Il y a quelques jours, les Émirats Arabes Unis créaient l’événement, non sans stupeur chez les naïfs pas innocents qui déblatèrent depuis tant d’années sur la prétendue “solidarité islamique” : une de leurs voix les plus autorisées expliquait leur hostilité radicale à un Iran d’Ahmadinejad disposant de la bombe atomique. On pouvait lire entre les lignes en y allant avec de gros sabots – je veux dire de grosses babouches – que le risque pour eux est désormais reconnu comme beaucoup plus grave que même… Israël.

Cette analyse est réaliste, juste, lucide. Évidente, concrète, brute de décoffrage. Il y a longtemps que cela allait sans dire ; c’est bien mieux en le disant. Et pour ceux qui auraient vraiment besoin d’une traduction, d’une note en bas de page, d’une explication de gravure : qui dit Emirats dit Arabie Saoudite, of course et suivez mon regard. Une réalité stratégique basique est en train de se transformer en force matérielle ouverte. Elle s’énonce ainsi, en bon français : le Royaume en a sa claque du cinglé de Téhéran. Il le répète depuis belle lurette à ses interlocuteurs diplomatiques, mais cette position étayée, qui ne cesse d’ajouter de la fermeté à sa constance, n’était pas perçue de façon assez nette par les opinions publiques et les médias : il tenait à ce que nul n’en ignore.

Cette prise de position rationnelle et libératrice des Emirats, donc du Royaume, fut aussitôt reprise au vol et relancée avec une impulsion nouvelle par Bernard-Henri Lévy (voir ici : Le monde arabe contre Ahmadinejad ). En saluant cet événement il lui conférait bien évidemment une légitimité et une solidité bien plus importantes ; une assise et une durée de vol considérables. Comme nous le signalions (voir ici : L’analyse de Bernard-Henri Lévy Ahmadinejad et le monde arabe fait débat aux Etats-unis), cette force de conviction a électrisé nombre de blogs aux Etats-Unis, dans une réaction en chaîne excellente, dynamisant leur réflexion sur le Proche-Orient de façon plus constructive et productive.

Les deux gestes, celui des Emirats, et celui de BHL, auront précédé de peu l’exposition vedette qui vient de s’ouvrir au Grand Louvre à Paris : Routes d’Arabie, archéologie et Histoire du royaume d’Arabie saoudite. Ils l’ont éclairée d’avance, comme pour la saluer et souligner son arrivée à la bonne heure.

Pour renchérir encore sur eux – mais en farce ! – éclata le 14 juillet, jour de l’ouverture au public de l’exposition, un pétard mouillé concocté par Ahmadinejad contre l’Arabie saoudite : la petite fausse affaire grotesque, abracadabrantesque, d’un demi-savant atomiste iranien soi-disant enlevé à Médine l’an dernier pendant le “petit pèlerinage”, et prétendument victime d’une collusion de la police saoudienne et des services américains.

Alors qu’il était allé se la couler douce sur le campus de Tucson en Arizona, comme en témoigne une vidéo sur YouTube qu’il avait oublié de faire retirer avant de se prêter à cette mascarade. Ainsi s’effondra aussitôt en quelques heures la tentative de théorie du complot mal bricolée à la hâte par les sbires idiots d’Ahmadinejad. Elle nous prenait pour des imbéciles, mais l’est grossièrement elle-même : simple indice supplémentaire du degré d’incurie et d’affolement auquel en est réduit le régime de Téhéran dans son bunker, début de remake du film la Chute.

Fin d’une censure, force tranquille :

Le privilège offert au Grand Louvre et à la France avec les prêts pour Routes d’Arabie étonne et émeut par son engagement dans l’ouverture, sa générosité, ses largesses. Le trait principal de l’exposition est sa levée de refoulement des périodes pré-islamiques de l’Arabie, au contraire elle les exalte, et cela vaut sacrément le détour. Elle rompt ainsi de façon salubre et salutaire, au profit de la vérité scientifique, archéologique, historique, avec une interprétation étroite de l’interdit de représenter le corps humain, ce commandement inscrit sur les Tables de la Loi du tout premier monothéisme (Moïse est le personnage le plus cité dans le Coran).

