatiques ?
Nous avons, Houellebecq et moi, écrit un livre ensemble. Et je sais qu’il pense cela. Moi pas, naturellement. Je ne pense pas cela et je le souhaite encore moins. Sauf…. Oui, sauf si nous laissons faire. Sauf si nous ne sauvons pas ce qui peut l’être de cette âme de l’Europe en souffrance. Houellebecq, alors, aura été bon prophète.

2 Commentaires

  1. La perfection n’existe pas, il ne nous reste donc que le perfectionnement. L’UE se marie à la perfection avec ce souci de parfaire un état dont la nature se laisse au mieux améliorer. Or s’il est vrai, après Foucault, qu’une société prise de vertige oscille «entre les deux modèles rivaux de la lèpre et de la peste, du pouvoir qui exclut et bannit et de celui, plus moderne, qui sait, calcule et, au bout du compte, inclut (American vertigo de B.-H. Lévy)», il serait bon que l’Europe aille faire un tour du côté de sa léproserie, cette part d’elle-même qu’elle voue éternellement au feu de l’enfer quand il vaudrait mieux pour nous tous qu’elle plonge l’autre, temporairement s’entend, dans le feu éternel, et qu’au-delà sa Santé se retranche de son Alcatraz. J’irai donc droit au but. Si l’Internationale rom se présente comme elle se représente à elle-même en tant que modèle de civilisation sédentaire, il n’y a pas de raison qu’elle subisse l’outrage d’un statut à part qui, fatalement, la mettrait à l’écart de l’Europe des nations. Le nomadisme rom eût impliqué l’existence, en deçà de la nation rom, d’un territoire national rom superposable au territoire international européen. En revanche, un ensemble de populations dont les habitations mobiles ne traduiraient plus le nomadisme des résidents, mais un symbolisme rituel des migrations antiques desquelles sont issus les membres de l’URI, ne nous oblige plus à penser la romité au prisme de la souveraineté, la nation rom en tant qu’État-nation dont les frontières, au demeurant, resteraient à définir de même que l’idée même de frontières mobiles, superposables, comparables en tout point aux frontières fixes d’un pays dont on sait combien de fois une brute épaisse est venue se répandre sur son visage. La sédentarité du peuple rom simplifie heureusement la question. À l’ère du droit international, il n’y a pas de différence entre un Bulgare d’origine rom et un Bulgare d’origine thrace. Que soit alors banni du vocabulaire européen le terme d’immigration rom, et par voie de conséquence, de manifestation ou action antirom, et que ceux qui souhaiteraient la reconduite des Roms de Bulgarie en Bulgarie parlent dorénavant d’évacuation des Bulgares de France! Quand ils persisteraient à établir une distinction entre Bulgares d’origine rom et Bulgares d’origine thrace, il faudrait à ce moment-là qu’on leur en fasse assumer la posture nettement raciste et préciser qu’ils n’ont rien contre les Bulgares de souche, mais n’éprouvent de l’allergie qu’envers leurs immigrés indo-aryens du XIe siècle.
    Nous nous sommes battus en France pour que la mention «Juif» redisparaisse de nos cartes d’identité. Le «Rom» est le stigmate d’un refoulement culturel doublé d’un impensé politique. Le racisme paroxismique des marmots de Pétain a fait de l’étrangeté culturelle un sanctuaire inviolable aux yeux des expiateurs du complexe de supériorité raciale. On les comprend. Mais il y a un mais. Ou bien l’étendard étymologique de l’intégration risque fort de tourner intégriste. Quand il devient acrobatique de justifier l’immuabilité d’une culture migrante sans justifier du même coup l’irrédentisme maniriste au sein de l’UE. Les naturalisés français de n’importe quelle provenance ont partagé depuis deux siècles le même rêve de citoyenneté. Ils avaient déclaré reconnaître l’universalité des droits de cet Homme et de ce Citoyen qu’ils s’étaient su être avant même qu’ils ne le fussent devenus. Les Bulgares qui, loin de chez eux, peinent à sédentariser avouent qu’un rêve français les avait décidés à prendre le risque de quitter leurs townships, leurs repaires avec tous leurs repères, leur vie avec leurs morts en vue d’accéder au mirage. Mais que peut bien signifier la persistance d’un rêve national dans l’esprit d’un internationaliste européen sinon l’affaiblissement de l’internationalisme en tant que bouclier antibarbare des civilisations?
