Vous voyez cet homme accusé de viol ? C’est un libertin. Tout le monde le sait. Il ne s’en cache même pas. Il en est fier, en somme. Eh bien, cet homme, c’est vous qui allez le violer.

Vous allez pouvoir lui faire du mal avec la conviction de bien faire. Et il tombera de haut. Il perdra tout ce qu’il a. Sa vie sera réduite à néant. Devant lui, il n’aura plus que la perspective d’une torture permanente. Vous le verrez photographié durant son sommeil dans sa cellule et vous saurez qu’il n’a plus qu’une idée en tête : se suicider. Et, là, vous pourrez vous sentir bon.

C’est la forme que prend la lapidation dans les sociétés démocratiques. Une lapidation moderne, nous ne sommes pas au Moyen Âge : il ne s’agit plus de lancer de vraies pierres, mais des accusations sans preuve. Elles pèseront aussi lourd sur une tête, oui mais, au moins, elles ne tueront pas réellement. Différence remarquable : l’homme qu’on a lynché pourra toujours se relever, renaître, ressusciter. Et témoigner.

La lapidation moderne s’en tient à un scénario qui ne réclame pas de sang, mais toujours plus de sexe. Ce que le public met à mort, médiatiquement, c’est le monstre du sexe, à la lettre et en image. Le monstre « montre » le sexe en détail, vous allez pouvoir vous en délecter. Pour autant, vous éprouverez une intense jouissance à condamner ce que vous êtes en train de voir. Vous serez un pur voyeur et un voyeur pur. En somme, vous aurez le beurre et l’argent du beurre.

Les affaires qui se sont multipliées depuis les accusations portées contre Clinton par Paula Jones en 1992 mettent principalement en jeu la sphère du viol, élargie jusqu’à la pratique du harcèlement. Mais elles remuent aussi en soi des figures plus anciennes : l’adultère, la débauche, le bordel, la sodomie, le sabbat infernal, etc., qui rendent le crime d’autant plus spectaculaire, en abordant, au-delà du roman pornographique, la scène mythique du Diable. Il ne lèse pas seulement une personne. Il n’offense pas seulement l’ordre social et moral. Le crime porte atteinte à l’Innocence tout court, sans quoi le signal du lynchage ne pourrait être envoyé ni reçu aussi efficacement.

Un crime rituel a eu lieu : un enfant a été mangé par les Juifs, une femme blanche a été violée par un Noir. Voilà les deux principaux motifs qui donnèrent lieu jadis à de véritables lynchages. L’accusation se fonde sur une rumeur. Elle maintient sur le corps social une pression diffuse, mais permanente, quand soudain, appelée par un concours de circonstances, l’accusation s’énonce clairement. Elle « sort ». Elle crie. L’accusation est aussitôt sacralisée. Elle ne peut pas mentir. Mettre en doute la parole de l’accusation, lui demander d’établir les preuves ce qu’elle avance, c’est défendre la monstruosité. Dès lors, il ne s’agit plus de juger, mais de condamner. La justice, ses procédures, le travail mental qu’elles sollicitent, sont suspendus. La faculté de juger, de s’interroger, de penser, est interrompue comme en débranchant une prise électrique. La justice reprendra ensuite son cours. On la « rebranchera ». Pour le moment, le crime est si monstrueux qu’il réclame la déclaration d’un état de fièvre collective.

L’accusateur agit alors comme un hypnotiseur. Le mot même de complot devient imprononçable, sauf à passer pour un paranoïaque. La théorie du complot découle de l’affaire du Protocole des Sages de Sion, autrement dit du « complot juif », et de l’enquête qui permit de déterminer qu’il s’agit un faux fabriqué en 1901 par les services de la police politique tsariste. Oui, mais entendons-nous bien. Si vous prétendez qu’il s’agit d’un faux, alors vous adhérez à la thèse du complot « tsariste ». Vous devriez vous soigner. Vous n’allez pas bien du tout. Prétendre, de la même manière, que les services du ministère de la Guerre ont fabriqué le faux bordereau qui permit de condamner Dreyfus, c’est encore croire à la théorie du complot de « l’Armée française » ! Et puis quoi encore ? Vous voyez bien que c’est vous, l’antisémite. Et, maintenant, vous osez prononcer le nom de Dreyfus ?

L’accusation ne se recrute pas pour autant dans la classe politique, du moins elle n’est pas diffusée par ses porte-voix les plus emblématiques, ou les plus attendus dans ce rôle. Tout au contraire, Mme Boutin, invitée évidemment à lancer la première pierre, parle aussitôt de « piège ». Jean-Pierre Chevènement alerte le public quant au danger d’accusations portées sans preuve et de ses risques en démocratie. Henri Guaino évoque « le retour inquiétant de l’ordre moral ».

