Alors… Quatre-vingt-dix printemps, Monsieur Aznavour ?
Dernier des grands, encore vivant… Que l’on savoure !
Notez la rime en « Vour-e » et l’alexandrin de 12 pieds.
Il paraît que Charles s’assoit tous les jours à sa table de travail et écrit. Le patriarche assume une tribu familiale importante et des responsabilités à hauteur de sa légende.
Son œuvre d’auteur, de mélodiste, d’acteur, d’éditeur, de producteur, de mécène est prolifique et hautement rémunérée en droits SACEM.
Elle a commencé, il y a bien longtemps. Lorsque Charles avait presque tout faux : petit, exilé, moche, une voix éraillée, une famille pauvre…
Mais l’intelligence, l’instinct, le talent, la vaillance, le cœur, la chance ont démenti les pronostics des destins voués à l’errance et à la bohème. Celle des années 20 où les hommes avaient le nationalisme à fleur de peau et la baïonnette prête à embrocher. La guerre, dira Charles, c’est un morceau de métal qui perce un morceau de chair…
Charles a failli devenir un chanteur américain : il est né à Paris, par hasard, le 22 mai 1924 car ses parents – en transit – attendaient leurs visas pour les USA. Les Aznavourian fuyaient l’Arménie, pourchassés par la cruauté des Turcs. L’enfance de Charles (communauté oblige) est bercée de mélodies slaves, tsiganes, russes.
Quand en 1933, la famille Aznavourian s’installe rue du Cardinal Lemoine, en face de l’école du spectacle, le petit Charles annonce qu’il veut être comédien.
Le lien entre le cinéma et la chanson, entre l’acteur et le chanteur, entre l’auteur et le lecteur de scénarios, sera toute sa vie son fil conducteur.
Ses textes sont des bijoux de séquences d’ouverture de films. Plantez une caméra au sommet d’une grue, amorcez le travelling et rentrez doucement dans le décor :
– Ils sont venus, ils sont tous là, dès qu’ils ont entendu ce cri (La famille italienne de La Mamma).
– J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement, rue Sarasate (le travesti de Comme ils disent).
– Dans le bruit familier de la boîte à la mode (-) Toi, vêtue en indienne et moi, en col Mao … (la discothèque dans Les Plaisirs démodés, 1972).
Charles est aussi un immense acteur : La tête contre les murs, Un taxi pour Tobrouk, Tirez sur le pianiste, Le Tambour, Le tat d’Amérique, Les fantômes du chapelier
En 1936, le petit Charles accompagne sa mère au spectacle du Théâtre des Capucines.
Aznavour_coffretIl y a un jeune duo de chanteurs pianistes très dynamiques : Charles et Johnny (Trenet et Hess) ; Au cours de la programmation se succèdent acrobates, chiens savants, illusionnistes, comiques… Charles ne tient plus sur son siège : il attend le numéro d’un membre de sa famille, un cousin de sa mère qui bosse dans le show-bizze (à l’époque, on disait « Music Hall »).
Arrive un drôle de gars, mince comme une cigarette, en couche culotte hindoue et turban de soie qui étale son squelette sur un tapis de clous sans broncher. Genre Paul Meurisse, dans OSS 117 à Bombay. Madame Aznavour à son fils :
– Tu vois le fakir ? Hé bien, c’est ton oncle !
En 1944, il signe ses premiers textes de chansons dont L’Amour a Fait de Moi :
– J’entendais d’puis mon jeune âge, mon papa qui me disait « Prends bien garde aux femmes volages »…
C’est un peu le « Belle, belle, belle » que Vline Buggy écrira pour Clo Clo :
– Un jour mon père me dit, fiston, j’te vois sortir le soir (-) Les filles, tu sais, méfie-toi !
Charles s’accroche, il en veut. Le métier est dur, sans pitié. On se moque de sa petite taille, sa voix éraillée, on lui dit, tu ne seras jamais chanteur, t’as un gros pif, tu ne capteras jamais le public féminin, change ton nom : Aznavrant, c’est pathétique.
Mais l’éditeur Raoul Breton, celui de Piaf, Trenet, Bécaud (dont il a racheté le catalogue) n’est pas de cet avis et fait circuler les premiers titres du jeune auteur compositeur.
