Version intégrale française de l’entretien avec Bernard-Henri Lévy paru dans Der Spiegel, le 28 mars 2011.
Propos recueillis par Britta Sandberg et Georg Diez.

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DS : Vous êtes content de votre guerre?

BHL : Je n’appelle pas ça une guerre. La guerre c’est Kadhafi qui la fait.

DS : Vous appelleriez ça comment?

BHL : Empêcher Kadhafi de faire sa guerre, sa guerre contre son peuple et sa guerre contre les autres peuples à travers le terrorisme.

DS : Alors est-ce que vous êtes content des progrès militaires des forces alliées en Libye ?

BHL : Je suis content que l’on ait évité le bain de sang à Benghazi. Quand quatre chars aux portes de Benghazi ont été détruits par l’aviation française, j’ai d’abord eu une pensée, bien sûr, pour les tankistes bombardés et sans doute morts dans des conditions atroces. Mais, aussitôt après, j’ai pensé aux 800 000 citoyens de Benghazi, à qui Kadhafi avait promis une vengeance sans pitié, c’est-à-dire un carnage – et qui étaient sauvés.

DS: Vous avez été décrit comme le philosophe qui a envoyé la France en guerre : y avait-il une alternative à l’intervention des alliés aujourd‘hui?

BHL: Non. On avait tout tenté. Mais Kadhafi est un fou, un autiste, et il n’entendait rien. La nuit qui a précédé le sommet de Paris, je l’ai passée au téléphone avec des amis de Benghazi. Ils étaient partagés entre la terreur des colonnes infernales de Kadhafi dont ils savaient qu’elles approchaient et l’espoir que les avions alliés arriveraient à temps. C’était une course contre la montre.

DS: Et maintenant?

BHL: Maintenant Misrata. Kadhafi a mis ses tanks en centre ville. Il fait tirer sur l’hôpital. Il fait achever les blessés. Les gens se terrent dans leurs maisons de peur des snipers sur les toits. Benghazi est sauvé, mais le sang coule à Misrata.

DS: Le Président vous tient au courant des développements?

BHL: Il lui arrive de m’appeler, oui.

DS : Pour vous dire quoi ?

BHL : Ça dépend. Hier, par exemple, pour me demander de transmettre un message à Mustafa Abdeljalil, le patron du Conseil National de Transition. Je ne peux pas vous en dire la teneur.

DS: Vous êtes plus optimiste que la réalité ne le permet : les Américains veulent se retirer du commando de l’opération ; l’OTAN est très divisé ; les Turcs s’opposent aux Français…

BHL: C’est vrai que cette intervention a été décidée dans l’urgence car il n’y avait pas une minute à perdre. Alors, tout n’a pas été cadré. Il y a eu de l’improvisation. C’est normal.

DS: De toute façon, pour vous il n’y avait pas d’alternative.

BHL: La seule alternative, c’était d’agir plus tôt, cinq ou six jours plus tôt. Il suffisait, à ce moment-là, de bombarder les trois aéroports de Syrte, de Sebah et de al-Azizia.

DS: Qu’est-ce que vous pensez de la position du gouvernement Merkel ?

BHL: Justement. Elle a fait perdre du temps. Et c’est ça la vraie catastrophe. Pour les Libyens, évidemment. Mais aussi pour l’Allemagne elle-même qui payera cher cette faute politique et morale. Il y aura des séquelles pour l’Europe. Il y aura des problèmes pour le siège au conseil de sécurité auquel elle aspire légitimement. Et puis la politique allemande de l’après guerre a été construite sur le principe du « plus jamais ça ». Plus jamais le nazisme… Plus jamais les yeux fermés face aux crimes contre l’humanité… Eh bien l’Allemagne de Merkel et Westerwelle a rompu ce pacte qu’elle avait noué avec elle-même. C’est un événement grave. Ce n’est pas une péripétie.

DS: Les gouvernements allemands des dernières décennies étaient toujours au premier rang de la vigilance face au retour de ce type de barbarie. C’était le cas au Kosovo. C’était le cas en Bosnie. C’est le gouvernement Schröder qui a décidé d’envoyer des troupes dans les Balkans.

