Voilà sans nul doute une bio qui restera stockée « ad vitam » dans ma mémoire vive. Ce livre est une merveille. Tant pis si la fin nous laisse sur notre faim.

L’auteur (l’immense écrivain et journaliste, Walter Isaacson) n’a pas estimé nécessaire d’écrire ces trois mots: – Steve est mort.

Pas une ligne sur ce jour funeste. Juste un dernier chapitre intitulé « héritage » où Steve le moribond, évoquant son passage dans l’au-delà, commente :
– « La vie, la mort, c’est comme un interrupteur on/off… Clic et puis, plus rien ! »
Le génie appelle l’immortalité et celle-ci se gagne à la loterie cruelle des disparitions précoces.
Pourtant, Steve aurait pu gagner ce combat s’il n’avait pas, depuis l’enfance, négligé son enveloppe corporelle et sa machinerie interne. Il avait tout misé sur son logiciel mental. Cette erreur lui coûta la vie.

Je suis un grand lecteur de biographies et le travail minutieux, pertinent, passionnant, opéré par Walter Isaacson sur 650 pages, mérite le prix Pulitzer et davantage, en ce sens qu’il nous éduque et nous entraîne dans le sillage et les rouages multiples d’un être complexe et fascinant.
C’est avant tout une œuvre américaine, racontant une légende américaine, rédigée par un auteur américain. Au delà du factuel, des enquêtes et des témoignages, il y a cette dramaturgie de biopic construite et reconstituée tel le meilleur des scénarios : fond et forme, souci du détail, description analytique, etc.

Walter a eu la chance, l’opportunité et le talent de TOUT écrire, de tout raconter, puisque jamais Jobs (qui supervisait chaque microseconde de sa vie) ne lui demanda un contrôle sur le texte ni même de relire les épreuves.

Ce lâcher prise total (et inattendu) de Jobs envers un journaliste gros calibre qui allait fouiller chaque recoin de son existence, ne put se concrétiser que dans la mesure ou Steve savait deux choses : Il allait mourir. Et on écrirait sur lui.

Autant prendre les devants, non ?

Dans ce long couloir du temps entre 1984, date de leur première rencontre et 2009, où Jobs accepta enfin, Walter à pu entreprendre la rédaction de sa biographie, il put, de manière habile, tisser avec l’écrivain un rapport de confiance et d’estime mutuelle. Ce ne serait pas un ouvrage médisant et partisan à la Albert Goldman qui, jadis, salit avec délectation la carrière d’Elvis ou de John Lennon. Non, Walter rapporterait forcement qu’un tas de gens traitaient Steve jobs de « sale connard » mais qu’il y avait un plus grand nombre qui le définissait comme un génie et un visionnaire de la stature de Henry Ford, Pasteur, Edison ou Einstein et qu’à ceux-là — qui font progresser l’humanité — être un individu caractériel, tyrannique ou manipulateur, paraît de si petits carburants pour doper une oeuvre et forger un destin. Encore heureux que ses travers de la personnalité ne soient pas du domaine exclusif des dictateurs et autres potentats malfaisants !

Au sujet de Steve, il n’est pas donné au commun des mortels, la capacité, l’instinct et l’audace de « Think Différent ». Tel le fruit défendu d’Eve au jardin d’éden, la pomme de Steve Jobs (idem pour celle des Beatles) traversera les siècles ;

24 février 1955 : sa naissance semble déjà mal programmée. Sa mère, d’origine allemande, Joanne Schiele, est riche mais son père, Arthur, refuse qu’elle épouse un jeune étudiant prometteur, Abdulfattah Jandali, pourtant le benjamin d’une famille syrienne fortunée et puissante. Quand Joanne fût enceinte, les deux familles prêchèrent pour un avortement immédiat et sans appel. La jeune maman s’enfuit à San Francisco et confia son bébé à un médecin afin qu’il le place dans une famille adoptive avec la seule condition que les parents aient fait des études supérieures. Un avocat et son épouse stérile désirent accueillir l’enfant mais, au dernier moment, ils se désistèrent. Le médecin trouva alors un second couple, moins rutilant, Paul & Clara jobs, un mécanicien et une comptable.

Ainsi, débutèrent les premier pas de Steven Paul Jobs, en Californie, à Moutain View, une bourgade humble et discrète, non loin de la future Silicon Valley.