Cette opération de grand style ne se fait pas à la sauvette : le prince ministre des Affaires étrangères d’Arabie saoudite s’est déplacé spécialement pour inaugurer l’exposition : pour poser sous l’oeil des télévisions arabes devant ces statues pré-islamiques – dont un homme nu, excusez du peu : Michel-Ange dans le désert ! – Entouré de nombreux autres princes et membres de l’administration royale, et toujours filmé pour le public arabe et musulman, il a tenu au nom du roi à procéder au côté de Bernard Kouchner et Frédéric Mitterrand à une signature solennelle et sympathique assortie d’un discours bonhomme mais sans ambiguités. Ce n’est pas rien, vraiment pas rien. C’est très important. C’est un événement.

Il est dû à la volonté du roi Abdallah lui-même et à l’activisme énergique du prince Sultan bin Salman ( bin Abdulaziz al Saoud, c’est-à-dire de premier rang dans le sang royal ; mais aussi ex-cosmonaute). Celui-ci connaît comme personne l’art occidental et le Louvre. Il déclare sans complexes que la Joconde lui « nourrit l’âme » (oui : « l’âme »). Et que l’image de sa culture et de sa religion a été « accaparée et déformée par des extrémistes immoraux ».

L’autre maître d’oeuvre, plus en retrait par discrétion mais non moins efficace, est bien sûr le président du musée du Louvre Henri Loyrette, dont la poigne, l’endurance et l’habileté forcent le respect. Elles incitent d’autant plus à l’indignation en ce moment devant les rumeurs de menaces de restriction de la dotation par l’Etat pour une des entreprises françaises les plus solidement rentables. La France a gagné là un leadership mondial ; elle doit le consolider, à tout prix. Rien pour le Louvre ne sera trop cher payé : au nom de l’intérêt très bien compris du peuple français. Casser une telle montée en puissance en pleine poussée d’accélération serait tuer la poule aux oeufs d’or : au secours, La Fontaine, ils sont devenus fous !

Des découvertes stupéfiantes :

capture stele
Cette stèle d’Arabie, véritable merveille d’“art contemporain” post-cubiste, date du… quatrième millénaire avant J.-C. !
Peinture murale tête d'homme
Peinture murale des IIème-Ier siècles avant J.-C., extraordinaire par sa proximité avec celles du culte de Dionysos, c’est-à-dire le contraire même de la loi musulmane.
Photo du chameau
Photo prise pendant la bataille d’Aqaba par le colonel Lawrence
Porte de la Kaaba
Porte de la Kaaba, 1630-1636
Statue lihyânite
Statue du royaume “lihyânite”, de la fin du VIème siècle jusqu’au Ier siècle avant J.-C. : influence égyptienne et grecque – fierté de la musculature, impensable en islam, taboue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Création poétique de la grandeur :

La Kaaba est le cube enveloppé d’un tissu noir précieux – et contenant à un de ses angles, enchassée, la “pierre noire” transmise et reprise du monde arabe anté-islamique – qui constitue le pôle d’attraction du pèlerinage de La Mecque. L’Arabie saoudite a prêté au Grand Louvre pour l’exposition actuelle – priviliège exceptionnel, honneur et confiance inouïs – cette porte de la Kaaba réalisée en1630 et en 1636 sur commande du sultan ottoman Murad IV après une inondation qui avait trop endommagé la précédente. Elle est restée en place jusqu’au XXème siècle. Devant elle on songe aux centaines et centaines de milliers de mains qui se sont posées avec ferveur sur elle pendant des siècles, à toutes celles qui auraient tant aimé pouvoir le faire. A tant de rêves, tant de nostalgies et d’émotions dans tant de vies à travers tout le monde musulman, qui s’orientaient sur son magnétisme comme autant de boussoles. “Toucher du bois ” : celui-ci, porte-bonheur par excellence, est recouvert d’un placage de feuilles d’argent martelées, dorées et gravées – dans le cartouche supérieur, la profession de foi de base, la shahâda.

Parmi la série de stèles mortuaires avec leurs calligraphies de pierre, celle-ci datée 1199. Sa qualité de création poétique témoigne assez de l’attrait de puissance et de raffinement qui assura la suprématie de cette langue pour une religion mondiale : « Ci-git le jeune homme enlevé aux siens et à ses aimés… Que son tombeau soit abreuvé par les nuages chargés de pluie qui se déverseront sur lui en ondées… Chaque jour la mort déploie son linceul, et pourtant nous demeurons insouciants de ce qui nous attend… Ne te fie pas à ce bas monde et à ses beautés, même s’il joue les belles fardées parées de leurs plus attrayants atours… Que sont nos aimés devenus ? Et nos proches, qu’en ont-ils fait ? Où sont ceux qui étaient notre apaisement ? La mort leur a fait boire la coupe de malfaisance et ils sont devenus ses otages au-dessous de la terre accumulée. » La pluie comme messager du monde d’en-haut, pénétrant sous la terre pour aller consoler les morts…