BHL: C’est ce que je vous dis. Et c’est bien ce qui est triste. Madame Merkel a choisi le pire Ministre des affaires étrangères que l’Allemagne ait eu depuis très longtemps. Incompétence. Amateurisme. Cynisme. Et, de surcroît, inconséquence. Ne vous a-t-il pas donné, ici même, au Spiegel, huit jours avant d’inspirer à Merkel cette abstention honteuse, une interview où il disait : « Kadhafi doit s’en aller » ? Eh bien, maintenant, c’est lui qui va s’en aller. Lui, Westerwalle, l’autre nom de cette vague de honte qui s’est répandue sur l’Allemagne.

DS: Vous n’avez aucun doute de la légitimité de cette opération, parce que c’est une «guerre juste»?

BHL: Je préfère parler de guerre inévitable. Oui, c’est cela, inévitable, rendue inévitable par la barbarie de Kadhafi. Sauf, bien sûr, à décider, comme Monsieur Westerwelle, comme Madame Merkel, de se laver les mains de ce sang des Libyens à qui, lorsqu’ils manifestent pacifiquement, on envoie des avions de chasse pour les mater.

DS: Vous avez dit que c’était un crime de ne pas intervenir.

BHL: Oui. Si quelqu’un se fait égorger en bas de chez vous, et que vous passez votre chemin, est-ce que ce n’est pas un crime de non-assistance ? C’est la position, chez vous, de gens comme Joschka Fischer. Ou, au sein même du CDU, de Philipp Missfel, l’homme qui a révélé que Westerwelle voulait, en fait, voter non. Ou encore de socialistes comme Andrea Nahles ou Gernot Erler – membres, avec leurs collègues CDU, de cette autre coalition qui est celle de l’honneur allemand et dont parle Laurent Dispot dans la lettre ouverte à Guttenberg qu’il a donnée à ma revue, La Règle du Jeu

DS: Quand vous êtes parti à Benghazi, début mars, comment avez-vous trouvé la situation là bas?

BHL: C’était un pays en état de siège, avec une guerre livrée par des mercenaires à une population civile désarmée et animée par l’espoir de plus de liberté et de droit. C’était extraordinaire, cette aspiration à la démocratie chez un peuple que l’on imaginait matraqué par 40 ans de dictature ! C’est ce que j’ai dit au Président français quand je l’ai appelé de Benghazi, puis quand je suis allé le voir à mon retour à Paris.

DS: Et quelle a été sa première réaction au téléphone?

BHL: Je lui ai dit, pour être précis, trois choses. Que j’avais découvert un peuple admirable de courage. Qu’il était en train de se doter, dans l’improvisation là aussi, d’un gouvernement provisoire qui me semblait digne de confiance. Et que la France se grandirait si son Président acceptait de les recevoir. Sarkozy a dit tout de suite : « oui ».

DS: Vous êtes resté combien de jours sur place, en tout ?

BHL: Une petite semaine. Benghazi, bien sûr. Mais aussi Tobrouk, Beyda, le port de Derna, les lignes de front autour de Brega. L’Est du pays.

DS: Qui est ce comité, quels sont les avis politiques et sociaux de ce comité d’après vous ?

BHL: Je les ai vus sur le terrain, puis ici, à Paris. Ce sont des laïques. Partisans d’un Islam qui est affaire de conscience et pas affaire d’État ; d’un Islam qui dicte au fidèle sa conduite, mais pas à la société ses lois. Après, ce sont des gens cultivés, avertis, qui, au moment où Kadhafi organisait son « illettrisme d’État », sont partis faire leurs études dans les grandes universités européennes ou américaines.

DS: Des gens, aussi, qui n’obtiendront pas le pouvoir dans 6 mois ou dans un an.

BHL: Que voulez-vous dire ? C’est un conseil transitoire, ça c’est sûr. Après, il y aura une constitution, des élections, un gouvernement. Ces gens ont conscience d’être engagés dans un processus révolutionnaire qui connaîtra des étapes et qui est loin d’être parvenu à son terme.

