Le devoir d’un écrivain est de rendre en toute liberté vie au verbe, de restituer le langage au vivant, de sortir la parole de la glaciation. Et voilà Éric Raoult qui dit, qui affirme, que tout lauréat du prix Goncourt devrait être astreint au devoir de réserve au nom de « la cohésion nationale »,  au nom de la « bonne image du pays ».  Somme toute, reconnaissance du talent – prix Goncourt – contre liberté d’expression. La sortie du député fait évidement froid dans le dos : elle questionne, elle ose remettre en cause le droit des droits, la liberté de parole, la liberté de nommer, ce geste libératoire, cette digue salutaire contre tout abus de pouvoir, cette pierre angulaire de toute société démocratique.

Convoquer la nation pour justifier l’amputation du langage des écrivains, chercher à circonscrire, limiter  la liberté d’imagination, la liberté de parole des auteurs à un usage nationalement convenable, préalablement examiné à la loupe, contrôlé, vérifié, par l’autorité publique ;  instituer une obligation officielle préalable à toute prise de parole des écrivains, est plus qu’une hérésie, une attaque à la démocratie.

Et vouloir assujettir la liberté de parole, la liberté de création, la force des lettres à l’idée de nation, à l’idéologie nationale, vouloir enfermer la liberté de parole dans une  fiction nationale, dans l’Illusion d’une pureté identitaire, est plus que dangereux. Le rôle de l’écrivain n’est pas de brandir le drapeau, les armoiries et les blasons nationaux. Faut-il en outre, rappeler ici, la tragédie de l’étatisation de la littérature dans certaines sociétés ?

Quelle frémisse, qu’elle tremblote, qu’elle bouillonne, qu’elle s’agite, qu’elle palpite, qu’elle vibre, qu’elle bafouille, qu’elle balbutie, qu’elle bégaie, qu’elle soit ardente, fervente, fébrile, fiévreuse, voluptueuse,  ou tiède, bourrue, cassante, décharnée, qu’elle soit abstraite, spéculative ou réaliste, la parole d’un écrivain ne saurait être suggérée, guidée par un prompteur national, officiel. L’écrivain n’est libre qu’en son propre nom ; sa raison d’être est dans sa libre prise de parole. Et par nature cette parole – qui est une parole de sujet –  est un geste solitaire, une passion qui tend à la transgression, à l’interdit, à l’insoumission ; car elle est imaginaire, intimité, intériorité, subjectivité autant de réalités irréductibles à une seule vérité, un seul discours, le discours officiel.

Sans permission en dehors de toute prescription, la parole de l’écrivain prend naissance dans l’aire du doute, du rétif, de l’indomptable ; elle interpelle, pose des questions non pour trouver des réponses définitives mais pour induire d’autres questions. Elle évolue, elle déploie ses pétales, elle fleurit loin des lieux communs de la pensée officielle, loin de la pensée arrêtée ; elle est un acte d’insoumission. Et il est dans son essence, quand elle est affranchie, de voguer au-delà des langues et des cultures, d’embrasser la liberté loin des liens du sol et du sang. Car elle pousse, aiguillonne vers l’avant afin d’affranchir l’individu de la filiation radotante, ressassante, ruminante de la consanguinité, de la smala, de l’ethnie, de la nation.  Elle projette l’être vers l’aéré, vers le déverrouillé, vers la vigilance critique, vers le doute.  La parole de l’écrivain qu’elle soit écrite ou orale, participe d’une sereine irrévérence, d’une audace assumée qui ne saurait être réduite, confinée, enfermée dans un quelconque devoir national de réserve. N’en déplaise à Éric Raoult.