Et soudain la nuit. Et le vent d’horreur qui instantanément saisit le cœur de chaque Français lorsqu’il apprit la nouvelle et que cette dernière se propagea bien au-delà de la France, créant depuis 11h30 hier matin un élan de solidarité, de compassion et d’indignation aux proportions qui rappellent cet autre acte barbare que furent les attentats du 11-Septembre 2001. De la droite à la gauche, en haut comme en bas, tous sont consternés, aucun n’est résigné, tous sont déjà descendus dans la rue ou s’apprêtent à le faire.
Car ce ne sont pas seulement douze hommes qui sont tombés, ce sont des hommes qui avaient choisi d’embrasser la liberté pour en faire un combat, le combat et l’idéal de leur vie, alors que rien ne les y contraignaient, le crayon pour seule arme, sans violence mais en riant fort de tout, parfois pour le seul plaisir de rire, souvent pour mieux pointer et dénoncer les hypocrisies de l’époque.
Cette tuerie émeut plus encore, et il est fastidieux de l’avouer, que les autres attentats qui ont eu lieu, de par l’Europe et par le monde, ces dix dernières années. Tout d’abord parce ce que ce n’est pas un attentat : c’est une exécution de personnes choisies, méthodique, lente, qui a duré plusieurs longues minutes, pendant lesquelles ont été criblées de balles des victimes gisant à terre, agonisantes. C’est un assassinat.
En assassinant Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré et sept autres personnes, les terroristes ont attaqué ce que la France a peut-être de plus cher, la liberté d’expression ; à travers les dessinateurs de Charlie Hebdo, ils ont visé chacun des soixante-six millions de Français, ils ont tenté de porter un coup, comme un avertissement pour instiguer la peur, à tous ceux qui considèrent qu’une vie sans le droit de choisir librement ses opinions et ses convictions est une vie indigne. Mais ils ont aussi attenté à une autre part, encore plus sacrée, de la liberté humaine : la liberté de rire.
Ce n’est pas un hasard si ces islamistes se sont rués sur les locaux de l’hebdomadaire satirique. Ce n’est pas une institution officielle de la France, une mairie, un commissariat, une caserne d’armée, qu’ils ont choisi d’attaquer, comme l’avait fait Merah en 2012, des symboles tout désignés car représentant l’action de la France. Non, c’est ce qu’il y a de plus insupportable pour eux, de plus pernicieux, qu’ils ont voulu mettre à mort : l’humour. Ils ont voulu le mettre à mort, le faire taire, car l’humour est quelque chose qu’ils ne conçoivent et ne tolèrent pas, une latitude qui ne peut se comprendre dans les limites étriquées de pensées endoctrinées. Car l’humour implique la liberté, la distance critique, de savoir remettre en cause ses convictions et de ne pas s’y fier aveuglément, ce dont ils sont incapables. Mais pour eux le rire n’est pas seulement étranger, il est dangereux.
De tout temps, les régimes totalitaires et les extrémismes religieux ont pourchassé la moquerie et l’humour, qu’ils redoutent comme la pire des armes : car le rire se propage, le rire se communique, il ne connaît pas de barrière. On ne peut l’interdire comme on interdit un parti ; il se propage en sous-main, de proche en proche, sans qu’on puisse le surveiller ; et quand on ne peut rire ouvertement, on rit intérieurement, on rit entre-soi. C’est une puissante arme de résistance contre l’oppression : les détenus des camps se racontaient des blagues pour mieux rire, les Juifs rient encore de leurs malheurs pour mieux les supporter et les vaincre. C’est aussi un outil efficace pour démasquer les impostures : Charlie Chaplin, dès 1940, fit sortir Le dictateur, qui mieux que bien de longs livres a dépeint le portrait véridique de l’hitlérisme à un moment où l’Amérique rechignait encore à entrer en guerre.
Alors, comment mettre fin à ce rire grinçant, désacralisant, salutairement provocateur de Charlie Hebdo ? Pas en intimidant, se sont dits les assassins, puisque les esprits libres ne se soumettent pas : pour les réduire au silence, il n’est qu’une solution, les éliminer, physiquement.
Et c’est ainsi qu’aujourd’hui, trop tard, nous nous réveillons en ayant pris conscience que, derrière leur bureau, armés de leurs crayons, les dessinateurs de Charlie Hebdo étaient les premiers défenseurs de nos droits, les premiers combattants de la liberté. Défenseurs de ce droit de dessiner et de rire, pour dire, par exemple, l’absurdité de religions que certains conçoivent encore comme des systèmes absolus, totaux (donc totalitaires), devant gouverner chaque aspect de la vie  (au passage, Charlie Hebdo s’en prenait aussi couramment au christianisme et au judaïsme), mais défenseurs également de ce droit de pratiquer un humour sans tabous ni censure pour mieux éprouver ce qu’est la liberté d’expression, pour mieux la faire vivre, en la testant jusqu’à ses limites, en étreignant la totalité du domaine de ses possibles.
La France est, plus que la plupart de ses voisins, un pays passionné par les engagements et les débats politiques, passionné par les grands idéaux et les idéologies, un pays où chacun, pour le meilleur et pour le pire, a toujours une opinion sur la situation politique et sociale ; c’est un pays qui, il y a cent ans, a été capable d’aller au bord de la guerre civile pour rendre justice à un officier juif de son armée qui avait été injustement inculpé. Forte de cette culture et de cette identité de l’engagement, la France a produit des électrons libres, d’admirables rêveurs et d’admirables engagés qui se sont jetés jusqu’à leur dernier souffle dans leur combat : Hugo pour la République et contre la peine de mort, Zola et « J’accuse », les brigades internationales au secours de l’Espagne républicaine abandonnée et martyrisée, les résistants… et les irrévérencieux soixante-huitards de Charlie Hebdo, inlassables jouisseurs de liberté. Wolinski et ceux qui ne sont plus là depuis hier, les autres aussi, ceux qui ont réchappé au massacre. Des gens si viscéralement attachés à la liberté d’expression et au rire qu’ils ne pouvaient tolérer que ces deux composantes fondamentales de la dignité humaine puissent encore, au XXIe siècle, être remises en cause, serait-ce par des groupes de malades embrigadés au milieu du désert à trois mille kilomètres d’ici. Depuis 2006 et les premières menaces, ils avaient préféré prendre le risque de mourir debout plutôt que de vivre à genoux comme disait Charb.
Hier, ils sont donc morts debout pour le rire, c’est-à-dire pour notre liberté.