DS: De votre jugement sur ces gens dépend la légitimité de cette intervention.

BHL: C’est pour cela que je pèse mes mots. Ce ne sont pas des anges, bien sûr. Certains ont servi Kadhafi puis se sont révoltés contre lui. Mais quelqu’un comme Abdul-Jalil, par exemple, le dit très clairement, sans dramatisation ni martyrologie : il aura rempli sa tâche en ce monde, sa mission, s’il mène son pays jusqu’à la chute de Kadhafi, jusqu’à une constitution et jusqu’au seuil de la démocratie.

DS: Est-ce que l’on peut dire que l’on a un groupe homogène de rebelles?

BHL: L’information que je peux vous donner c’est que, dans ce groupe, c’est-à-dire dans ce Conseil National de Transition, toutes les régions de la Libye, toutes ses tribus, sont représentées y compris la tribu de Kadhafi. Oubliez les clichés commodes – je veux dire commodes pour se donner bonne conscience en restant les bras croisés à ne rien faire – sur l’opposition historique entre Cyrénaïque et Tripolitaine, les partages tribaux irréductibles, etc. Pour le CNT de Benghazi, la seule capitale possible pour la Libye libre c’est Tripoli.

DS: Vous étiez contre la guerre d’Irak. Pourquoi est-ce que vous pensez que cette intervention est plus légitime?

BHL: En Irak, c’était une guerre illégale, sans fondement en droit international. Là, on a une intervention qui a été votée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Déjà, cela change tout.

DS: L’article 7, normalement, ne permet une intervention que lorsqu’il y a crime de guerre, ou crime contre l’humanité.

BHL: Les 1200 mutins de la prison d’Abou Salim massacrés à la mitrailleuse, en 1996, ça ne vous suffit pas comme crime contre l’humanité ? Et envoyer des avions de chasse tirer en piqué sur la foule au lieu de se contenter, comme dans un pays normal, de policiers ? Au bout de combien de morts, à partir de quel seuil de provocation et d’horreur, l’intervention était-elle légitime ?

DS: Cette intervention occidentale peut quand même rendre plus difficile la recherche d’une solution politique.

BHL: Attendez. D’abord, ce n’est pas une « intervention occidentale » : c’est la Ligue arabe qui l’a demandée ; il y a des avions qataris et émiriens dans la coalition ; des armes qui arrivent d’Égypte ; un soutien moral fort des populations égyptienne et tunisienne ; rien à voir, donc, avec l’idée bête de « croisade de l’Occident ». Et puis, quant à la solution politique, il n’y en a plus qu’une : l’élimination politique de Kadhafi. Si on lui sauve la mise, si on négocie in extremis avec lui, c’en est fini du printemps arabe. Ce qui, d’ailleurs, était probablement le calcul d’une partie de l’Occident.

DS: Comment cela ?

BHL: Je ne suis pas certain que l’Occident avait tellement envie que ça que le printemps arabe aille jusqu’en été. Je ne suis pas certain, du tout, que l’administration américaine était unanime à vouloir se débarrasser de ce bouffon sanglant. Est-ce qu’il n’y avait pas, dans toute une partie de l’establishment US, l’idée qu’il y en avait marre, justement, de ce vent de révolte, qu’il était temps de siffler la fin de la récréation démocratique et qu’il fallait tout faire pour éviter que la contagion n’arrive jusque dans le Golfe et dans la ô combien stratégique Arabie saoudite ? C’était la position du Pentagone, par exemple : la Libye comme une porte coupe-incendie évitant que le feu des révoltes ne se propage jusque dans le saint des saints. Et c’est l’autre raison pour laquelle il ne faut pas parler de « guerre occidentale » : l’occident était divisé, vraiment, sur cette affaire ; vous aviez ceux qui pensaient que la démocratie est la meilleure garantie de bonnes relations futures avec le monde arabe et ceux qui, raisonnant à court terme, se sentaient plus à l’aise, plus en pays de connaissance, avec les vieux dictateurs.