Quand en 1946, Charles rencontre Mademoiselle Édith, il a un « nouveau nez » plein le visage et des chansons plein les poches. Il travaille tous les jours et surtout le dimanche
(Je hais les dimanches, Juliette Greco, Prix de la SACEM 1952), peaufinant ses textes, ses rimes, sa métrique, jusqu’à l’obsession ; il multiplie les collaborations autour du piano, avec Pierre Roche, Bécaud, Michel Legrand, Georges Garvarentz, Roger Gall, le père de France…
La ronde des succès commence…
1955, il enregistre Sur ma vie ; 1956 On ne sait jamais, Sa jeunesse ; 1958 Sarah, 1960 Tu te laisses aller, 1961 j’m’voyais déjà… En haut de l’affiche ?
En 1963, La mamma se vend à 1 240 000 exemplaires.
Enfin, Aznavour triomphe au Carnegie Hall de New York, il a 39 ans !
Moi, la chanson et l’histoire que je préfère, c’est celle de La Bohême, son incontournable succès et – hélas – favori des karaokés !
Fin 1964, le producteur Maurice Lehmann et patron du théâtre du Châtelet, désirant une opérette pour le ténor Georges Guéthary, demande à Frédéric Dard, le papa de San Antonio (né en 1921), d’écrire le livret. Ce sera Monsieur carnaval, qu’il présente à Lehmann quelques mois plus tard. Comédie exotique en plusieurs tableaux, il manque les plages musicales, chansons spécialement écrites pour le spectacle et donc, inédites. Lehmann contacte Aznavour pour la musique.
Dans les titres proposés, il y a La Bohème, dont le texte a été écrit par Jacques Plante, également auteur de For me formidable (1964), Les comédiens (1962) et Comme ils disent (1973).
La première phrase en slogan imparable restera gravée dans la mémoire collective :
– Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître !
Jacques Plante confia un jour à France Inter que cette phrase lui était venue lors d’un dîner où, invité, il était arrivé très en retard mais aussi, accompagné d’un jeune camarade de 20 ans pas prévu à la table des convives. Tandis qu’embarrassée, l’épouse cherchait deux chaises pour le couple pique-assiette, le maître de maison, un vieux réac, voyant que Plante – pour donner le change – essayait de prendre la conversation en cours, lui assena cette réplique fameuse : – Je vous parle d’un temps…
Charles Aznavour et Michèle Mercier dans "Tirez sur le pianiste" de Truffaut, 1960.
Retour à Monsieur carnaval. Quand Lehmann présente les chansons à Georges Guétary pour l’opérette, Georges le ténor est ravi : il adore La Bohème et se rengorge de joie à l’idée de la créer sur scène et plus tard, en disque.
Le problème, c’est qu’Aznavour adore aussi sa nouvelle chanson et sans rien dire aux autres (et parce qu’il a le droit) l’enregistre et la sort en disque.
Le public adopte de suite le nouvel Aznavour mais Guétary est furax car il se sent trahi ! On lui a volé sa chanson et sa version opérette sur scène avec pantalon moule-bite, boléro et castagnettes, frise le ridicule, comparé à l’interprétation sobre et magistrale d’un Aznavour. Pauvre Georges, c’est un Guéthary à marée basse ! Il a vraiment l’air d’une bohémienne.
Dans les nombreuses adaptations de La Bohème, il y a une parodie dans La vérité si je mens, film écrit par le tandem Michel Munz & Gérard Bitton. Le titre en version sépharade devient un hommage à une marque allemande d’automobile :
– La BM, la BM … Ca voulait dire qu’on était riche !
A la fin des années soixante, Charles est récompensé cinq fois :
Auteur de Retiens la nuit (1962 Johnny Hallyday), La plus belle pour aller danser (1964 Sylvie Vartan), J’m’voyais déjà (1960), La mamma (1963, paroles de Robert Gall, le papa de France) et La Bohème (paroles de Jacques Plante).
En 2002, les internautes de CNN et du Time élisent Charles Aznavour, chanteur du 20ème siècle avec Elvis Presley et Bob Dylan.
abc