François Mitterrand est mort il y a quinze ans ; il a emporté son mystère, ses complications énigmatiques et, avec lui, le secret d’être lui. Tous ceux qui, dans leur période mimétique, voudraient être lui comme un pantin rêve d’être un homme, entrevoient l’impossibilité de la mission, la violence de la tâche. C’est que François Mitterrand n’a pas fait de carrière, il eut un destin. On appelle destin, non les circonvolutions strictement politiques qui font descendre ou monter les ascenseurs, mais les virages défaits, mais les routes mauvaises, mais les profondeurs interdites au commun des mortels. Mitterrand ne s’est pas édifié sur des impostures successives, interprétant des chansons au gré du vent, faisant violence à des convictions pour parvenir au sommet de l’Etat. Non, ces explications sont scolaires, et par conséquent : sont caduques. La force de Mitterrand, son génie, est d’avoir su incarner les mouvements tectoniques de la France. Par un paradoxe qui lui aurait tellement plu, il est davantage la France que de Gaulle, qui fut moins son ennemi qu’un Mitterrand à l’envers, un frère négatif, la figure inversée de son personnage. De Gaulle incarna, pour reprendre ses mots trop célèbres (tout ce qu’a fait, dit et pensé de Gaulle le fut pour finir dans la célébrité, comme les eaux usées se suicident dans les égouts) « une certaine idée de la France ». Mais Mitterrand incarna la France, non son idée, non un idéal de je ne sais quel fantasmagorie nationale, de peinture historique, de poème traditionnel empruntant tantôt aux batailles, tantôt aux grandes visions.

Quand la France hésita, coupée en deux, divisée en mille morceaux, à être elle-même ou à s’offrir à l’Allemagne, Mitterrand incarna cette hésitation, cet affolement ; il fut la France non dans l’héroïsme de la Résistance, qui n’était pas la France, ni dans la trahison de Vichy, qui n’était pas la France. Il fut la France véritable, celle qui ne donna pas sa vie dans le Vercors, celle qui ne dénonça pas ses voisins juifs. Il fut la France blessée, perdue, prisonnière, évadée, cette France normale et têtue, qui n’est ni complètement lâche ni absolument téméraire. La France de Laval, comme celle de Gaulle, la première fascinante d’abjection, la seconde fascinante de courage, ne sont pas des Frances normales, ce sont des Frances extrêmes, des Frances absolues : ce sont des Frances biaisées, l’une pour le meilleur, l’autre pour le pire. Mitterrand, et son nom signifie « au milieu des terres », se situe au milieu de ces deux terres, de ces deux Frances : il incarne la France traumatisée, tiraillée par ces deux contraires, ces deux exceptions.
Mitterrand ne vit pas, comme le Général, au sommet de la crête de l’Histoire ; il en habite les secousses. Il est lambda. Son destin se situe dans la normalité : l’exception est déjà prise. Les gaullistes, dessus, ont posé une option. Ne restait à François Mitterrand, avec sa science de la patience, qu’à emprunter le chemin plus usant de la normalité. Il faut, pour être exceptionnel dans la normalité, une volonté que ne possèdent pas ceux qui, comme de Gaulle, ont bénéficié des circonstances exceptionnelles qui leur ont permis d’être exceptionnels.

De Gaulle dans l’ombre, on appelle cela « la traversée du désert » : autrement dit de l’ombre, mais dans la lumière. Toute une lumière faite sur toute cette ombre. « L’ombre du général ». Tandis que Mitterrand, lui, l’ombre, il y est ; c’est sa demeure. Sa prison. Mais il est homme d’évasion. Plusieurs fois évadé du Stalag, il s’évade tout aussi bien des définitions. Il s’évade de la médiocrité, mais aussi des partis, il s’évade de l’échec ; il s’évade de la malédiction. Une fois élu, il s’évade de la maladie. Il s’évade des réunions : pour lire Stendhal. Il s’évade de la mort : sainte Thérèse de Lisieux, petite voix pressée, lui montre la voie rapide, son ascenseur mystique. Mitterrand s’évade des caricatures, et des imitations : on ne peut guère suivre son exemple, puisqu’il n’en donne pas ; hors des dogmes, inaccessible autrement que par la confrontation. Il adorait ses adversaires : ce sont ses seuls avatars ; mais il n’en est plus, aujourd’hui, de suffisamment grands pour (ne pas) lui ressembler.