DS: Vous étiez très sceptique quant aux possibilités démocratiques dans les pays arabes. Vous avez même parlé d’une « tradition fasciste ». Ça a changé?

BHL: Pas du tout. Je pense toujours que les Frères musulmans, par exemple, sont une des dernières perles lâchées par l’huitre noire du nazisme. Je pense toujours que le deuil du nazisme, le travail sur sa mémoire et sur son héritage conscient ou inconscient, a été fait quasiment partout dans le monde sauf dans le monde arabe où la part prise au nazisme reste, aujourd’hui encore, l’objet d’un tabou. Mais j’ai toujours dit, en même temps, que le monde arabo-musulman est le théâtre d’un affrontement sans merci entre, d’un côté, cela et, de l’autre, l’islam des Lumières, compatible avec les droits de l’homme, désireux de démocratie. Et je dis aujourd’hui que c’est ce second Islam qui est en train de marquer des points. C’est très clair en Libye. C’est clair, aussi, en Égypte où les Frères musulmans sont déjà en train, peut-être pas de se dissoudre dans l’effervescence démocratique, mais de faiblir. Et c’est la raison pour laquelle, tout en restant vigilant, et même ultra vigilant, j’observe ces révolutions avec enthousiasme.

DS: Quand vous étiez en Égypte vous avez parlé de « maturité politique ».

BHL: Disons plutôt une maturation. Et, même, une maturation accélérée. J’ai souvent observé cela dans les grands soulèvements démocratiques. Les choses vont, tout à coup, très vite. Le temps devient, soudain, très court. Le temps de la dictature est un temps long – le temps de la révolution est un temps qui presse le pas, qui brûle ses propres étapes. J’ai observé ça au Portugal en 1974. J’ai observé ça dans les pays d’Europe centrale, libérés du communisme. Je me souviens comment, d’une semaine sur l’autre, les réflexes démocratiques revenaient. C’était comme un dégel, des paroles gelées qui se remettaient à vivre, une multiplication de parole, une accélération des particules politiques et, au fond, une pédagogie de la liberté en accéléré.

DS: Vous avez un lien spécial avec les pays d’Afrique du Nord, avec le monde arabe, par le biais de votre famille et votre histoire personnelle. Qu’est ce que cela vous fait de voir tomber des régimes comme la Tunisie, l’Égypte ?

BHL: Je fais partie des gens que ça n’a pas complètement surpris. La vraie guerre de civilisation, je vous le répète, n’est pas, comme le croyait Huntington, entre l’Ouest et le Reste mais, au sein du Reste et, en particulier, au sein de l’Islam, la guerre entre les héritiers, mettons, de Massoud et les émules des Talibans. Alors, que la démocratie, aujourd’hui, marque des points, rien d’étonnant. Il n’y avait pas d’exception arabe. Pas de fatalité arabe. Le monde arabe n’était pas plus fermé à la démocratie que, donc, la Roumanie ou la Bulgarie sortant de la nuit du communisme. J’ai écrit cela dans mes reportages sur Afghanistan. Je l’ai écrit dans mon enquête sur Daniel Pearl. Je l’ai dit, répété, crié sur les toits, mille fois.

DS: Vous parlez de votre livre sur le journaliste Daniel Pearl qui a été tué au Pakistan.

BHL: Oui, bien sûr. Et je vous prédis d’ailleurs, dans ce pays qui est le plus dangereux de la planète, un printemps pakistanais… Non. Le plus surprenant, au fond, c’est la stupeur des chancelleries et même des commentateurs. Remarquez, c’était pareil face à l’Europe sous la botte. La droite comme la gauche, en Europe de l’ouest, était totalement résignée à cette glaciation de l’autre moitié de l’Europe.

DS: Mais de le voir arriver maintenant qu’est ce que cela vous fait?