Paul Jobs aima son fils et, surtout, fût un exemple sans pareil. Mécanicien hors pair, carrossier, électricien, il achetait les épaves de vieilles américaines, Buick, Cadillac, Plymouth et les restaurait entièrement pour les revendre avec de sérieux bénéfices (il avait promis au médecin qu’il financerait les études de son fils adoptif). Le jeune garçon observa son père pendant des heures sans partager sa passion : il détestait l’huile et le cambouis. Mais il retint sa première leçon : ce qui est visible doit être aussi soigné et impeccable que l’invisible.
Ainsi lorsque son père terminait une voiture, il la débâchait devant Steve et après un tour du propriétaire où les chromes, les aciers, les cuirs, les verres, brillaient au soleil, il esquissait un sourire tel la surprise du chef et encourageait son fils d’un clin d’œil. Steve ouvrait le capot et découvrait un moteur à l’état neuf et immaculé : tout avait été soigné, lustré, remplacé ; les câbles, les fils électriques, les gicleurs, le moteur V8…

Pour le futur fondateur d’Apple, rien désormais ne sera jamais laissé à l’approximatif. Si on ouvre la boîte, la machine, le truc, tout doit être nickel, cohérent, harmonieux. Idem pour l’emballage, le coffrage ou le stand de présentation. Désormais, Steve avait une image récurrente : – Le garage de Paul et son outillerie mécanique aussi propre et lumineuse qu’une salle de bain.

A la différence d’un Bill Gates, fils d’avocats riches, précurseur comme Jobs, garage boy aussi, comme tous les geeks boutonneux des années 1970 qui bricolaient l’informatique derrière la maison, Steve se foutait de l’argent et du pouvoir. Quand un Bill Gates, aux prémices ambitieuses de Microsoft, rêvait d’être dans le top 10 des fortunes mondiales, Steve voulait rentrer dans la tête des gens et les rendre accros à des produits sans cesse réinventés. Il désirait plus que « créer le besoin », il voulait le devancer. Seul contre tous.
Comme il défendait « le concept révolutionnaire » affrontant des tours de table de financiers obèses, frileux et ombrageux, il se délectait de leur rentrer dans le lard. Presque physiquement. Et les types importants de se laisser convaincre : Face à ce gars de vingt ans qui ne doutait de rien et dont le cerveau possédait un train d’avance sur leur fuseau horaire.

Un corps dans le décor.

Pourtant, Steve avec tous ses succès et cette renommée planétaire n’était pas un bon vivant. Jobs kiffait tant son job qu’il négligeait ses amis, ses femmes, sa santé donc son corps. Etait-ce en rapport avec l’abandon maternel ? Avec ce sein qui ne l’avait jamais nourri ? Mais il pratiqua toute sa vie l’ascèse alimentaire et le jeune forcé presque suicidaire : bio, végétalien, macrobiotique, anti-poisson, anti-viande, anti-alcool, anti-tabac… anti-soi ?
Même au premier seuil de la maladie, il refusa les protéines et les vitamines que ses médecins lui prescrivaient. En 2003, il refusa l’opération de son cancer détecté, se gavant de drôles de fruits et de rares légumes, décidant que tel médicament lui convenait ou pas.
Curieux pour cet homme multi-milliardaire qui pouvait sauver sa peau, s’envoler en jet, consulter les meilleurs spécialistes : il le fit, bien sûr, mais c’était trop tard !
Désormais, sa survie, il la perfusa à ses futurs projets et à des rêves à court termes : l’ iPad, le nouvel iPhone, la remise de diplôme de son fils…

Dommage qu’a 56 ans, il ait choisi l’éternité : cet homme n’avait pas fini de nous reprogrammer le désir !

Un commentaire

  1. Steve Jobs n’a pas révolutionné la technologie informatique, aussi, pas sûr qu’il puisse être comparé à « un génie et un visionnaire de la stature de Henry Ford, Pasteur, Edison ou Einstein et qu’à ceux-là — qui font progresser l’humanité ». Son talent comme tu le dis si bien c’est que : « cet homme n’avait pas fini de nous reprogrammer le désir ! » Il est un mentor pour beaucoup mais c’est son parcours de vie et son génie du marketing qui auront le plus inspiré les gens.

    Dennis Ritchie, le plus grand informaticien de l’histoire – la référence des geeks – est mort quelques jours plus tard dans l’indifférence la plus totale.