Après l’effondrement de l’âge dit idéologique, l’âge bestial. Dans les deux cas, il s’agissait des masses humaines et de leur pétrissage politique. Désormais, la politique est presque vaine, puisque l’exhibitionnisme de la violence tient lieu, sinon de lier un corps social – ce qu’il ne peut – du moins de le subjuguer. Dans tous les sens. L’effarement devant la violence et sa gratuité aphasiques – ou d’une parole purement décorative, c’est la même chose, comme cette exhumation par le Tsar d’un passé trois fois mort – sont probablement une composante essentielle de la nouvelle condition sociale ; l’avenir le dira. 

L’on souffre de voir un peuple devenir le terrain d’essai de ce cauchemar, d’autant plus qu’on se projette dans une identification que ne limite aucune borne, sinon celles, vermoulues, de la culture et du passé, censées – qui y croit encore ? – nous protéger.

Justement, une remarque. 

A Cardiff, on annule un concert Tchaïkovski. 

A Milan, on interdit Dostoïevski. 

On continue, par d’autres voies, pour d’autres raisons (hier, parce qu’on ressassait ; aujourd’hui, parce qu’on brûle ?) de déboulonner – comme on le fit donc hier (dans une autre séquence de l’histoire contemporaine mondiale ?) à Harvard et Cambridge. Autre sujet, autre rubrique de l’actualité ? Je ne crois pas.

Dans la séquence dite « woke » se donne à voir, piteux et neurasthénique, un suicide de l’Occident, un insidieux empoisonnement de sa conscience de soi – comme disait Apollinaire dans ses Colchiques : « Les vaches y paissant/ lentement s’empoisonnent ».

Mais dans la séquence présente, c’est cette lenteur, si rassurante, qui pourrait bien muter.

Au moment où l’Europe, qui n’avait jamais eu d’autre réelle substance que le grand Art qui l’avait parcourue de sa parfaite étrangeté, prétend se réveiller et se rebâtir une âme à la faveur d’une guerre d’agression bestiale, devient possible un suicide rapide – enjeu du coup de poker russe ?

Car interdire Dostoïevski, donc donner à quelques professeurs ou étudiants l’avantage, et l’autorité, sur le génie créateur, c’est tenir pour acquis et définitif que l’Europe n’est plus sa culture, jadis son synonyme, mais un marécage sociologique qui ne se soutient que de ses dénonciations. 

Certes, la dénonciation est l’affect fondateur de l’Occident, fidèle à ce titre à son antique protestation originaire. Le « soupir de la créature opprimée », en même temps que la « protestation contre la détresse réelle » rappelleront des souvenirs marxiens à quelques-uns. On parlait alors de la seule religion. Rien de nouveau sous le soleil. 

Mais par-delà le ressentiment, la liberté et l’exception avaient donné un charme et une grandeur, jugés irremplaçables, à ladite civilisation européenne. L’exception du Beau, du grand Art. Leur caractère profondément bienfaisant. Leur caractère profondément sérieux. Leur caractère transcendant, malgré qu’ils en eussent (car il est bien évident que le grand Art ne sait pas pourquoi il est grand, sans quoi il ne serait pas grand.)

Quand on interdisait « l’art dégénéré » sous les espèces des négritudes picassiennes et des juiveries chagallesques, on était un salaud nazi, et on détruisait l’Europe. 

Quand on interdit « l’art russe »sous les espèces du nationalisme dostoïevskien et de la marche slave tchaïkovskienne, on n’est pas un ange démocrate, ni seulement un suicidé à empoisonnement long. 

Non seulement on oublie que l’Ukraine suppliciée d’aujourd’hui danse aussi sur les marches slaves, que l’Ukraine est slave et que toute l’intelligence ukrainienne a chanté et pensé avec ces deux artistes immenses, mais surtout on dénie, on censure, on opprime la fureur métaphysique, la violence du génie, la grâce absolue et la souffrance du mélodiste qui n’ont que l’âme pour objet ; or ce qu’on avait su en Europe, c’était qu’on ne conjurait les guerres que par ces violences-là, et non par la bouillasse bonnasse dont je m’indignasse, qui prétextait de sa protestation pour bétonner sa haine. 

On ne savait pas ? On n’a pas lu « Le théâtre et son double » d’Artaud ? Certaines ignorances sont des fautes.

Tout unanimisme est mortel, tout sociologisme est mortifère, on le sait gentiment dans son coin quand le quotidien se suffit de sa banalité. Mais quand il se met à crier d’une voix unanime, alors il devient persécuteur, et il serait atroce, en ce moment, que l’Europe persécute son âme même.

Interdire Tchaïkovski ou Dostoïevski aujourd’hui ce n’est pas comme quand, ailleurs, on censure Shakespeare et Dante. Ce n’est pas seulement démontrer le triomphe de la bêtise et la fatigue d’une civilisation qui, à l’instar de Valéry, était si contente d’être mortelle pour se libérer de Narcisse. 

C’est être, sinon l’émule de Poutine,  en tous cas son fidèle serviteur et vassal.