12 Commentaires

  1. Il y a une plèvre dans la poitrine de Marianne, un épanchement purule de ce cœur qui ne cicatrise pas. Quand la fille du grand homme nous culpabilise, nous, qui fûmes glacés d’apprendre que son père fréquentait ledit responsable de la Rafle du Vél’ d’hiv’, comme si la déportation des Juifs de France s’était résumée à la déportation des Juifs de Paris. Ce père de la nation, qu’elle n’aurait vu pleurer qu’une fois dans sa vie, précisément à cet instant où sa relation avec l’un des pires nazis français lui était reprochée. Ça rappelle d’autres larmes versées un samedi en deuxième partie de soirée sur le plateau de France 2, où un philosophe à l’œil sec et la voix tremblante, se raccrochant comme il pouvait à une pensée rationnelle qui l’empêchait de s’effondrer dans de gouffre d’un deuil infaisable, refusait non pas l’épanchement inarrêtable du cœur, mais la prétendue claire vision d’un cœur borgne. Et la fille de l’homme blessé d’enchaîner sur la cabale qui succéda à la dénonciation de son héros, dont les hauts faits datant de la guerre, comme ceux de l’après-guerre, sont par ailleurs indiscutables. Or s’il est bien un groupe d’éléments troubles qui n’est pas innocent, c’est celui des associations d’idées. Et nous savons, tout autant que Guéant sait ce qu’est une croisade, qui furent les auteurs de la Kabbale.
    Il y a une plèvre dans la poitrine de Marianne, un épanchement purule de ce cœur qui ne cicatrise pas.

  2. Il y a une chose que je ne comprends pas. Vous parvenez à avoir une certaine lucidité quant à la complexité de Mitterrand. Vous notez bien tous ces zones obscures. Mais vous en tirez les mauvaises conclusions.
    Ce n’est glorieux que de faire tout un plat sur un homme si trouble. Mythomane doublé d’un manipulateur.

  3. Mitterrand est personnage romanesque. C’est naturel qu’un romancier s’intéresse à lui et le traite comme un personnage de roman.
    Approche littéraire de Mitterrand qui vaut le détour.

  4. N’empêche, c’est beau tous ces gens qui essuient une larme pour un homme célébré par la Francisque, aux amitiés malsaines et aux procédés anti-démocratiques, au moment même où on reproche le dixième aux personnes qui nous gouvernent aujourd’hui.
    Comme disait Claude Serillon, « y’a deux poids, deux Masure ».

  5. Cher Yann Moix, j’ai les larmes aux yeux.
    J’adore François Mitterrand. Je me considère un mitterrandolatre. Un pur produit des années Mitterrand. Je le revendique. J’avais déjà lu votre livre Panthéon sur Mitterrand et je dois que peu de personnes on rendu compte des zones d’ombres et de lumière de ce personnage. Vous en faites indéniablement partie.
    Je vous remercie de ce très bel hommage.

  6. Remarquable. Absolument remarquable. Je ne vous cacherai pas, cher Yann Moix, que je ne vous prenais pas trop au sérieux, il y a quelques mois encore. Faute de vous avoir vraiment lu. Et puis il y eut pour moi les révélations de Mort et vie d’Edith Stein et de La Meute. Et vos contributions à Transfuge et surtout celles pour la Règle du jeu que je lis depuis votre passage à Bruxelles et de la rencontre à laquelle vous avez participé et qui me permit de découvrir que la Règle possède également un site internet. Ce que je lis de vous ici me confirme donc que vous avez non seulement un style, mais également un point de vue. Brillant.

  7. Mitterand hérault de la « France normale »…. De Gaulle hérault de la « France exceptionnelle »…

    C’est la stricte réalité et cela explique le fort processus d’identification à Mitterand dans la population encore des années plus tard.

    Pompidou et VGE ont disparu de l’imaginaire collectif… De Gaulle est un « Dieu Républicain »… Reste Mitterand

    J’aime beaucoup votre analyse