Si, viscéralement, l’art moderne était attaché au nihilisme ; l’art contemporain en fit son académie, sa règle d’or, son or noir qui légitima son business. La négation du sacré devint – tocade de la dialectique oblige – sacralisation du néant. Néant, assavoir : négation de la mémoire à la faveur de l’exaltation de l’ego. Et si l’on comprend que l’art moderne décida de rompre avec la tradition, on comprend moins comment l’art contemporain put se réclamer de la rupture tout en ne l’appliquant pas à elle-même. La rupture devint donc une nouvelle tradition. Merveille! Œdipe avait enfanté d’un anti-Œdipe! En perpétuant la négation au-delà la sphère à l’intérieur de laquelle les avants-gardes l’avaient circonscrite, ils s’imaginèrent aussi libres que leurs prédécesseurs. Et, par conséquent, exemptés de toute critique. Insoumis, ne s’astreignant désormais qu’aux règles édictées par eux-seuls – la seule règle c’est qu’il n’y a pas de règles – ils bâtissaient un édifice imprenable. Non seulement, on postulait que l’histoire de l’art n’était que la longue et lente émancipation des artistes vis-à-vis de leurs commanditaires (l’autonomie, c’est la liberté), mais aussi, et surtout, que les avants-gardes – dont on ne cessait de se réclamer – avaient toujours été du bon côté de la barrière idéologique.

Vous pensez que l’art contemporain ne repose sur aucun critère ? Erreur. Le chaos (apparent) a sa logique ; la profusion de formes sa généalogie. Vous imaginiez que les avants-gardes artistiques ont toujours été aux avants postes du combat pour la liberté, toujours combattu l’oppression, l’injustice et les totalitarismes ? Vous pensez peut-être que la peinture dite religieuse fut uniquement, simplement, au service de la théologie et n’aurait eu, par conséquent, rien à dire sur notre vie et notre incarnation ? Il suffisait donc de s’émanciper de ces niaiseries religieuses pour recouvrer sa pleine et entière liberté ? Il y aurait donc quelque progrès en art ? Sur quelles cendres est donc né l’art dit contemporain ? Comment expliquer ce regain d’intérêt pour l’abstraction (lyrique et/ou géométrique) au sortir de la seconde guerre mondiale ? Pourquoi est-il aussi périlleux d’avancer l’hypothèse d’une accointance sourde mais non moins réelle entre l’expressionnisme et l’exaltation du sol et l’exaltation romantique du Moi ?

Ce sont là quelques questions qui me viennent à l’esprit à la relecture du livre de Jean Clair (“La responsabilité de l’artiste” – qui, par parenthèses – aurait tout aussi bien pu s’intituler l’irresponsabilité de l’artiste), qui, on s’en souvient peut-être, fit monter d’un cran la polémique sur l’art contemporain il y a une quinzaine d’années.

L’art nous engage au-delà de nous-mêmes

Le malheur est qu’une fois vous avez postulé que l’autonomie c’est la liberté, vous n’avez encore rien dit. Vous supposez que la liberté est par définition libre et ne peut, en aucun cas, accoucher de son contraire. L’expressionnisme, au cours de la première moitié du vingtième siècle, semble, au premier coup d’oeil, rompre radicalement avec la tradition. Et il est vrai que ce mouvement fit un pas de côté non négligeable vis-à-vis de l’académisme. Il n’en recherche pas moins une tradition, fut-elle autre. Plus profonde, plus cachée, plus essentielle. Plus proche du Volkgeist. Goebbels ne s’y était pas trompé, lui qui fit, rien de moins, l’apologie d’Edvard Munch. Oui, le fait est que Joseph Goebbels et Albert Speer défendirent l’expressionnisme jusqu’à ce que Hitler le déclare dégénéré. Emil Nolde ne cachait pas ses sympathies pour le régime nazi (il y adhère dès 1935). Plusieurs de ses aquarelles ornaient les murs de l’appartement de Goebbels. Le mythe du modernisme (libre) contre le réalisme socialiste ou national socialiste se doit donc d’être revisité. L’exaltation à outrance du moi, du sol et de l’identité puisant ses racines dans la tradition allemande de la peinture romantique. Au-delà toute considération esthétique. Milan Kundera parlera (et dénoncera par ailleurs) cette “duperie sentimentale”, voie royale à tout ce que l’on sait. Difficile liberté, donc, jusques et y compris dans le domaine de l’art plastique.

En vérité, expressionnisme et formalisme sont les noms donnés à l’hémiplégie qui affecte l’art du 20ème siècle. Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’abstraction est perçue comme une échappée, une évasion, une bouffée d’air pur. Elle rappelle en cela la fuite en avant des Surréalistes dans l’occulte, l’automatisme et le merveilleux. Un Léopold Plomteux – figure de proue de l’art abstrait en Belgique et coreligionnaire du mouvement Cobra – n’en démordra pas jusqu’à la fin de sa vie : adieu la narration et le motif, la peinture est une organisation de formes et d’harmonies de couleurs, rien de plus. Pour rappel : la première dOCUMENTA remonte à 1956. Elle fut instiguée par l’architecte Arnold Bode. Il s’agissait de tourner la page de la dictature nazie (et l’art – réaliste – qu’elle exaltait). D’emblée, le ton est donné : “L’art abstrait est l’idiome du monde libre”. En effet, le “réalisme socialiste” à l’Est ne rappelait que trop celui qui avait servi à illustrer la propagande nazie. Ce qui, par opposition, était commode avec le formalisme : il était langage universel, sans figure, sans mémoire. L’idiome international. Nous n’avons plus à être nous-mêmes. Nous n’avons plus à nous soumettre à la tyrannie du style. En France, le groupe Support/Surface entérinera entièrement ces pré-requis : l’objet de la peinture, c’est elle-même (vision solipsiste par excellence) ; cet objet ne doit faire référence ni à la biographie de l’artiste, ni au monde extérieur, ni à l’histoire, ni par conséquent à l’histoire de l’art, etc.).

C’est la neutralité absolue.

La Suisse, en plus moche.

Est-ce cela, vraiment, l’autonomie de l’art ? L’amnésie, le repli (identitaire et/ou egotique), la défection, la désaffection ? Est-ce cela, vraiment qu’un art libre, tantôt tétanisé par la parole, tantôt le nez fiché dans son nombril ?! Condamné à la stérilité s’il se replie sur lui-même ou troquant son âme au diable de l’idéologie. De là l’interrogation féconde d’un Jean Clair : “Comment inventer un art qui ne soit ni l’expression du local et l’exaltation sournoise du nationalisme, ni la mesure d’une unification, d’une “globalisation”, […], de l’ensemble des cultures de la planète ?”.

Au final, l’art est toujours langage, pour l’oeil, l’oreille, et l’entendement. Le Guernica de Picasso nous touche autant par la forme qu’il déploie que par la réalité qu’il dénonce. Et ça n’est là qu’un exemple – ou une exception – parmi tant d’autres. Autonome, l’artiste n’en est que plus responsable. Contrairement à ce qu’il s’imagine parfois, sa liberté – si liberté il y a – semble avoir les couleurs d’une liberté conditionnelle.