BHL: Cela me rend joyeux. Et, bien sûr, comme vis-à-vis de tout processus révolutionnaire, il y a aussi une part d’inquiétude. Les révolutions charrient le meilleur mais parfois le pire. Et c’est d’ailleurs bien ce que nous demandent les plus lucides des démocrates libyens, égyptiens ou tunisiens : ne commettez pas la même erreur que tels ou tels de vos intellectuels prenant en bloc, il y a 30 ans, la « révolution spirituelle » iranienne ; avec nous, pour nous, gardez les yeux ouverts, n’abdiquez pas votre fonction critique.

DS: Quelle est, à vos yeux, et à ce jour, la principale leçon de cette intervention ?

BHL: La position de la ligue Arabe. Que la Ligue arabe demande une intervention alliée dans un pays de son périmètre c’est un événement majeur, y compris dans l’histoire des idées. Ça peut changer, bien sûr. Amr Moussa peut, demain matin, tout casser. Mais, pour l’heure, nous en sommes là. C’est la première fois, du coup, que notre « devoir d’ingérence » se voit pris en charge, mis en œuvre, avalisé dans son principe et dans ses modalités d’application, par des pays non occidentaux. On ne pourra plus en parler comme avant. On ne pourra plus nous faire le coup de la sombre manœuvre de l’Empire et du néocolonialisme déguisé…

DS: Une toute nouvelle forme de multilatéralisme?

BHL: C’est plus que du multilatéralisme. On a fait un grand pas, là, vers l’idée que l’humanité est une, qu’elle n’est pas segmentée en blocs civilisationnels étrangers les uns aux autres et justiciables de droits différents.

DS: D’où vient votre sens de l’optimisme, voire de naïveté ?

BHL: Non, je ne pense pas être naïf. J’essaie juste de rester vigilant – perplexe et vigilant. Simplement, il faut être pragmatique et, si vous le voulez bien, s’en tenir aux faits ainsi qu’à ces autres faits que sont les textes. Cette demande d’intervention de la ligue Arabe, sa participation au Sommet de Paris, la présence d’avions arabes dans la coalition, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est une victoire énorme.

DS: Concernant le Darfour, vous avez eu moins de succès…

BHL: Oui, bien sûr. C’est pour cela que je vous dis que c’est un progrès. Le Darfour c’est un échec terrible. L’impératif de protéger n’a pas été pris en considération. On a laissé mourir les Darfouris comme on avait laissé mourir les Bosniaques et les Tutsis du Rwanda et du Burundi. Et cela pourquoi ? A cause d’un discours débile qui s’appelle le souverainisme et qui dit, en gros, que les massacres, voire les génocides, ne peuvent se régler qu’à l’intérieur des frontières souveraines de chaque nation. Ajoutez à cela le terrorisme intellectuel des gens qui nous disaient que sanctionner El Béchir et le Soudan relèverait d’un reste de mentalité coloniale, d’arrogance occidentale. Ce discours a marché à propos du Darfour. Voilà, oui, il a marché. Je le sais mieux que personne puisque c’est lui, ce discours, que l’on m’a opposé lorsque je suis rentré, en 2007, du Darfour.

DS: Il y a eu un changement profond dans le droit international?

BHL: Je ne sais pas. Peut-être. Il faut rester très prudent. Ce qui est sûr, encore une fois, c’est qu’au moment du Darfour l’ont emporté ceux qui disaient que c’était une affaire africaine qui ne devait être réglée que par les Africains eux-mêmes. Là, ceux qui croyaient que les massacres en Libye étaient une affaire africaine, ou arabe, et que l’Occident ne devait pas s’en mêler ont pour l’instant perdu la partie. Voilà. Si cela se confirme, si les Arabes ne sortent pas de la coalition, ce sera un pas en avant dans la conscience morale de l’humanité. Ce sera un bond en avant de ce « kantisme politique » qui est la croyance commune à tous les hommes et femmes épris de paix. Et ce sera une défaite pour cette idée quand même incroyable que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes signifie le droit des gouvernants à disposer de leurs gouvernés..

DS: Donc une victoire de toutes vos idées.

BHL: Des idées sur lesquelles les trois monothéismes et la plupart des grandes civilisations sont se bâties. Je suis juste un homme de paix. Je hais la guerre, elle me fait horreur – c’est pourquoi je soutiens, ici, aujourd’hui, une opération qui, si elle réussit, créera, non de la guerre, mais de la paix.