L’accusation trouve dans la presse et les médias ses procureurs, lesquels révèlent subitement une vocation imprévisible. Un philosophe, ancien ministre de l’Education nationale, accuse un autre ancien ministre d’être un pédophile, en regrettant hautement de ne pouvoir donner son nom puisqu’il ne dispose d’aucune preuve du crime. La rumeur, pour peu qu’elle vienne de « source sûre », lui suffit à établir la vérité et à lui donner la plus vaste audience, sans se soucier des personnes qu’il met en cause, car il isole aussitôt par suggestion, sans pouvoir l’ignorer, un cercle de suspects. Luc Ferry n’est pas moins un brave homme, sûrement, dans la vie « réelle ». Sauf que là, de toute évidence, il n’est plus dans la vie « réelle ». Là, le philosophe est surpris sur un plateau de télévision comme en état d’hypnose, livré à la passion d’accuser, soulevé par une légèreté, une allégresse, une frénésie qui créent un contraste d’autant plus choquant que le crime qu’il dénonce est grave.

À convoquer le grand spectacle du supplice qui attirait jadis les foules, l’accusation fait plaisir, elle entraîne un mouvement festif, elle déchaîne un « festival ». Aujourd’hui, il n’y aura pas de véritable mise à mort. En revanche, la foule rassemblera des milliards de spectateurs. Elle exercera une pression écrasante sur le corps du condamné. Ce qui va se jouer dans le supplice, c’est « l’éternel combat de l’homme contre la bête ». Une bête humaine va être écrasée comme un cafard. On va s’en débarrasser, s’en libérer, comme on va aux toilettes. On va s’en soulager. C’est pourquoi le spectacle est si plaisant. On se sentira allégé, purifié, parfumé. La bête aura perdu. Elle ne pourra plus nuire. Il suffira de tirer la chasse. On l’aura oubliée.

« Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit », notait Barthes en observant un match de catch. Mais le spectacle n’est si hypnotique que parce qu’il confronte, comme au catch, deux espèces d’hommes différentes : une espèce morbide, criminelle, répugnante, horrible, et une espèce vraiment humaine, saine, innocente, bonne et belle.

Le combat entre les deux espèces humaines, c’est toujours ce que le lynchage met symboliquement en jeu. Si, avant les Lumières, il ne se justifiait pas par une rhétorique proprement « scientifique », le combat n’évoquait pas moins déjà un peuple maudit, hideux, puant, cannibale, satanique, où l’on a reconnu principalement les Juifs, en Europe, et les Noirs, aux Etats-Unis. À fin du XIXe siècle, on y reconnaîtra également les homosexuels.

Quand, dans les années 1870, les psychiatres allemands formèrent le concept de l’homosexualis, on leur reprocha de créer un barbarisme qu’ils auraient pu facilement éviter, eux si cultivés. Pourquoi associer « homo », le même en grec, à « sexualis », le sexuel en latin, et partant la sexualité ? Mieux vaudrait dire « simosexuel ». Autant associer le latin au latin. L’anglais restitue à l’oreille l’association d’idées en gardant encore un peu l’accent de Virgile : « same sex ». Cela allait de soi entre latinistes et ils étaient nombreux alors. Pourquoi aller chercher homo en grec ? Mais c’est que, justement, les psychiatres allemands n’oubliaient pas non plus le latin. Homo : « homme » au sens générique en latin. Ainsi l’on définissait une race humaine : l’homosexualis, concept construit comme homosapiens, relique d’une race dégénérée que les Aryens auraient submergée, mais qui ne restait pas moins redoutable. La psychiatrie allemande le suggérait déjà en édifiant et en codifiant la théorie universelle de la dégénérescence, avec pour horizon la domination éclatante de l’homospiritualis — en termes hégéliens, selon la phénoménologie de l’esprit et la dialectique de la vie, cela n’allait pas moins de soi alors, la race du haut, la belle race spirituelle issue de l’Himalaya, s’opposant à la race du bas, la race monstrueuse, accrochée, addictée au sexe.

L’homosexualis, ce n’était pas que l’homosexuel, c’était le non-Aryen, le Juif, le Noir, le malade mental, le trisomique, l’enfant masturbateur, le pervers, le débauché, etc. La théorie de la dégénérescence reste toujours aussi opératoire. Elle le reste plus que jamais. Songez-y. Il a suffi qu’en 1935 la Perse devienne l’Iran, l’Aryanité à la lettre, pour prolonger et réhabiliter la théorie des psychiatres allemands en lui donnant ses fondements actuels. L’homosexualis désigne à présent l’espèce colonisatrice, trafiquante, parasite, infectieuse par la reconduction du même par le même, le maître hégélien dégénéré et à bout de souffle. L’homospiritualis, l’espèce colonisée, mais en pleine forme, portée par l’élan de la vie, et par la révolution qui, pour être islamo-prolétarienne, ne sera pas moins aryenne, vouée au triomphe de la pureté et de l’altermonde.