    L’Europe devait permettre l’extension des droits de l’homme à tous ses États membres. Elle donne à présent l’occasion aux membres de ses membres les plus pauvres d’aller chercher fortune chez les plus riches. Une liberté que je chéris, une liberté qui me nourrit, mais à nous cramponner à un humanisme dont les œillères du dogme écarteraient de son champ tout signe de présence humaine, que faisons-nous des territoires européens victimes de désertion économique? Un Sahel nordique? Et qui viendra profiter de ces vastes étendues continentales pouvant constituer autant de foyers d’implantation durable et de plates-formes conquérantes? Pas forcément les ultra-musulmans. Pas nécessairement les ultra-chrétiens. Mais de l’ultra-ce-que-vous-voudrez à n’en point douter. Quand empressés que vous seriez d’offrir l’asile politique à leursdits parasites, vous offririez aux ultristes de Là-Bas ce cadeau du bon débarras, c’est vous qui les jetteriez dans le nationalisme le plus abject! Et pourtant, si l’Europe politique avait vocation à quelque chose, c’était bien à cela. Empêcher l’orbanisation en Hongrie quand le souverainisme d’antan se trouvait impuissant face au naufrage annoncé d’une Allemagne infanticide. L’Europe ne peut pas tolérer le principe d’asile politique en ce qui concerne des ressortissants de ses propres membres. Accepter cela équivaudrait à déclarer l’Europe maléfique en regard des bénéfices que l’on en tirerait. Il faut qu’un Rom se sente avoir des choses très précises à y faire avant qu’il ne lève le camp vers la terre de Morville, par amour pour ce pays, afin de s’immerger dans un bain culturel particulier, donc sans équivalent, aller y acquérir une langue de laquelle il est tombé amoureux, un langage duquel il désire posséder l’arcane, lequel n’est pas dissociable de l’objet géométrique métisse en construction extraordinairement lente dont il ne cesse d’émerger. L’évolution est une rumination. Cette immigration-là, c’est le bon multiculturalisme. À l’inverse, une immigration de fuite, celle de ces Français désespérés d’en arriver à devoir quitter un pays natal où ils ne se verraient pas mourir débouche sur un multiculturalisme subi, et faux, car aussi égoïste que nostalgique, doublement xénophobe, d’une part vis-à-vis de soi-même pour quoi ils éprouvent un ressentiment inguérissable car on ne renonce pas à l’affection que l’on n’a pas reçue de ses propres parents, d’autre part envers un pays de chute bien plus que d’atteinte, un pays d’adoption au sens où l’on case un orphelin dans la première famille qui a bien voulu de lui pour des raisons pas toujours gaies, par exemple, le remplacement pour les travaux de fermage d’un fils ayant atteint l’âge de fonder son propre foyer.
    La pureté n’existe pas, mais il y a la terre… Paganini se manouche en Grappelli que tourneboule un souffle de Bechet klezmérisé par l’anche simple de ce chalumeau dont la légère évasion de la perce fut effectuée à Nüremberg vers 1690 par un certain Johann Christoph Denner auquel on ne pense pas toujours au Hot Club de France lorsque monsieur Rostaing a la tête à Nuages. Pourtant, un instrument ne prend réellement forme que dans l’âme découpante qu’un compositeur lui insuffle. Un Strad n’est pas traversé de la même Italie selon qu’il voyage sous le menton de Vivaldi ou le hochet manuel agité au clavecin de Mozart. Même à Bologne, un Salzbourgeois n’oublie pas son propre rapport aux quatre saisons. Et je me fous de ce que Hegel fera de cela. Hegel ne m’empêche pas de penser à ce que j’aurais été si ma mixité n’avait pas fait son débarquement de Normandie à peine trois ans avant que je n’y vienne au monde. Tout ce que l’on vit détermine tout ce que l’on est. Or vivre avec les autres, c’est les vivre. Vivre du Normand ou faire vivre du Moi au Normand. Suis-je jamais devenu un Normand? Pour être honnête, jamais vraiment. Mais j’ai usé les pierres qu’avait fait assembler le Conquérant de la terre des Angles; mon archet s’est réjoui en pleurant sous les voûtes d’une abbaye que Guillaume avait dû bâtir en quatrième vitesse en expiation pour des péchés en regard desquels DSK est un enfant de chœur; j’ai ressenti l’électricité des ciels colériques; j’ai connu des sangliers humains, ou l’inverse; j’ai appris à les dégeler, ou à dégeler tout seul s’il le fallait. Cela m’amuse à présent de me voir prendre à l’occasion la défense d’une culture dont la plupart de ceux qui en défendent les pourfendeurs n’ont jamais enduré le quart du centième de ce que les voleurs du cadavre de Philippe Pétain m’ont foutu dans la gueule sous prétexte que je ne laissais jamais de profaner l’incarnation de leur France hérétique. Une culture que je ne défends pas au sens où eux l’on défendue contre moi, j’ai presque envie de chialer à toujours me sentir pressé de le préciser. Je la défends pour ce qu’elle me défend contre ceux qui se mettraient en tête de m’imposer un autre hégélianisme tout aussi dépourvu d’ouverture sur la pensée d’autrui. L’hétérogénéité de la pensée a édifié la France d’aujourd’hui durant des siècles de bataille intellectuelle. Ce dialogue n’est pas un principe abstrait, c’est un instrument. C’est un choix limité de méthodes que l’on peut élargir si on le souhaite… bon courage! Un Québécois vous le dira, il aura dû apprendre à rire avec les Français de ce que ses compatriotes prenaient au sérieux afin de leur faire oublier sa grimace de lourdaud susceptible sous le masque luisant d’un rustre spirituel. L’Europe politique devra avoir été une Europe culturelle. Son visage se sera fait de plus en plus distinct à mesure qu’augmentait la capacité de chacune de ses cultures intranationales à ouvrir un dialogue avec leur culture transnationale. Un dialogue intérieur entre les fantômes impérissables des ascendants d’un peuple européen qui de par la réfraction survenant à son interface est un miroir du peuple-monde, et qui s’il se montre capable de façonner une Histoire évolutionnaire posée sur les déviations d’une seule onde aux perspectives introspective, rétrospective et prospective que traverse la forêt frissonnante de sa culture métisse, a tout ce qu’il faut pour devenir l’alphabet sémaphore des nations. Le multiculturalisme voudra dire cela ou bien, à force de paresse et de malhonnêteté, il finira par ne vouloir rien dire.
