Il y a des écrivains ou des philosophes qui peignent ou dessinent (Victor Hugo, Miguel de Unamuno, Henri Michaux…), d’autres qui jouent d’un instrument (Vladimir Jankélévitch…). Nombre d’autres ont écrit des poèmes qui furent mis en musique.

Non. Je veux vous parler d’un écrivain qui chante, non pas chez lui en se rasant, mais en public. Non pas des chansons comme celles des très grands Jacques Brel, Barbara, Michel Berger ou Leonard Cohen, mais des chansons venant de la tradition juive askhénaze et hassidique : Elie Wiesel. Le 18 décembre 2010, à New York, devant une salle pleine à craquer qui retenait son souffle avec le sentiment de vivre un moment qui ne se reproduirait pas, il donna un concert unique : Memories & melodies of my chilhood[1]. John Heyman produisit le concert et le DVD qui vient de sortir aux Etats-Unis. Il connaît Elie Wiesel depuis des décennies et put donc l’écouter chanter à moult occasions soit à la synagogue soit dans le cercle familial pour les fêtes juives. Lui vint l’idée merveilleuse de faire partager cette chance insigne en organisant un concert et en enregistrant l’écrivain chanteur, qui avait dirigé, voici soixante-six ans, au sortir des camps, à Taverny et à Versailles, dans les maisons d’enfants de l’OSE, la chorale mixte constituée par les jeunes garçons et les jeunes filles rescapé(e)s ou orphelin(e)s– ce qu’il est important de préciser alors que tant de juifs orthodoxes ne veulent pas qu’hommes et femmes chantent ensemble. Le jeune Wiesel a toujours appartenu à la tradition orthodoxe.

Au cours du concert, ce sont des chants hassidiques qu’Elie Wiesel chante en yiddish pour la plupart, seuls un ou deux étant en hébreu. Il est accompagné d’un chœur mixte, là encore, le Matthew Lazar Singers, qui ce soir-là n’avait d’autre chef de chœur qu’Elie Wiesel lui-même. Un petit orchestre s’était joint au chœur, qui était composé de cordes, d’un hautbois et de percussions.

Je voudrais rapporter ici un souvenir personnel. Lorsque je dirigeais en 1995, à Cerisy, l’unique colloque jamais réalisé en France sur l’oeuvre et la vie de Wiesel, il vint accompagner nos débats durant trois jours inoubliables, animant comme lui seul pouvait le faire le Shabbat dans un château qui avait vu passer parmi les plus grands noms des lettres françaises, francophones mais aussi occidentales comme de la philosophie ou de la psychanalyse, depuis Derrida, Ricoeur, Umberto Eco et combien d’autres célébrités. Aucun des participants de ce colloque n’oubliera le dîner du Shabbat en ce superbe mois de juillet 1995 au cœur de la Normandie. L’écrivain était redevenu l’espace d’un dîner, dans la salle à manger du château médiéval, le jeune hassid de Sighet et de Wiznitz, les deux grands shtetl de son enfance, dans les Carpates. Chacun d’entre nous retenait son souffle pendant qu’il chantait puis nous traduisait les paroles yiddish et les circonstances dans lesquelles il les avait chantées, jusqu’à cet Ami maamin (Je crois en la venue du Messie et bien qu’il tarde je l’attendrai chaque jour…), chant perdu et retrouvé, qu’il n’a entendu qu’une fois dans sa vie, un Shabbat de 1943 à Wiznitz, de la bouche d’un hassid qui venait d’échapper aux rafles du ghetto de Varsovie. Il ne retrouva la mélodie de ce chant à la fois tragique et si lourd d’un espoir inexorable qu’une vingtaine d’années plus tard.

Voici donc ce DVD où Elie Wiesel est habité par cette mémoire mélodique et hassidique inscrite au plus secret de son âme. A travers les paroles qu’il prononce entre les chants, l’écrivain nous prend par la main nous emmenant dans les arcanes de sa mémoire traumatisée mais aussi et toujours portée par la louange, la célébration malgré toute l’horreur du monde, de l’histoire. Ces chants proclament tour à tour la sainteté du Shabbat, la beauté des légendes hassidiques autour du Baal Shem Tov, le tragique des pogroms (Es brent, Ça brûle) ou la nostalgie d’un temps et d’un monde disparus.

J’ai toujours pensé qu’au fond de tous les livres de Wiesel, il y avait ces chants immémoriaux, qui sont ses chants et qu’il nous livre pour la première fois – et pour la postérité.

Après tant de livres si souvent magnifiques, profonds, nostalgiques et parfois tragiques, Elie Wiesel nous offre la clé absolue de toute son œuvre : ces chants, ses chants, qui viennent de plus loin que sa propre mémoire, d’au-delà ou d’en deça peu importe, et qui sont la trace d’une enfance, d’une adolescence orientées vers un absolu qui a disparu dans la Shoah, le Hurben, comme il se dit en yiddish. Mais justement ces chants en sont l’ultime demeure et peut-être son œuvre la plus universelle, car intraduisibles, ils n’ont plus besoin de traducteur pour toucher au cœur, pour toucher à l’âme.


[1] DVD publié par 92Y, New York, 2012, avec le concours du  Matthiew Lazar Singers dirigé par Matthew Lazar et un orchestre de cordes et percussions.

Un commentaire

  1. Merci d’avoir la gentillesse de me dire si ce DVD et/ou CD est trouvable en France. Ou, sinon, de me donner l’adresse afin de le commander à New York. Je compte sur votre diligence.
    Merci encore.