L’Arabie sans Lawrence :

On ne trouvera pas dans cette exposition d’exaltation de Lawrence d’Arabie, cher à notre ami Roger Stéphane dans son Portrait de l’aventurier (en Cahiers rouges chez Grasset). Ni du film de David Lean qui touchera bientôt à ses cinquante ans, un des plus vus dans tous les pays arabes : Omar Sharif en chérif Ali… Anthony Quinn en Aouda Abou Tayi, ce chef bédouin plutôt pirate sur ses “vaisseaux du désert”, les chameaux, et qui permit la prise du port d’Aqaba en 1917 et la chute de Damas en 1918…

La fameuse voie de chemin de fer attaquée dans le film par Lawrence-Peter O’Toole (avec ses yeux trop bleus qui font concurrence au ciel) avait été construite par un ingénieur allemand pour l’Empire ottoman, 1300 kilomètres entre 1902 et 1908 : l’exposition rappelle au passage qu’elle est aujourd’hui ensablée, inutilisée depuis longtemps.

Photo étonnante de présence, de mouvement, de cadrage, de composition des lignes et des groupes, prise par le colonel Lawrence lui-même pendant la bataille d’Aqaba (voir ci-dessus dans la galérie photo). Ce chameau est un rêve de Delacroix : le drapeau est celui de sa Liberté conduisant le peuple. On entend les cris.

La famille royale saoudienne :

Saoud ben Mohammed de la tribu des Bâni Hanifa est le fondateur de référence de la famille royale saoudienne. Celle-ci, c’est-à-dire la descendance directe de ce Saoud, compterait aujourd’hui – mais il faut en parler au conditionnel, le chiffre exact étant considéré comme un secret d’État – à peu près quatre mille deux cents princes du sang (ceux qui sont rangés dans la liste de l’ordre de succession) et sept mille princes et princesses de branches cadettes (qui ne peuvent hériter du trône).

C’est le fils de ce fondateur éponyme, Mohammed ben Saoud ben Mohammed, 1710 – 1765, qui orienta de façon décisive en 1744 le destin de cette famille en fondant le premier État d’Arabie dans une stratégie d’alliance avec le re-formateur de l’islam cheikh Wahab, d’où le nom de royaume et/ou de dynastie “wahabite”. Tout comme dans le cas de l’intégriste-fondamentaliste germanique anti-latin Martin Luther, qui n’aurait pas tenu deux ans sans le trop méconnu Frédéric III, prince-électeur de Saxe, c’est bien d’une reformation qu’il faut parler dans cette synergie étroite du spirituel et du temporel, du religieux et du militaire – et non pas d’une “réforme”, contre-sens maquillé en erreur de traduction sur le mot allemand Reformation. Dans les deux cas, ce n’est pas du tout un changement qui était invoqué, mais au contraire un retour à une pureté, à une intégrité, à une littéralité, à un fondement originels.

Le roi Abdel Aziz ibn Saoud, né en 1880, fut l’architecte et le constructeur de l’Arabie saoudite actuelle à partir de 1902. Entre autres, mais pas seulement, à travers des guerres d’unification – analogues à celles de la formation des Etats-nations en Europe. 1932 est la date de la proclamation officielle de l’Etat actuel. Elle précèdait de peu la révélation de l’immense richesse pétrolière en 1938, et son exploitation rapide, qui culmina et se stabilisa dans l’accord stratégique avec les Etats-Unis, scellé directement par la célèbre rencontre entre le roi Abdel Aziz et le président Roosevelt en 1945.

Autre date importante : un des meilleurs “événements de 1968” est l’abolition de l’esclavage par l’Arabie saoudite. C’était mettre un terme législatif et juridique à ce qui aura été pour l’Afrique orientale et la Mer rouge le pendant de la traite transatlantique des Noirs.

Abdelaziz ben Abderrahman ben Fayçal Al Saoud eut cinquante-trois fils légitimes de trente-deux épouses. Parmi eux, les cinq rois qui lui succédèrent depuis 1953 : Saoud, Fayçal, Khaled, Fahd, et depuis 2005 le roi actuel Abdallah, avec pour héritier son frère le prince Sultan. En 2009 leur frère le prince Nayef, né en 1933, vingt-troisième fils d’Abdelaziz et ministre de l’Intérieur depuis 1975, a été désigné comme héritier en second.