    Je ne sais pas si ce que je vois correspond à ce qui me voit. Je vois des Tsiganes qui préfèrent qu’on les nomment Sintos ou Roms depuis que la Zigeunerpolitik du IIIe Reich a rendu l’usage du terme de «Zigeuner» imbuvable à ceux d’entre eux qui se souviennent avoir été visés par son système d’indexation raciale. Je vois des Alsaciens romanichels devenus adjectifs louches qui aimeraient mieux qu’on les fasse entrer dans le tourbillon de Bacsik où plusieurs générations de queues de pie s’étaient désinhibées au travers d’un romantisme centenaire que sa noyade panthéiste avait régressivement charrié vers la source du Volksgeist, ce génie du peuple ou génie national, devrais-je dire, dont Bartók révéla, pour ce qui est de la musique hongroise que le rhapsode Franz Liszt, hongrois de son état, disait avoir légitimée auprès des gardiens germaniques du temple d’Euterpe, qu’elle n’était autre que la musique de leurs Tziganes. Je vois des Nord-Indiens pris pour des Égyptiens, Gypsies aux regards en coin, va-nu-pieds peints que les Hyksôs razziaient gratis jusqu’à ce qu’ils viennent régner sur eux durant cinq cent onze ans, au bout de quoi les rois de la Thébaïde se décidèrent à mettre fin à ces siècles terribles en menant aux rois-pasteurs de Manéthon une guerre sans merci avant qu’Iâhhotep et son fils ne fondent les bases du Nouvel Empire dans l’orbe de leur expulsion, les contraignant à s’enfermer eux-mêmes dans Avaris, et non l’inverse comme nous le laissent entendre les habitants de maisons closes chiennement gardées. Les détacher maintenant des territoires auxquels se sont rattachées leurs trajectoires hallucinatoires, où la slavité du Tsigane est impossible à confondre avec l’ibérité du Gitan, c’est causer l’extinction de quelques uns des plus beaux univers culturels irradiant de leurs charmes la planète Europe. Et comme on n’en est pas à une contradiction près lorsque l’on doit lutter contre un nationalisme réfractaire aux apports ethniques et culturels extérieurs, c’est de la propension à prendre racine de nos concitoyens roms que l’on tire l’argument du malentendu sur la prétendue tradition nomade de ces «Bohémiens» victimes du régime des nomades de 1912 et du statut d’exception réservé aux Bohémiens du Pays basque, aux Manouches des Pays de la Loire, aux Gitans des Pyrénées-Orientales, aux Boumians de Provence, aux Sinté de l’Alsace ou du comté de Savoie. Chassez d’Espagne un orchestre flamenquiste, faites lui jouer la csárdás chez Roby Lakatos, et en l’espace de trois générations ne resteront de ses fandangos et ses bulerías que quelques mélodies méconnaissables au sortir d’un million de salivations slaves… Et pourquoi pas, me direz-vous? Je me le dis aussi. Et je me dis surtout que j’ai envie de voir ça. Mais qu’on me laisse encore, s’il vous plaît, m’endormir près du feu, bercé, enveloppé de cette fièvre gitane que nul hors de moi ou en moi ne saurait faire baisser! Al verte las flores lloran. Que notre amour commun pour l’âme irrésistible de ces «Hongrois» dont le proverbe dit qu’ils «se réjouissent en pleurant» ne fasse pas de nous les stupides responsables de leur extinction!