Vous vous en doutiez ? Eh bien oui, l’homme sexuel fréquente régulièrement une suite de l’hôtel Sofitel. Maintenant que les gays se sont convertis aux joies de l’union conjugale, l’homme sexuel n’est plus aussi homosexuel que jadis, sauf quand il garde l’habitude de partenaires multiples. Non, l’homme sexuel aujourd’hui se recrute plutôt parmi les hétérosexuels. Mais vous l’observerez avec le même regard que Luther quand il voyait dans le Pape « la putain de Babylone ». S’il est riche, s’il est juif, il incarnera le symbole éclatant de la mondialisation du sexe et des instincts les plus bas, les plus polluants, les plus sales. Et si, en plus, il est français, c’est-à-dire un lecteur des Cent Vingt Journées de Sodome, des Fleurs du mal ou d’A la recherche du temps perdu, ce sera le comble. Ce sera l’horreur.

Confrontez-le à une femme de ménage africaine, d’une vertu et d’une piété exemplaires, une lectrice du Coran. Imaginez qu’il l’ait violée. Comment voulez-vous qu’il ne se fasse pas lyncher ?

Cependant, si l’on entrevoit qu’il pourrait être innocent du crime dont on l’accuse, pour lui ce sera encore pire. Un Juif supplicié, ça ne vous dit rien ? Le voilà soupçonné de vouloir ceindre la couronne d’épines et de se parer du titre de roi des Juifs. Alors là ce sera l’horreur absolue.

9 Commentaires

  1. Il y a un étrange point commun entre La Règle du Jeu et les sites soraliens ou néonazis: l’obsession du judaïsme de DSK (après l’article de Dispot, celui-ci). Pourtant ce n’est un sujet pour personne dans les médias « mainstream ».

    Dommage car la question du lynchage des « prédateurs sexuels » mérite un traitement sérieux: les cas de Baudis, d’Outreau… indiquent que tout cela n’a rien à voir avec l’antisémitisme. Au fond il est tout aussi paresseux de voir du Protocole des Sages de Sion et de l’antisémitisme partout que de voir, comme les amis de Dieudonné et Soral, des « sionistes » ou des juifs partout.

  2. Un sénateur noir et des associations de noirs soutiennent la femme de ménage noire. Pourquoi? Parce qu’elle est noire! Désolant! Terrifiant! Les associations féministes défendent la femme de ménage noire. Pourquoi parce qu’elle est femme. Désolant! Terrifiant! Les syndicats des femmes de ménage défendent la femme de ménage noire. Pourquoi? Parce qu’elle est femme de ménage. Désolant! Terrifiant.

  3. Cet article m’a été envoyé par une personne que je considère comme mon alter ego.
    Merci à elle qui m’a permis d’en prendre connaissance. Elle savait fort bien, ce faisant, que, tout comme elle, je partage entièrement l’opinion et les idées de son rédacteur.
    Voilà un article intelligent et sensible qui devrait faire réfléchir les détracteurs qui ne s’arrêtent qu’à des jugements superficiels, faire réfléchir les moutons de Panurge, mais qui ne feront jamais changer d’avis les extrémistes toujours sûrs d’eux, jamais changer d’avis ceux qui se pardonnent si bien leurs propres faiblesses mais jugent avec sévérité celles des autres.

    • « les moutons de Panurge »
      « jamais changer d’avis les extrémistes »
      « jamais changer d’avis ceux qui se pardonnent … »
      Eh bien!…
      j’en connais un(e) mouton de Panurge!…

  4. Est-ce lyncher un homme que de demander qu’il soit juge lors d’un proces ?
    Aujourd’hui le monde veut juste savoir ce qu’il s’est passe.
    Et si DSK est innocent, il vaut mieux pour lui qu’il soit blanchi lors d’un proces, autrement il restera suspect toute sa vie.

    C’est pourtant simple a comprendre, non ?

    • Bonjour logicien
      Le rédacteur ne proteste pas contre l’inculpation de DSK. Il s’élève à juste titre, me semble t-il, contre les a priori, contre le fait que l’homme soit désigné coupable avant même qu’un jugement ait été prononcé, contre les médisances gratuites et non fondées.
      À quoi bon un procès si la rumeur a déjà condamné ?
      Voilà ce que conteste le rédacteur et je partage son point de vue.
      Trop de personnes ont été emprisonnées à cause de fausses accusations.
      Imaginez un peu que vous soyez, vous-même, victime d’une cabale ; ne seriez-vous pas réconforté qu’une voix au moins s’élève pour protester contre l’injustice qui vous serait faite ?