DS: Quand vous étiez avec les membres du conseil provisoire à l’Élysée, il y avait un moment, une scène, quelque chose qui vous restera en souvenir dans dix ans?

BHL: Oui. La surprise, l’incrédulité et la gratitude des trois Libyens présents lorsqu’ils ont compris ce qu’était en train de leur dire Sarkozy. L’énormité de ce qu’il leur proposait. La radicalité du geste qu’il était en train d’opérer. Ce moment-là, ce moment de stupeur et de reconnaissance c’était un beau moment.

DS: Ils ne réalisaient pas la proximité du pouvoir que vous avez.

BHL: Il n’y a pas de « proximité ». Je suis loin de Sarkozy. Je suis un adversaire résolu de sa politique. Je n’ai pas voté pour lui, je ne voterai toujours pas pour lui et je n’ai cessé d’exprimer mon désaccord, depuis quatre ans, sur la plupart des sujets dont il a fait ses chevaux de bataille. Après, je le connais bien –  ce n’est pas un secret…

DS: Comment vous l’avez convaincu de la nécessité d‘une intervention?

BHL: C’est à lui qu’il faudrait poser la question… Quels sont les mots qui touchent un homme ? Les arguments qui l’ébranlent ou l’émeuvent ? Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas… Ou peut-être, oui… Un moment… Il y a, peut-être, eu un moment… C’est quand je lui ai dit que, si Kadhafi entrait dans Benghazi, ce serait un massacre et que le sang des massacrés éclabousserait le drapeau Français qui était, depuis l’avant-veille, tendu sur la Corniche… Je pense que cet argument là l’a touché. Les hommes d’État sont des hommes comme les autres. Ils ont des réactions incroyablement sophistiquées et complexes. Des processus de décision tributaires de mille paramètres. Et puis, soudain, tout devient simple : il y a un mot, juste un mot, qui les bouleverse comme il bouleverserait n’importe lequel d’entre nous.

DS: Vous voyagez depuis des années, voire des décennies, à partir d’un monde très confortable et parisien jusque dans des régions de crises. Qu’est-ce qui vous fait faire cela sans cesse?

BHL: Cette espèce de fatalité qui fait que naître sous une latitude vous expose à vivre en enfer et que naître sous une autre vous donne une chance de vivre dans l’opulence. Cette idée m’est insupportable. Elle me l’a toujours été. Quand j’étais jeune homme, vous le savez peut-être, j’étais élève d’une Grande École française que j’ai soudainement quittée pour aller au Bangladesh où se déroulait un génocide dont l’ampleur reste, aujourd’hui encore, mal connue. J’ai 23 ans. J’apprends qu’il se passe ça, cette boucherie. Je ne suis personne à l’époque. Je n’ai encore rien écrit. Mais je n’hésite pas. Et j’y vais. C’est comme une obligation morale.

DS: Vous êtes né dans ce milieu-là, est-ce que vous avez ressenti cela comme une tâche lourde ou une obligation?

BHL: C’est le cœur même de ma vision du monde. Je pense qu’être un sujet c’est être en dette vis à vis des autres sujets. Je pense qu’exister, le seul fait d’exister, vous met en position de porter ombrage à l’existence d’autrui. Je pense, si vous préférez, que la place qui est la noôre en ce monde ne nous appartient jamais tout à fait, qu’elle est à la fois la nôtre et un peu usurpée.

DS: Cette foi vient d’ où?

BHL: Peut-être de la tradition morale et spirituelle dans laquelle je m’inscris. Pour moi la définition du judaïsme c’est ça. Etre juif c’est considérer que la responsabilité pour autrui prime la persévérance dans l’être.

DS: Est-ce que vous pouvez imaginer un monde sans BHL?

BHL: Oh oui, sûrement. Ça marcherait tout à fait bien.

DS: Et une France ?

BHL: Ah ça… Je ne sais pas… Peut-être qu’il faudrait l’inventer (rires).

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