Quelque chose d’énigmatique s’est, semble t-il, transmis chez les téléspectateurs français et françaises depuis que les médias leur ont massivement donné à voir, comment un des hommes les plus puissants de ce monde – DSK  était tombé, en quelques instants, du plus haut, pour déchoir au plus bas, comme criminel sexuel présumé, comme déchet «numéro 1225789». L’énigme en question est celle-ci : comment se fait-il qu’une majorité de françaises et de français, absolument acquis au fait que tout viol sexuel devait être sévèrement réprimé, découvrait qu’il lui était radicalement impossible d’acquiescer à la façon dont la justice américaine envisageait la répression du présumé coupable ?

Cette réticence renverrait-elle à une incompréhension de la justice américaine ou renverrait-elle, tout au contraire, à la connaissance que la France a,  par son histoire de fille aînée de l’église, de l’errance qui a pu être la sienne quand, au temps de l’inquisition – bien avant l’existence de l’Amérique qui n’a donc pas cette mémoire – elle fit cette expérience qui demeure inoubliable : Il est donc possible de brûler des milliers d’accusés, des milliers de sorcières, au nom de la justice et de l’amour de Dieu.

Il est concevable que le fait d’être averti de l’existence de cette confusion entre la justice et le fanatisme, puisse prédisposer un certain nombre de français, à  repérer dans un dispositif judiciaire n’ayant pas honte de mettre en scène un homme dépouillé de sa dignité, un dispositif évoquant beaucoup plus la logique de l’inquisition médiévale que celle de la justice.

Je pense qu’il y a  un rapport entre le fait que la femme a été – comme sorcière – la victime privilégiée de l’inquisiteur, et le fait qu’aujourd’hui ce sont particulièrement des femmes, dont j’entends les mots les plus éloquents pour parvenir à dire en quoi elles ont pu être si affectées, peinées par cette monstration monstrueuse de cette déchéance d’un homme.

Que savent-elles ces femmes qui, telle l’éternelle Antigone, sont capables de dire qu’elles savent une chose essentielle sur l’humain : une chose qui les autorise à dire : «Ceci est inacceptable» ?

Elles savent que lorsqu’un homme est déchu comme déchet par l’inquisiteur, il n’est pas «que ça», pas que ce rebut nommé «ennemi public».

Elles savent la fausseté qu’il y a dans le fait de clamer avec la meute, que ce que l’homme de pouvoir recherche dans l’objet sexuel n’est rien d’autre que la manifestation palpable et palpée de son pouvoir : elles savent en effet que si la sexualité de l’homme leur révèle quelque chose c’est que, bien au-delà de son apparence de macho, son être est ouverture à la fragilité. Je pense, à  cet égard, à cette femme découvrant que sa tristesse devant DSK menotté, était en vérité pitié devant la nudité originaire.

Elles savent que cette nudité doit être voilée, que le cadavre de Polynice ne doit pas rester exposé au regard public, qu’il doit acquérir une sépulture digne.

Ce savoir qui est à la racine du droit naturel causateur de la Révolution française, n’est-il pas ce qui est refoulé par un certain puritanisme ?

Je dirais, en deux mots, que tant qu’elles ne renoncent pas, comme le font certaines puritaines, à leur sexualité, elles ne renoncent pas de ce fait même, à ce savoir féminin sur la dimension tragique. Tragique par lequel l’homme est divisé entre l’apparence qu’il donne à voir au regard de l’autre et l’être qu’il laisse entendre à qui peut entendre. Tant qu’il y a continuité entre les deux, et que l’image est visitée, subvertie par le verbe, l’homme échappe au pouvoir fascinant du regard de l’autre.

Mais il peut se faire qu’en oubliant, en certaines occasions, son rapport au verbe, il se soumette à son insu au pouvoir exclusif du regard qui devient alors, comme le mauvais œil, foncièrement dangereux.

Nouvelle question : quel rapport un homme peut-il entretenir avec un regard qui ne cesse de le suivre, de le poursuivre, dans une chasse à l’homme qui pourchasse – quand il s’appelle DSK – sa façon de s’habiller ou sa façon de se déplacer en deux chevaux ou en Porsche.

Dans un entretien qu’il eu avec des journalistes de Libération, le 28 avril dernier, DSK posait ainsi le rapport incroyable qu’il pouvait avoir avec un tel regard : «Qu’est-ce qu’ils vont sortir ?  Une photo de moi en train de tirer une gonzesse ? qui voudra publier ça ?».

Quelles sont les questions qui peuvent se poser à un homme qui vit avec la présence constante d’un tel regard ? Peut-il se sentir violé par ce regard ? Peut-il trouver en lui le point d’incognito d’où, étant soustrait à ce regard aliénant, sa liberté peut vivre ? Ou peut-il, succombant à une tentation maléfique – que Freud nomma pulsion de mort – être poussé à dire «oui» à ce regard mortifère, à lui donner corps en lui signifiant ceci : «Regarde, pour t’apaiser, je suis capable de mettre Eros au service de Thanatos».